Chapitre vingt-quatre, Sept minutes au paradis

***

Mhùron avait le sourire. Un sourire vrai. Heureux. Confiant. Fait qui – ceux qui fréquentaient l'homme ne le savaient que trop bien – n'était guère des plus courants.

Le roi d'Ombria était sur le point d'accomplir son vœu le plus précieux : faire plier la femme qui l'avait tant fait souffrir. Lui prendre tout ce qui était cher à ses yeux et la regarder s'enfoncer lentement, mais inéluctablement dans le désarroi.

D'abord ses fils. Ensuite son trône.

Et si dans le processus il pouvait rafler d'autres couronnes, il ne s'en priverait pas. Arcandias ne possédait plus sa grandeur d'antan. Le monde était faible, vicié. C'était à lui de lui redonner de sa splendeur, à lui d'unir les Hommes pour que, sous son règne, ils s'élèvent comme l'espèce la plus puissante de tous.

Oui, il pourrait avoir d'autres projets, plus grands, après s'être occupé de Louve Elanora Roy'Quin.

Le plus étrange était qu'il ne se souvenait pas de son visage. Seulement de ses yeux. D'un brun chaud et clair : celui des apprentis magiciens. Aujourd'hui, ils devaient être aussi noirs qu'une nuit sans lune. Avait-elle gardé cette douceur, cette candeur, cet amour de la vie qui l'avait tant séduit, à l'époque ? Non, sans doute pas. On ne menait pas le plus grand royaume humain d'une main de fer lorsque l'on distribuait des sourires et des bénédictions. Et un ennemi disparaissait rarement à grand coup de câlins gorgés d'affection. Louve Elanora Roy'Quin devait s'être endurcie et, paradoxalement, alors qu'il faisait tout pour la détruire, il l'aurait sans doute encore plus aimée aujourd'hui...

Le roi Ombrien écoutait d'une oreille distraite ce que lui disait l'un de ses vassaux du Sud à grand renfort de moulinets. Ses manches étaient si garnies de dentelles et de rubans qu'il aurait sans doute pu rhabiller une famille entière en utilisant seulement le tissu de son bras gauche.

Derrière son masque à double visage, Mhùron hocha le menton à l'attention du noble, mais cette dernière était dirigée vers la salle de bal. Sa fille n'avait pas encore daigné faire son apparition et il attendait sa présence avec impatience – et une pointe d'agacement - afin de commencer son grand discours.

Par reflexe, ses doigts se refermèrent sur la pierre suspendue autour de son cou. Comme si elle sentait, elle aussi, l'heure venir, ses pulsations s'étaient faites plus rapides, plus hiératiques comme un cœur affolé. Un caillou inerte et sans conscience pouvait-il deviner que son porteur aurait bientôt ses pleins pouvoirs en sa possession ? Où était-ce le reflet des sentiments de son propriétaire légitime ? L'oiseau de légende pouvait-il sentir à travers ce qui avait été une partie de lui qu'il appartiendrait bientôt à un nouveau maître ? Mhùron l'ignorait, mais le frisson d'expectative qui lui parcourut l'échine à ce moment-là valait toutes les interrogations du monde. Toutes les attentes du monde.

Laissant quelques minutes supplémentaires à sa retardataire de fille, il engloba la grande salle d'un regard circulaire.

Portant les conversations, la lente et douce musique des instruments à vent planait dans l'air afin d'immerger ses invités dans une ambiance festive et propice aux échanges.

La pièce rectangulaire aux larges proportions était illuminée par des sphères de verre de toutes tailles qui, accrochées à des filins presque invisibles, cascadaient du plafond et créaient une chute de lumière scintillante et tamisée. Des boiseries aux teintes nuancées, sculptées à l'image de grands arbres noueux, rythmaient l'espace entre des murs faits de miroirs, à la manière de colonnes d'ornement. Un dallage or et noir recouvrait l'intégralité du sol, le parant de centaines d'éclats chatoyants. Des serviteurs en livrée rouge passaient entre les invités afin que leurs coupes ne soient jamais vides et leurs doigts sans cesse refermés sur un met. Tous étaient plus fins les uns que les autres. Car l'opulence était de mise pour cette première soirée qui marquait le passage à l'âge adulte de la princesse d'Ombria.

