Prologue, Et l'amour d'une mère
***
La gorge serrée et la langue asséchée d'avoir trop parlé, il termina enfin son récit.
Alors qu'elle regardait par la fenêtre de son boudoir, les toits chamarrés de la Haute-Arcandie, Louve sentit une rage dévastatrice s'emparer de sa raison jusqu'à l'engourdir. Elle qui avait toujours été si mesurée, si calme face aux épreuves, fit voler en éclat la digue de sa tempérance.
Elle serra les poings.
Elle les contracta si fort que ses ongles, pourtant courts, s'enfoncèrent dans la chair tendre de ses paumes. La douleur fusa, vive, violente, mais elle refusa de s'y soumettre.
Oh non... Elle ne se soumettrait plus. Elle ne courberait plus l'échine devant le roi fou !
Sa promesse d'union entre leurs deux Royaumes par le mariage de leurs enfants, n'avait été que de la poudre aux yeux pendant qu'il fomentait dans l'ombre. Une guerre, elle aurait pu pardonner. Oui, elle aurait écrasé dans l'œuf sa petite rébellion et ils auraient signé de nouveaux traités de paix. Rien qui ne sorte de l'ordinaire. Mais s'en prendre à sa famille ?!
C'était sa dernière erreur.
Silla venait de signer son arrêt de mort ! Et si elle devait dévaster un continent entier afin de retrouver ses fils, Dieux ! Elle n'hésiterait pas une seule seconde !
La reine centralienne fit volte-face et dans un même mouvement, balaya l'air d'un revers vibrant de pouvoir.
Son cri de rage déchira le lourd silence et sa magie frappa. Mortelle.
Autour d'elle, les meubles à la fragile maroquinerie se soulevèrent du sol et vinrent s'écraser contre les murs tapissés ; les rideaux se lacérèrent ; les coussins soyeux s'éventrèrent ; vitres et miroirs explosèrent.
Un vent glacial s'engouffra dans la pièce aux fenêtres brisées et secoua les mèches brunes échappées de son chignon. Malgré la bise, elle ne frissonna pas ; elle ne sentait plus que le feu de sa haine se lover dans son estomac pour s'y installer durablement.
Soudain, la petite porte fut enfoncée, et une demi-douzaine de Lames Rouges, sabre en main, s'engouffrèrent dans le boudoir Argenté. Ils s'arrêtèrent net devant le mobilier ravagé.
— Commandant, hésita le premier s'adressant au géant qui se trouvait au centre de la pièce, nous avons entendu une explosion, et...
Aram Doul se tourna vers eux et d'une grimace lourde de sens leur fit signe de se retirer. Ils s'exécutèrent de mauvaise grâce, louchant sur leur reine qui ne leur avait pas adressé un regard. La porte se referma.
Lentement, les bras de la reine se replacèrent sur ses flancs, et ses ongles s'enfoncèrent plus profondément dans ses plaies fraîches, faisant couler un mince filet de sang sur le clair parquet en chêne-argent. Des tremblements incontrôlés secouaient sa mince silhouette.
Relevant ses iris sombres, des gouttes écarlates s'épanouissant à ses pieds, elle engloba la pièce du regard.
Autour d'elle, rien n'était plus intact. Du verre brisé faisait scintiller le parquet, le parant de mille éclats. Des plumes de cygne voletaient sur les ondes d'air comme des flocons de neige. Le temps semblait ralenti, presque suspendu.
Devant le spectacle de son cocon dévasté, la rage reflua, laissant place à un vide, plus pesant encore. Plus sombre.
La reine regarda ses mains abimées d'où sourdaient des perles de sang. Étrangement calme, elle repensa à ce que lui avait appris sa Lame près de deux heures plus tôt : elle avait deux enfants. Deux héritiers. Deux fils qu'on lui avait caché.
Des émotions contrariées avaient bataillé dans son coeur à cette annonce. La surprise d'abord. Puis la joie. Une joie profonde, pure. L'incompréhension, ensuite. Celle qui lui murmurait qu'il était impossible qu'elle ne se souvienne pas de la naissance de l'un de ses enfants. Enfin, la colère mêlée à une abyssale tristesse avait pris le dessus. Drake... C'est lui qui avait monté toute cette mise en scène, qui avait manigancé dans son dos. Lui qui lui avait arraché l'un de ses enfants pendant plus de vingt ans. Lui qui avait décidé à sa place ce qui était bon, ou non, pour son Royaume.
