Chapitre Vingt et un, Une vie pour une vie

***

Gelt avait longuement réfléchi au moyen de se donner la mort. Car s'il tentait de se la donner lui-même, la magie du dispositif implanté par Mhùron l'en empêcherait. Elle lui paralyserait tout simplement les muscles afin d'arrêter son geste. Les compagnons ne pouvaient ni blesser un membre du cercle rapproché du roi sans en subir de lourdes conséquences ni s'automutiler ou se suicider. Une magie pernicieuse qui ne laissait que peu de place au hasard ou à une saine délivrance.

Mais tout puissant qu'il fut, ce sortilège avait une faille, et le jeune homme allait l'utiliser à son avantage afin d'aider ses compagnons d'infortune.

Il ferma les yeux un instant, savourant la bise qui lui fouettait les joues et s'immisçait sous sa chemise en lin, lui piquetant la peau de frissons glacés. Le froid mordant le faisait se sentir vivant, plus qu'il ne l'avait été depuis des mois. Il voulait prendre une dernière goulée de ce monde avant de plonger dans des ténèbres qu'il n'était pas certain de quitter. À cette idée funeste, l'impression d'engourdissement due au froid se mua en quelque chose d'autre. Une sensation qui lui noua l'estomac et fit partir son cœur plus vite : la peur. Il la chassa. Il n'avait pas envie de penser aux conséquences, d'ajouter une pléiade de "si" à une équation déjà branlante. Car l'élan de bravoure qu'il ressentait à cet instant risquait de partir en fumée. Et ça, il en était tout bonnement hors de question.

Il rouvrit les yeux. Les pieds à quelques centimètres à peine de la berge d'un étang dissimulé du reste du parc par une large bande de conifères ; l'une de ses chevilles enserrées dans un fer relié à une imposante pierre de taille ; il plongea son regard dans les prunelles limpides de Syssana.

— Tu es vraiment certain que c'est ce que tu veux ? demanda-t-elle afin de reculer encore, pour quelques instants, le moment fatidique.

Apparemment, elle aussi avait eu le temps de repenser à leur plan fou. Trop fou.

Enveloppée dans un manteau à large capuche rabattue sur son visage, elle ressemblait à l'incarnation de la Grande Faucheuse. Une image savamment ironique si l'on considérait ce qu'elle s'apprêtait à faire.

— Je n'ai pas le choix.

Son front se plissa, tandis qu'elle le dévisageait avec irritation.

— Je ne t'ai pas demandé si tu avais le choix, mais si c'était ta volonté propre.

Gelt sourit faiblement. À leur première rencontre, il avait trouvé l'aküanide effacée, presque transparente. Il avait eu tort de la juger trop vite. Certains poissons possèdent plus de dents que bien des carnivores terrestres.

— Ça ne fera aucune différence, ma décision est prise. Maintenant, cesse de me torturer et finissons-en.

Oui, car, chaque minute qui passait, fauchait un peu plus les jambes de Gelt.

Syssana se mordit les lèvres. Elle avait tourné et retourné la situation des centaines de fois dans sa tête. Elle avait trouvé ce plan brillant. Mais à cet instant, alors que le jeune homme la regardait avec une confiance absolue, elle n'était plus certaine d'avoir la force de continuer. Sentant son trouble, il posa une main sur son épaule. Ils n'avaient plus le droit de reculer et il devait le lui faire comprendre.

— Pourrais-tu arrêter Mhùron ? T'approcher assez de lui pour le tuer et tous nous libérer de nos hörrs ?

Elle voulait répondre par la positive. Dieu du sel et de l'écume, elle voulait pouvoir lui dire oui ! Mais elle savait au plus profond d'elle que ce n'était pas la vérité. Elle n'était pas une guerrière. Ni une meurtrière. Aussi mauvais et cruel que soit le roi ombrien, elle ne pourrait pas lui planter une lame dans le dos ou dans le ventre. Elle était une érudite. Sa plus grande aventure avait été d'accepter de suivre la troupe dans sa quête. Elle n'était pas lâche, non, mais il fallait plus de bravoure qu'elle n'en aurait jamais en cent ans de vie, pour assassiner quelqu'un en le regardant froidement dans les yeux. Dut-ce l'avenir du monde en dépendre.

Des larmes d'impuissance au bord des yeux, elle secoua la tête.

— Alors, fais-le et sauve-moi. J'ai confiance en toi.

Elle hocha le menton d'un coup sec. Derrière elle, Tillian avança d'un pas. À ses mains enfouies dans les poches de sa cape en laine et son regard fuyant, on sentait que cette situation ne lui plaisait pas plus qu'à Syssana.

— Reviens, d'accord ? lança-t-il à son frère. J'en connais une qui porterait ma peau en sac à main, si jamais...