Silla Mhùron tourna la tête. Sa chasseresse, le regard fermé et concentré, était placée, avec trois de ses vampires, sur son flanc gauche. Juste assez près pour avorter toute tentative contre sa personne, mais suffisamment loin pour que leur présence passe presque inaperçue. Presque, car comment oblitérer l'aura de puissance et de sauvagerie qui émanait d'un vampire ?

Le reste de la Sombre Armée, une cinquantaine de soldats, était postée tout autour de l'enceinte du château et faisait des rondes afin d'éviter toute éventuelle fourberie de la part d'un ennemi.

Derrière lui, Euridice, dans sa robe blanc cassé en forme de toge moulant profondément sa poitrine, semblait vouloir faire se consumer d'un seul de ses regards, toutes les personnes et objets présents. Malgré le loup en dentelle qui recouvrait la moitié supérieure de son visage, ses yeux flamboyants ne laissaient pas le moindre doute sur ce qu'elle ressentait en cet instant. Elle bouillait littéralement de l'intérieur. Réduite à l'était de concubine et d'ornement. Incapable d'arrêter le funeste destin qu'elle sentait se profiler dans un avenir trop proche. Trop imminent. Elle voyait se dérouler sous ses yeux la fin du monde qu'elle connaissait et chérissait. L'Algaël avait échoué. Lamentablement. Car, aux pupilles fiévreuses que Mhùron ne se donnait pas la peine de cacher et qu'il posait désormais sur elle, la jeune rousse voyait qu'il était à deux doigts de finalement réussir. Comment en serait-il allé autrement ? Il avait toutes les cartes en main. Il avait neutralisé les Gardiennes de la Pierre et le journal d'Orock El Aël – le premier Algaël - lui avait révélé comment user de ses pleins pouvoirs. Euridice sentait dans ses tripes qu'avant minuit ce soir, Mhùron se serait chargé des derniers obstacles qui obstruaient son ascension jusqu'au sommet.

Elle posa discrètement les doigts de sa main droite sur le léger renflement de son ventre. Non. S'il restait un espoir pour que son enfant naisse dans un monde libre, elle le saisirait.

Silla Mhùron se détourna de son prolixe invité avec un sourire d'excuse et s'approcha de l'Algaël, se penchant à son oreille. L'homme comprit le message et s'éloigna en quête du plateau garni d'un valet. Euridice retira vivement sa main de son ventre ; montrer à son taulier qu'elle tenait à leur bébé, n'était clairement pas dans ses plans.

— Si ma Gardienne pouvait sourire..., murmura le roi tandis que ses doigts traçaient une ligne brûlante le long de la colonne d'Euridice.

Elle réprima un mouvement de révulsion.

— Ce n'est pas dans le contrat Mhùron. Si tu voulais une compagne souriante, tu aurais dû faire un enfant à l'une de tes courtisanes.

Il suivit le regard que coulait l'Algaël sur une jeune brune à quelques mètres d'eux. Malgré son apparente conversation animée avec un couple, elle ne cessait de jeter des œillades furtives au roi et à sa compagne.

— Marga n'est qu'une petite dinde, elle ne t'arrive pas à la cheville, fit Mhùron en balayant l'image de la jeune femme d'un mouvement de main agacé.

— Une dinde qui t'a permis d'échafauder un plan bien plus démesuré que celui que tu avais en tête. Elle t'a fait gagner des années.

— Tu pourrais être reine, ma Gardienne, susurra-t-il comme si les dernières paroles d'Euridice n'avaient été qu'une bourrasque dans un cyclone.

— Le seul moyen que tu aurais de faire de moi ta femme, serait d'épouser mon cadavre.

— Mhm...

Levant la main, il caressa la soie rousse des cheveux d'Euridice qui ondulait sur son épaule.

— Tu accepteras de ta propre volonté.

Elle ricana méchamment.

— Même si tu réussis à t'approprier Misia Lo Gaï, n'oublie pas que ses pouvoirs n'ont aucun effet sur les Algaëls.

Il haussa négligemment les épaules l'air de penser que ce détail n'était rien d'autre que le cadet de ses soucis – un grain de poussière sur l'encolure de sa tunique - puis son masque s'inclina vers la tenue vaporeuse d'Euridice.