Elle aimait son consort, elle l'aimerait toujours, mais à cet instant, si elle avait pu le tuer une seconde fois, elle l'aurait fait. Dans la douleur.
Ses mains s'illuminèrent de nouveau sous un nouvel assaut de sa colère, mais elle l'a contint ; le passé était le passé. Aujourd'hui elle devait se tourner vers l'avant et trouver une solution afin de sauver ses deux enfants.
Pendant de longues minutes, la reine Louve ne dit pas un mot, Aram qui se trouvait au milieu du carnage n'esquissa pas un geste. Il n'avait pas bougé, se penchant seulement lorsqu'une coiffeuse avait frôlé le haut de son crâne manquant de le décapiter.
Le visage dénué d'émotions, il attendit que sa reine se calme pour reprendre la parole. Elle le devança, d'une voix étrangement pondérée :
— Depuis combien de temps sont-ils entre les griffes de ce maudit ?
Aram serra les dents. Il n'avait pas réussi à rentrer plus tôt. Une monstrueuse tempête avait obligé tous les bateaux à garder l'ancre pendant deux semaines. Il venait tout juste de rentrer et une gangue d'impuissance le faisait suffoquer. Jamais il n'aurait dû accepter de quitter le côté de son prince. Il aurait dû être présent. Il aurait dû donner sa vie pour le sauver.
Être sa Lame.
Son inutilité lui serra un peu plus la gorge tandis qu'il répondait d'une voix rauque :
— Depuis un mois, ma reine. Lorsqu'ils ont passé le Transporteur, un garde resté en faction, a entendu une femme crier la mauvaise destination. Il pense qu'ils sont tombés dans un piège.
Louve claqua de la langue dans un geste d'agacement.
— Je sais cela, Aram, vous me l'avez déjà dit !
— Pardonnez-moi, ma reine. Je ne voulais pas...
— Cela fait donc un mois que mes enfants sont dans le fief de Silla... S'ils sont encore vivants...
Elle posa deux doigts sur ses tempes et les massa, fermant les yeux.
— Ils le sont, ma reine. Mhùron connaît leur valeur.
— Silla est un bellâtre stupide et arrogant ! cria-t-elle en ouvrant les paupières. Il les torturera pour se prouver qu'il leur est supérieur !
Aram ne répondit pas. Comme sa reine, il savait ce dont était capable le roi fou. Et torturer les héritiers d'un Royaume qu'il tenait pour concurrent était bien une chose qu'il ferait sans remords.
Pendant d'interminables minutes, aucun d'eux ne reprit la parole. Louve, tournée vers la vitre brisée, semblait plongées dans de lugubres pensées. Étouffant son désarroi, calmant sa colère, éclaircissant son raisonnement.
Puis, elle brisa le silence d'une voix à peine audible :
— A quoi ressemble-t-il, commandant ?
Le colosse à la chevelure de neige leva un sourcil interrogateur, il comprit. La reine avait l'esprit si vif qu'il lui était parfois difficile de suivre le cheminement de ses pensées.
— Il ressemble en tous points au prince Tillian, ma reine. Physiquement, du moins. Pour ce qui est du caractère, c'est un brave garçon. Honnête. Il fait des bourdes plus grosses que lui, mais ce n'est pas un mauvais bougre.
— Et tu dis qu'il est devenu Lame ?
— Oui.
La reine se pencha et ramassa un fauteuil éventré qui gisait sur le flanc. D'une étincelle de magie, elle recousut la soierie émeraude et s'y assit. Sa robe de satin, d'un bleu profond, faisait ressortir sa peau pâle et ses joues désertées de rose. Elle soupira, lasse, vidée. Ses quarante ans lui semblaient avoir triplé en l'espace de quelques heures.
— Les Dieux ont un étrange sens de l'humour, reprit-elle. Faire de l'un de mes fils le protecteur de l'autre.
— C'est le rôle des Lames Rouges, en effet.
Elle tira sur un fil dépassant du rembourrage et leva ses yeux noirs de magicienne sur le guerrier.