Gelt rit puis désigna l'aküanide de la main.

— Elle me ramènera.

Et soudain, sans que Gelt tente de tenir sa position, Syssana posa ses deux paumes sur son torse et le fit basculer en arrière.

Au moment où il toucha la surface glacée de l'eau, toutes les pensées du jeune homme étaient focalisées en une unique prière. Celle qu'il puisse revoir les deux femmes qui comptaient le plus à son cœur. Mais tandis que son visage s'immergeait dans l'eau saumâtre, il sentit la panique monter et peser contre sa poitrine.

Désormais immergé en entier, il ressentit plus qu'il ne vit la lourde pierre basculer dans l'eau à sa suite. En plongeant, la chaîne se tendit sur sa cheville et, alors que son corps commençait déjà à remonter à la surface, le bloc le tira vers le fond. L'étang n'était pas très profond, mais, suffisamment, pour qu'un homme debout ne puisse pas atteindre la surface pour respirer.

Le premier réflexe de Gelt fut de battre des bras. Un mouvement instinctif qu'il n'avait pu réprimer. Il se contraignit au calme et vida ses poumons, des dernières goulées d'oxygène qu'ils renfermaient. Les bulles qu'il expulsait par le nez suivirent une ligne courbe jusqu'à la surface, éclatant au contact de l'atmosphère. Puis, lorsque son corps commença à manquer d'air, son cœur accéléra. Tout au long du processus, il avait su à quoi s'attendre. Il avait su ce qu'il faisait. Mais une peur insidieuse venait quand même le prendre en tenaille, lui nouant les entrailles. S'il avait cru que mourir serait une partie de plaisir, il s'était trompé. S'il avait cru que se noyer était comme plonger lentement et doucement dans un sommeil sans rêves, il s'était doublement fourvoyé.

Mourir, ça faisait un mal de chien.

Des spasmes parcoururent ses extrémités, rendant toute nage impossible, puis son corps se raidit sous la morsure de l'eau glacée et du manque d'oxygène. Son cœur pompa encore plus vite tentant d'apporter à ses muscles l'apport nécessaire à leur bon fonctionnement. Mais il n'y avait plus rien. Ses doigts s'engourdirent en premier, puis ses bras et ses jambes ; il n'eut bientôt plus la force de nager. Il tira mollement sur sa jambe. Le fer autour de sa cheville tient bon.

Puis, l'oxygène lui manqua. Sa vision se troubla. Même ses pensées devinrent confuses. Que faisait-il sous l'eau ? Pourquoi avait-il si froid ? Il faisait noir. Trop noir. La peur lui serra la gorge tandis qu'il s'étouffait en tentant d'en avaler une longue goulée. Son réflexe de déglutition était en train de le noyer. Devant ses yeux, des étoiles commençaient à apparaître sous forme de flashes.

Il ferma les paupières.

Sur la berge, Tillian et Syssana s'étaient penchés et contemplaient, le cœur battant et la moue grimaçante, la surface de l'étang. Mais l'eau était trop sombre et trop chargée en vase pour leur permettre d'apercevoir quoi que ce soit. De fines bulles crevaient encore la surface par intermittences, témoignant de la présence de Gelt, quelques mètres sous l'étendue verdâtre.

D'après les calculs de Syssana, il leur restait désormais moins de deux minutes avant de devoir le sortir de l'eau. À ce moment, il serait mort noyé et il ne resterait qu'une poignée de minutes à la fille de l'eau pour le ramener. Le froid faisant office de protection cérébrale, les risques de lésions sur son cerveau seraient minimisés. Du moins, d'après ce qu'elle avait pu en lire. La pratique restait à vérifier.

Tillian, seulement vêtu de son caleçon long en coton blanc, frictionna ses bras et sautilla d'un pied sur l'autre afin de se réchauffer et, peut-être, de se rassurer. Il jeta un coup d'œil à l'aküanide, qui, le visage résolument concentré ne quittait pas les eaux noires des yeux.

— Ça fait déjà de longues minutes qu'il est là-dedans, ne faut-il pas...

— Pas tout de suite, fit-elle, sans quitter l'étang du regard.

Quelques secondes passèrent encore, aussi longues que désagréables, puis Syssana tourna la tête vers le prince.

— Maintenant !

Il s'approcha du bord et fléchit les genoux, se préparant à plonger.

— Holà ! les apostropha une voix dans leur dos.