— Ta robe te plaît ? Elle est en soie icarienne. La plus fine et la plus chère. Je l'ai fait faire sur mesure pour toi.

— M'acheter ne changera rien à ce que j'éprouve à ton égard. De la répulsion, et rien d'autre.

Cette fois, le roi parut agacé. Sa langue claqua et il plaqua sans douceur Euridice contre lui.

— Attention à tes paroles. La langue coupée, tu pourras toujours enfanter. Et c'est tout ce qui m'importe.

— Mes bons mots te manqueraient.

Il lui attrapa le menton entre le pouce et l'index et le secoua comme pour titiller un enfant capricieux. Un sourire amusé étirait désormais ses lèvres. Euridice avait toujours trouvé fascinante cette faculté qu'avait Silla Mhùron de passer d'un état à un autre sans transition. Encore une preuve, s'il en fallait, de sa folie rémanente.

— Tu es infernale, ma Gardienne. C'est ce que j'aime chez toi. Enchaînée, tu restes un esprit libre.

Euridice s'arracha à son contact, les dents serrées. Il ne s'en formalisa pas, préférant lever les yeux afin de parcourir la salle du regard.

— Sais-tu où se trouve ton apprentie ? demanda-t-il en reportant son attention sur l'Algaël. J'ai ouï dire qu'elle passait beaucoup de temps avec ma fille récemment. J'aimerais qu'elle me dise où elle se trouve. Les festivités ont commencé depuis près d'une heure et il manque toujours l'invité d'honneur.

— Tu sais ce que l'on dit à propos des femmes et leurs toilettes...

— Cesse donc de jouer à la plus fine, et envoie un page les chercher toutes les deux. Je t'attends.

— Je ne suis pas ton..., commença-t-elle, le ton virulent.

Mais les yeux brûlants de Silla Mhùron l'empêchèrent de poursuivre son objection. Elle respira lentement par le nez et hocha la tête. Au moins aurait-elle quelques minutes de répit avant de devoir retourner à son côté comme l'ornement qu'elle semblait être devenue.

Mhùron fit un signe du menton à son commandant qui, à quelques pas d'eux, n'avait jamais quitté son seigneur des yeux. Elle s'avança.

— Escorte-là.

La vampire hocha la tête d'un coup sec et se campa, mains dans le dos, derrière Euridice. Cette dernière retint un râle d'agacement. Oui, l'envoyer seule aurait été trop beau. Il fallait évidemment qu'un des fidèles limiers du roi la suive fidèlement comme si elle avait senti la côte à l'os.

Escortée par son ombre vampirique, elle navigua entre les invités, évitant habilement les talons des danseurs qui menaçaient de s'abattre sur ses pieds, esquivant les bousculades et les taches de vin renversées par des coupes à l'équilibre précaire. Laissant penser à Diya qu'elle recherchait effectivement l'un des pages, elle fouilla des yeux la salle bondée espérant tomber sur l'un de ses compagnons. Mais aucun n'était visible. Mhùron aura sans doute gardé les princes pour le dessert afin de conclure son beau et grand discours par une arrivée spectaculaire et théâtrale. Quoi de mieux, pour cela, que les héritiers, faits prisonniers, d'un Royaume voisin et désormais ennemi ? Euridice se demanda ce qu'il avait pu raconter à son peuple afin de le rallier à sa cause. Pour que le fait de séquestrer du sang royal semble être la chose la plus naturelle du monde. Comment avait-il réussi à transformer une vendetta personnelle en cheval de bataille pour un peuple entier ?

Mettant ses interrogations de côté, elle aperçut la silhouette floue d'un jeune serviteur qui courait habilement entre les jambes des invités. Il disparut bientôt entre deux toilettes colorées et elle entreprit de le suivre. L'enfant d'une dizaine d'années se dirigeait vers l'une des portes-miroir de la salle. Il l'ouvrit et se glissa derrière. À leur tour, les deux femmes s'engouffrèrent derrière le panneau pivotant qui menait directement dans un couloir lié aux cuisines. Alors que l'enfant s'apprêtait à reprendre sa route, Euridice l'intercepta par le col. Il couina de surprise, mais se laissa faire, docile. Donnant au garçon les instructions nécessaires, elle l'envoya chercher la princesse et Annabelle. Puis, immobile, elle le regarda disparaître au détour du couloir derrière une nouvelle porte de service. Son regard se perdit dans le vague un instant. Profitant de ses quelques secondes d'accalmie.