— Je veux que l'armée se prépare, Aram. Je veux dix mille soldats prêts à prendre la route dès demain !
— Ma reine... Je ne crois pas qu'il soit sage de...
Louve se releva brusquement et le fauteuil rejoignit ses compères, explosant contre un mur.
— JE M'EN MOQUE ! hurla-t-elle. Ce chien putride tient mes enfants ! Il détient Misia Lo Gaï, Aram ! Il a tous les pouvoirs ! Si nous lui laissons plus de temps, il aura tout le loisir de s'en servir pour nous mettre à genoux ! Je refuse que mon règne soit celui qui verra s'élever le plus grand tyran que cette terre ait connu !
Elle porta l'une de ses mains à son menton, réfléchissant puis son visage s'illumina d'une lueur satisfaite.
— Nous ferons passer l'armée par vagues via le Transporteur ! Des garnisons entières apparaîtront directement au cœur de sa forteresse ! Il sera acculé. Fait comme la crevure de rat qu'il est !
Aram fit un pas incertain en direction de sa reine, sa jambe de bois claquant sur le parquet. Malgré sa formation de guerrier, malgré ses galons, à cet instant, avec ses cheveux défaits, ses yeux rougis par le chagrin, noirs d'une magie destructrice, elle l'effrayait.
— C'est impossible... Lorsque le soldat témoin des faits est venu me trouver, j'ai tenté de traverser. Grâce à quelques gouttes de sang que m'avait remis la reine Ysandrine, cela aurait dû marcher. Mais ça n'a pas fonctionné. J'ai essayé de vous rejoindre par cette voie, sachant qu'un Transporteur devait aussi se trouver dans les sous-sols du palais, mais cela aussi a échoué. Ma reine, vous ne pouvez pas utiliser les Grands Transporteurs, ils sont bloqués, ou détruits.
Devant le commandant, Louve avait commencé à faire les cent pas. Sa magie crépitait dangereusement au bout de ses doigts fins.
Aram grinça des dents. Le palais supporterait-il une autre de ses crises de magie ? La capitale la supporterait-elle ? Le Royaume ?
— Nous devons trouver un moyen, Aram ! Et le plus vite sera le mieux ! Si une armée est trop difficile à déplacer, alors nous partirons en petit nombre. Nous...
— Ma reine, l'interrompit-il, les paumes en avant, vous avez des sujets ici. Vous avez un Royaume à gouverner. La Mort Rouge se propage. Elle touche plus d'innocents chaque jour qui passe. Je l'ai vu sur mon chemin. Les gens meurent par centaines. Les campagnes se vident. La pauvreté fait rage. Vous devez rester ici afin de calmer la population. Laissez-moi me charger de ramener vos fils.
Louve plongea ses prunelles d'obsidienne dans les yeux acier de sa Lame. Il sembla au grand guerrier qu'elle fouillait son âme, retirant chaque couche pour les analyser. Lorsqu'elle eu enfin fini, il eut l'impression désagréable d'avoir été démembré puis réassemblé.
— Très bien, Aram. Vous avez ma bénédiction. Je vous laisse deux jours. Pas un de plus. Vous avez quarante-huit heures pour former un groupe de sauvetage. Je veux les meilleurs soldats, les meilleurs espions. Je veux que vous contactiez les Algaëls. Ils vous accompagneront. Nous devons nous unir, Aram. Nous devons tous faire front, ou nous vivrons une vie de servitude.
Aram hocha sombrement la tête, claqua des talons et se détourna. Lorsqu'il eut une main sur la poignée, sa reine le rappela :
— Commandant ?
— Oui, ma reine ?
— Ramenez mes enfants. Ramenez la Pierre et ramenez-moi Silla. Vivant. Cette crevure suppliera tous les Dieux du monde que je lui arrache le cœur quand j'en aurai fini avec lui. Il va comprendre dans la douleur qu'il ne faut pas jouer avec une Magicienne de Vérité.
Aram avala sa salive. Le feu noir, grésillant dans les yeux de sa souveraine, lui fit couler une sueur âcre le long de l'échine.
Il ouvrit le battant et disparut derrière.
Paix à l'âme de celui qui avait mis en rage une mère.
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