Le cœur lancé au triple galop, ils se retournèrent d'un bloc afin de faire face à un garde royal dans son uniforme d'apparat. La mine sombre, il les détailla tour à tour, s'arrêtant plus longuement sur Syssana, dont le visage et les mains étaient dissimulés par son manteau à large capuche. Le soleil levant dans son dos, elle espérait qu'il fut assez rasant pour éblouir le soldat et garder ses traits dissimulés. Il ne devait pas la reconnaître ; elle n'était pas censée être en vie. Qu'il ait été témoin de sa mort ou pas, cela ne faisait aucune différence. Parmi les soldats ou les serviteurs, les nouvelles se répandaient plus vite qu'une maladie vénérienne dans un bordel. Et les membres du peuple de l'eau ne couraient pas les couloirs. S'il n'était pas idiot, il ferait bien vite le rapprochement.

Mais il se tourna vers Tillian, une main posée sur la garde de son épée en un signe à la fois menaçant et persuasif.

— Vous n'êtes plus autorisés à vous tenir si loin du château, prince Tillian. Je vous raccompagne à vos appartements. Le roi sera informé de votre petite... (Il coula un nouveau regard vers la silhouette féminine encapuchonnée.) ...escapade nocturne.

— Nous voulions..., commença Tillian, la gorge sèche.

S'il ne trouvait pas vite une parade, son frère était foutu ! Déjà, chaque seconde le rapprochait du point de non-retour. Il porta une main discrète à sa ceinture, mais son côté était désespérément vide. Leur droit de porter des armes avait lui aussi pris fin. Et le couteau qu'il avait dérobé aux cuisines était depuis longtemps enterré avec le fossoyeur.

— Désolé de mettre un terme à votre bain crapuleux, prince, mais j'ai des ordres. Ne vous inquiétez pas, les catins arrivistes sont toute aussi chaudes lorsqu'on les monte dans l'enceinte du château. Maintenant, récupérez vos effets et retournez à vos appartements.

Il pivota ensuite vers Syssana.

— Toi, tu viens avec moi.

Elle baissa la tête, son faciès aux traits si distinctifs, caché dans l'ombre. Le soldat s'approcha, une expression de méfiance sur sa face burinée.

— Rabats ton capuchon, que je puisse voir ton visage.

Elle recula d'un pas afin d'échapper à son regard scrutateur. Il l'attrapa par le poignet, stoppant sa retraite.

— Je t'ai donné un ordre, tu...

Sa phrase se perdit dans un râle teinté de souffrance. Plié en deux, il tenta maladroitement de tirer son épée au clair, mais, retiré de son ventre, un long objet effilé et souillé de sang y replongea d'un coup sec, arrêtant son geste défensif. Il agrippa les bras de l'aküanide, dans une tentative de se maintenir debout, puis ses jambes se dérobèrent sous son corps, le faisant tomber à genoux. Dans la lutte, la capuche qui masquait le visage de Syssana avait glissé, dévoilant son visage aux yeux entièrement bleus, sa peau fine et pâle, presque translucide et ses longs cheveux légers et soyeux.

Les yeux écarquillés, il contempla un instant l'apparition qui venait de lui plonger une lame dans le ventre, puis il s'effondra. Ses prunelles voilées par la mort.

Son pic à glace encore dans son poing, Syssana perdit toute notion du temps, trop choquée par la scène qu'elle avait paru suivre de très loin sans en être moteur. Elle écarta brusquement les doigts et son arme de fortune atterrit dans l'herbe. Puis, elle leva ses mains à hauteur de ses yeux, contemplant avec stupeur le sang qui les maculait. La suite se passa dans un brouillard épais tandis que, sur sa droite, elle crut entendre le fracas d'un corps rencontrant la surface d'un trou d'eau.

Le temps se distendit.

On la secoua.

Les yeux écarquillés et la bouche entrouverte, elle releva le menton pour contempler les traits dégoulinants de Tillian. Les doigts enfoncés dans la chair de ses épaules comme des serres, une peur viscérale et un besoin urgent déformaient son visage.

Ses lèvres bougeaient, mais elle n'entendait rien d'autre qu'un bourdonnement étouffé. Quelque chose de trop lointain, trop irréel. Plus que le sang sur ses mains. Bien plus que le cadavre de l'homme à ses pieds. Une vie qu'elle venait de prendre sans sourciller.

Elle était peut-être une meurtrière, après tout.

Entre deux bourdonnements, son nom fut crié plusieurs fois. Il s'échappait d'entre les lèvres du prince sur un ton que la terreur faisait partir dans les aigus.

— Syssana ! Réagis ! Il va mourir ! Je t'en conjure. Réveille-toi !

Mourir ? Qui va mourir ? Il est déjà mort, de toute façon. Le garde est déjà mort. Pourquoi est-ce...