À la périphérie de son champ de vision, Diya s'ébroua.

— Votre mission est accomplie, lui fit-elle remarquer. Retournons auprès de notre seigneur.

Euridice fit volte-face vers Diya, qui la fixait de ses étranges yeux rouges.

— Il n'est pas et ne sera jamais mon seigneur.

— Appelez-le comme bon vous semble, si cela peut vous rassurer, Gardienne. Les faits n'en resteront pas moins les mêmes, répondit-elle avec calme.

Un calme qu'Euridice savait de façade. Après de nombreuses semaines enfermées dans la forteresse de Mhùron, elle n'avait jamais vraiment côtoyé sa sombre commandante, mais ne savait que trop bien ce dont elle était capable. C'était elle que le roi avait envoyé récupérer Misia Lo Gaï et qui s'était chargée de Gelt, le laissant pour mort dans un état qui la faisait encore frissonner lorsqu'elle y repensait. C'était également elle qui s'était assurée qu'Annabelle garde une cuisante et douloureuse marque dans ses chairs de la trahison de Léné. Oui, la sublime créature qui lui faisait face portait admirablement son masque de tempérance, mais jamais encore, elle n'avait dû affronter l'obscure colère d'Euridice.

— Diya, c'est ça ?

Une brève étincelle interrogative s'illumina dans le regard de la vampire, puis s'éteignit comme si elle n'était jamais apparue. Elle hocha simplement la tête à la manière de ceux qui s'économisent lorsque le jeu ne semble pas en valoir la chandelle. Euridice s'avança jusqu'à ce que leurs souffles se mêlent presque. Quasiment aussi grande que Diya, elle avait fière allure dans sa robe éthérée et n'avait aucune prestance à lui envier. Avec des gestes lents, elle défit le ruban qui retenait son loup et découvrit ses traits.

— Nous n'avions pas encore eu l'honneur d'être présentées.

— En effet, mais je ne vois pas en quoi cela aurait changé quoi que ce soit.

Euridice sourit et Diya le prit pour tel – une manifestation de sa politesse. Car les seules personnes qui auraient pu déceler la menace dans cette bonne humeur de façade n'étaient pas là pour la mettre en garde.

— En rien. Pas vraiment... Mais vous auriez pu entendre plus tôt ce que j'ai à vous dire.

— Qui est ?

Le sourire d'Euridice se figea tandis qu'elle murmurait d'une voix si basse que ses lèvres semblèrent se mouvoir sans paroles.

— Touchez encore à un seul cheveu de ma petite sœur. Un seul, vampire. Et ce sera la dernière chose que vous ferez.

À cet instant, Diya aurait pu éclater de rire, se gorger de l'impuissance d'Euridice, de ses paroles en l'air, d'une menace qui n'arriverait jamais, mais sur ses bras, ses poils s'étaient dressés, alertant ses sens de guerrière qu'elle ne devrait jamais - oh non, jamais - rien prendre de ce qui proviendrait de l'Algaël à la légère. Elle se contenta donc de reculer d'un pas, déchirant le voile qui faisait pression au-dessus d'elles et qui menaçait de les étouffer toutes les deux, pour poser sur Euridice un regard neutre parfaitement imité. Le message était passé. Qu'il soit entendu, ou pas...

— Y allons-nous ?

Euridice s'apprêtait à acquiescer lorsque la vampire grimaça, se retournant. Derrière ses longues jambes se tenait un jeune page à la crinière châtain en désordre. Ses mains levées devant lui, paumes en avant, étaient maculées de ce qui semblait être un reste de gâteau écrasé. Dans le dos de la combinaison de cuir brun de Diya, l'autre moitié de la pâtisserie s'étalait en une traînée couleur crème au beurre.

L'enfant tira la langue à l'attention de la vampire et s'enfuit à toutes jambes. Elle grogna avant de se retourner rapidement vers l'Algaël encore béate devant cette scène qui semblait si décalée.

— Retournez immédiatement auprès du roi. Je dois me charger de l'éducation de ce morveux.