Les yeux écarquillés de l'aküanide tombèrent sur un second corps allongé près de la berge. Celui-là, elle ne l'avait pas tué. De ça au moins, elle en était certaine. Le visage cendreux, il était seulement vêtu d'une chemise et d'un caleçon long. Ses vêtements et ses cheveux bruns trempés imbibaient le sol autour de lui, auréolant son corps d'un anneau sombre. C'était-il noyé ?

On cria de nouveau son nom, la secouant de plus belle. Elle n'arrivait plus à réfléchir. Sa tête ballottait en tous sens comme un navire dans une tempête. Toutes ses émotions et ces sensations la submergeaient en même temps.

Ses yeux continuèrent à détailler le noyé.

Le noyé...

— NON !

Elle revint brusquement à la raison, la réalité la heurtant de plein fouet, tandis qu'elle s'accroupissait à côté du jeune homme, glissant dans la boue. Tillian la rejoignit un battement de cœur plus tard.

— Depuis combien de temps ?

Il grimaça, se passant une main dans les cheveux.

— Je ne sais plus. Six... six minutes ?

— Non, non, non. C'est trop !

Elle écarta la chemise de Gelt d'un geste brusque, déchirant le tissu. Dessous se trouvait son hörr. Désactivé. Elle le prit dans sa main et le jeta avec rage dans le lac. Puis, posant ses paumes à l'endroit exact où l'objet de malheur avait séjourné, elle commença à y exercer une pression régulière. Ses mains colorées de rouge imbibèrent la poitrine du jeune homme, créant une fleur cramoisie qui s'élargit lentement et glissa sur ses flancs.

— Dieu du sel et de l'écume, aide-moi ! Je t'en prie. J'ai trop tardé, j'ai... il me faisait confiance !

Des larmes d'impuissance noyaient ses joues tandis qu'elle continuait à pousser contre le torse du jeune homme toujours inconscient.

Malgré sa terreur, Tillian tenta de la rassurer.

— Tu as tué le garde pour me permettre de le récupérer. Tu n'as rien à te reprocher.

— Mais je n'ai pas réagi ! Mon dieu, mon dieu, mon dieu...

Elle releva le menton de Gelt, lui pinça le nez et, portant ses lèvres à sa bouche, souffla dans ses voies respiratoires. Le souffle des aküanides avait ce petit quelque chose en plus. Cette pointe de magie aquatique qui leur permettait d'insuffler une plus grande quantité d'air dans les poumons d'un être vivant. On appelait ça, « Le baiser de la sirène ». Un baiser censé redonner la vie aux noyés. Mais Gelt resta désespérément inerte.

— Non, non, non. Pourquoi ça ne marche pas ? Ça devrait marcher !

Replaçant ses paumes sur son torse, elle reprit son massage.

— Reviens... Pitié, Gelt, reviens.

Syssana renouvela l'opération cinq fois. Et à mesure que ses efforts subissaient échec sur échec, son visage se baignait de larmes épaisses. À côté d'elle, étiolé, le visage livide, Tillian ne pouvait que partager son désespoir.

— Pourquoi ça ne marche pas ?

— Je ne sais pas. Il est resté trop longtemps immergé. Il...

Une toux épaisse interrompit sa phrase.

Expulsant bruyamment l'eau de ses voies respiratoires, Gelt se redressa sans douceur.

— Bor...del, toussota-t-il. Mourir, c'est... foutrement... douloureux !

Tillian ouvrit la bouche pour répliquer, mais un cri l'interrompit.

— Gelt !

Ils tournèrent tous les trois la tête de concert, leur regard suivant une Annabelle échevelée suivie par un Tahis au moins aussi dépeigné, qui accourait dans leur direction. Lorsqu'elle arriva à leur hauteur, Tillian et Syssana s'écartèrent et elle se jeta sur son frère.

Alors qu'il était préparé à affronter une tornade de coups et de vociférations, il sentit des bras doux l'envelopper et la tête de sa sœur se poser sur son torse.

Elle ne dit rien, se contentant de le serrer contre elle comme une naufragée.

Tahis s'arrêta à son tour devant Gelt et lui sourit.

— Heureux que tu sois en vie. Nos cadavres seraient entrés dans des flacons d'apothicaire si ça n'avait pas été le cas.

Annabelle grogna en réponse, mais ne se décolla pas de Gelt. Il lui caressa tendrement les cheveux et lui embrassa le haut du crâne.

L'elfe jeta un coup d'œil au cadavre du soldat qui gisait à quelques pas d'eux et haussa un sourcil.

— Un imprévu ?

C'est Tillian hocha le menton, en se redressant.

— Aide-moi à le porter, on va le jeter dans l'étang.

Tahis s'exécuta de bonne grâce tandis que Syssana les regardait faire, les yeux éteints.

— Une vie rendue pour une vie donnée, souffla-t-elle. Les esprits des eaux réclament l'équilibre.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top