Et avant qu'Euridice n'ait pu ouvrir la bouche, le long corps de Diya forgé par l'entraînement s'élança à la poursuite de l'enfant.

Euridice était encore à se demander ce qui avait bien pu prendre au petit garçon pour avoir des tendances si suicidaires, espérant qu'il saurait trouver refuge avant que la vampire ne lui apprenne de façon cuisante ce qu'il en coûtait de se moquer d'elle, quand on pressa doucement son épaule.

Lorsqu'elle fit volte-face, ce fut pour admirer les cheveux blonds et les pupilles violines de Tahis. Il lui sourit avec affection. Depuis combien de temps ne l'avait-elle pas vu ? Une longue semaine ? Elle n'aurait jamais cru dire cela un jour, mais il lui avait manqué. Depuis qu'il avait découvert que son enfant à naître était doté de pouvoirs in vitro, Silla Mhùron avait maintenu Euridice sous bonne garde, interdisant les visites et les contacts extérieurs. Elle n'avait plus revu ses compagnons depuis et tomber sur un visage amical semblait avoir retiré un poids de son estomac contracté.

— Tu as aimé mon subterfuge ? demanda-t-il les iris pétillantes.

Euridice rit de bon cœur.

— Alors c'est toi qui uses d'enfants innocents afin d'éloigner mes gardes du corps, profitant ainsi de ma vulnérabilité pour m'aborder dans des coins sombres ?

Ce fut au tour de Tahis de rire.

— « Euridice » et « vulnérabilité » sonnent comme une antithèse, quelle que soit la situation dans laquelle ils sont utilisés.

Les yeux de l'Algaël brillèrent d'amusement.

— Je devais réussir à te parler en privé sans que Mhùron ou l'un de ses sbires ne puisse intercepter notre conversation.

— Tu ne pouvais pas trouver mieux. Mais je n'ai que peu de temps. Que se passe-t-il ? Où sont les autres ? Annabelle ?

Tahis prit les mains fébriles d'Euridice entre les siennes, la forçant à se calmer.

— Ils vont bien, la rassura-t-il en souriant gentiment. Annabelle est avec la princesse. Elle nous sert de taupe. Et elle fera tout pour la protéger des sombres idées de son père.

Oui, Euridice n'avait aucun doute sur la manière qui ferait couler les larmes de l'un des hommes les plus implacables et les plus dénués de scrupules qu'elle connaissait. Car, si retirer l'obstacle sur son chemin consistait à assassiner sa propre fille, il le ferait.

— Où étiez-vous ?

— Les choses ont bien changé depuis notre dernière rencontre ; nous avons trouvé une solution pour nous débarrasser de nos hörrs, Euridice ! lança-t-il si existé qu'il en sautait presque d'un pied sur l'autre.

Lorsque le choc de la nouvelle fut passé, la jeune rousse agrippa les bras de l'elfe et les pressa comme pour s'assurer que le messager d'une si bonne nouvelle était bien réel.

— Comment !?

— Gelt a... (Il se racla la gorge ne sachant comment tourner sa phrase pour qu'elle paraisse moins... stupide.) Lorsque ton cœur cesse de battre, le dispositif s'éteint.

Euridice fronça les sourcils, craignant de comprendre où il voulait en venir.

— Tu veux dire que Gelt s'est... s'est quoi, d'ailleurs ?

— Il s'est noyé et Syssana l'a réanimé.

Les yeux comme deux soucoupes, Euridice semblait encore loin de ses surprises.

— Syssana ? Mais ! Elle est morte ! Je l'ai vue se vider de son sang sur la pierre froide d'une salle de torture, Tahis. Elle ne peut pas...

— Elle est bien en vie, la coupa-t-il. Mais nous l'avons cachée. Grâce à elle, nous avons deux de nos compagnons libérés de leurs entraves, Euridice. Te rends-tu compte de ce que cela veut dire ? Nous avons une chance d'arrêter Mhùron !

Elle le tira par la manche, se dirigeant vers la sortir du couloir.

— Allons-y ! Amène-moi à eux !

Il ne bougea pas.

— Non... Tu dois rester auprès du roi, Euridice. Il ne doit se douter de rien. Tu dois te comporter comme à ton habitude.

Elle grimaça dépitée et désigna son ventre d'un brusque doigt pointé.

— Dis plutôt que tu veux que l'engrossée soit en sécurité...

— Ne le prends pas ainsi. S'il te plaît. Toi et l'enfant être trop précieux.

— Je déteste me sentir si impuissante...

— Je sais. Mais ton rôle reste d'une importance capitale. Tu dois occuper Mhùron. Lui faire baisser sa garde. Lorsque le moment sera venu, Gelt l'abattra. Sans son hörr et grâce à son loup, il aura l'avantage de la surprise et de la force.

Euridice était loin d'être convaincue. Tahis ne lui montrait pas, mais, lui non plus. Aucun d'eux. Pas même, Gelt, lui-même.

— Et les vampires qui composent sa garde rapprochée ? Diya ?

— Nous avons un plan.

— Lequel ?

Il se mordit les lèvres, redoutant la réaction de l'Algaël.

— La meilleure façon de te faire te comporter normalement est que tu l'ignores.

Elle le fusilla du regard. Oui, il avait bien deviné...

— Je sais... Mais nous prenons déjà un grand risque en t'informant, Euridice. Fais-nous confiance. Tu seras bientôt libre, je te le promets.

Malgré le sentiment d'impuissance qui enflait dans sa gorge menaçant de l'étouffer, Euridice hocha la tête en silence. Un silence qui les enveloppa de son grand manteau gêné avant que Tahis ne se racle la gorge et ne le déchire.

— Tu es très belle, remarqua-t-il, tentant d'alléger l'atmosphère.

Son loup froissé et maltraité toujours en main, Euridice sourit à sa piètre tentative, mais elle baissa néanmoins les yeux sur sa robe en soie, pinçant le délicat tissu entre ses doigts.

— Avec cette vieille chose ? Mhùron l'aura sûrement dérobé à l'une de ses servantes.

— J'en doute... Mais tu pourrais porter un sac à viande que tu serais...

— N'en dis pas plus, Tahis. S'il te plaît.

L'elfe ouvrit la bouche, mais la referma devant les prunelles brillantes de l'Algaël.

— Comment te sens-tu ? demanda-t-il à la place, ses yeux doux posés sur elle.

— Comme une poupée de jute dans les mains d'un sorcier vaudou.

Il grimaça conscient de l'absurdité de sa demande.

— Oui..., ce n'était certes pas une question pertinente.

Euridice leva la main, mais arrêta son geste. Un battement de cil plus tard, elle le reprit et pressa la manche de l'elfe.

— Excuse-moi. Tu n'y es pour rien.

Tahis haussa un sourcil. Si son front avait été plus haut, il l'aurait sans doute haussé davantage.

— Depuis quand la redoutable et implacable Euridice, maîtresse Algaël et gardienne de Misia Lo Gaï s'excuse ?

Elle grogna.

— Ne me le fais pas regretter, saleté d'elfe.

Tahis ne dit rien, mais son sourire en coin en disait assez long. De nouveau, et pendant une poignée de secondes, ils ne dirent rien tous les deux. Euridice fronça le nez.

— Je dois y retourner, souffla-t-elle à regret. Si je ne lui reviens pas dans les cinq prochaines minutes, il enverra la moitié de son armée de vampires à ma recherche.

Tahis parcourut les quelques pas qui le séparaient de l'Algaël.

— Ça me laisse donc assez de temps pour faire ça.

Sans laisser la moindre occasion à Euridice de s'esquiver, il lui saisit la nuque à deux mains, releva son menton à l'aide de ses pouces et l'embrassa.

Il avait rêvé de faire ça. De sentir le velouté des lèvres de l'insaisissable Algaël. Il avait senti que le moment, même loin d'être idéal, ne serait sans doute plus aussi propice. Alors il n'avait pas réfléchi.

Euridice s'abandonna.

Le temps d'un battement de cil.

Et le repoussa doucement, ses paumes plaquées contre son torse. Secouant la tête, elle se pinça les lèvres.

— Je ne...

Il ne la laissa pas finir. Ne la laissa pas se trouver d'autres excuses, et posa son index contre ses lèvres entrouvertes.

— Sois forte, Më Dwiiyr. Comme toujours, murmura-t-il en caressant sa bouche.

Tahis recula de quelques pas, se retourna et s'éloigna.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top