Chapitre Trente-trois, Lorsque la mort seule étanche la soif de la vengeance.
***
Un voile de sueur recouvrait le visage sombre du roi ombrien. Son bras pendait toujours mollement le long de son buste et ses vêtements d'apparat étaient déchirés et tachés d'un sang presque noir, croûté par endroits. La morsure de loup-garou que lui avait infligé Gelt semblait avoir été refermée à l'aide d'un filet de magie, mais le travail était bâclé et il n'avait pas récupéré l'intégrité de son membre abîmé. Mhùron n'avait sans doute pas eu le temps ni l'énergie nécessaire pour se guérir entièrement. L'auto-guérison était un Art dangereux pour celui qui la manipulait sans soin et dans la précipitation.
Autour de son cou, Misia Lo Gaï nimbait l'obscurité d'une aura rougeoyante. Il n'était pas encore son maître, mais comptait bien sur la suite des événements afin de pallier à ce désagréable contretemps.
À sa vue, Louve bondit soudain sur ses pieds tandis que la princesse restait assise – ses forces lui faisant défaut.
En silence, Mhùron observa la femme qui lui faisait face, scrutant la moindre parcelle de son corps, cherchant dans ces traits gracieux ce qui lui donnait cette impression tenace de familiarité. Louve subit son inspection sans émettre un mot. Immobile, elle tenta de refouler la répulsion qu'elle éprouvait à l'égard de l'homme qu'elle avait aimé – et quitté à regret - des années en arrière. Cette époque lui paraissait si lointaine, si floue, comme si le temps avait déposé un voile opaque sur ses souvenirs, les rendant inaccessibles. Elle ne se rappelait que très peu des mots, des regards, des gestes échangés. Ce qui lui restait, c'était ce sentiment, qui la réchauffait encore aujourd'hui de sa flamme vacillante, lorsqu'elle y repensait : un amour adolescent, innocent et vigoureux. Mais la petite boule de chaleur qui avait pris l'habitude de lui rosir les joues lorsqu'elle repensait à sa jeunesse n'était plus assez puissante pour éclipser la rage qui bouillonnait dans ses entrailles à cet instant précis.
Elle aurait voulu être en possession de ses pouvoirs. Un seul de ses touchés et Silla se serait roulé par terre, la suppliant de mettre un terme aux images de ses crimes passés surgissant telles des lames vengeresses. Elle était une Magicienne de Vérité et aucun mensonge – même imposé à soi-même – n'était assez épais pour masquer ce qu'elle était venue chercher.
Elle aurait également voulu que ses gènes de loup ne soient pas chez elle à un stade embryonnaire, l'empêchant de se transformer comme ses fils. Elle voulait sentir sur sa langue le velours du sang de Silla Mhùron, elle voulait entendre ses borborygmes résonner dans l'imprimerie tandis qu'elle lui arracherait la gorge et se délecterait du goût doux-amer de sa mort sur sa langue.
Mais elle n'avait rien d'autre que sa rage et son impuissance. Rien qui semblât suffisant pour lutter contre un Haut Magicien de Sang-Pur.
Le roi entrouvrit les lèvres sur un nom. Un qu'il n'avait jamais oublié malgré les années. Un qu'il chérissait autant qu'il le haïssait. Un qui faisait battre son cœur plus vite et gonfler ses veines.
— Louve...
Elle frémit. Comment avait-elle pu penser un seul instant qu'il ne la reconnaîtrait pas ? Que les marques du temps avaient suffisamment changés les traits infantiles de son visage pour le rendre méconnaissable aux yeux d'un ancien amour ? Le sien, elle l'avait identifié au premier coup d'œil. Le temps avait, bien sûr, fait son office, mais Silla n'en demeurait pas moins le même. Malgré sa mâchoire épaissie, ses épaules élargies, ses yeux assombris, son port de tête altier et sa brûlante assurance. Derrière l'homme, elle voyait le garçon qu'il avait été. Bien qu'aujourd'hui, il ne semblât rester qu'une infime partie de lui dans ce regard cruel.
— Je te reconnaîtrais entre mille, ma Louve, murmura-t-il avec un sourire presque rêveur, en écho à ses pensées. Que plus de vingt ans aient passés n'y change rien. Je sens ta magie s'enrouler autour de ton corps. Elle porte ton parfum. Quoiqu'il fût plus... ténu que dans mon souvenir.
Ses paupières se plissèrent et une étincelle curieuse alluma ses prunelles. Il tenta de définir ce qui le troublait tandis que Louve demeurait silencieuse, les lèvres pincées. Elle refusait d'aiguiller son ennemi sur son absence de magie. Peut-être aurait-elle alors pour elle, l'effet de surprise ?
— Qu'as-tu fait ?
Sans attendre de réponse, il leva soudain son bras valide vers elle. Une formule en Arcandien ancien s'échappa de ses lèvres et Louve sentit, avec un frisson de dégoût, son pouvoir ramper sur sa peau, s'y infiltrer et fouiller sa poitrine à la recherche de ce qu'elle avait laissé dans un autre Royaume : sa magie. Il n'y trouva rien d'autre que du vide. Écarquillant les yeux, Mhùron comprit rapidement et sans mal ce qu'elle avait fait.
— Tu as usé d'un sort d'Anamora ? Pourquoi ?
Après quelques secondes d'un nouveau silence, il répondit à sa propre question :
— Afin de ne pas laisser un trône vide dans un Royaume déjà en déroute... Cela prend son sens. J'admire tes efforts pour sauvegarder la foi de ton peuple, ma Louve, mais ils sont inutiles.
Elle secoua lentement la tête ; des mèches brunes échappées de son chignon se balancèrent autour de son visage pâle.
— Épargner son peuple n'est pas un acte inutile, Silla. Tu le saurais si tu ne t'écoutais pas tant.
Il sourit, puis haussa son épaule droite, balayant sa remarque.
— Une fois mon but atteint, ils auront toute mon attention. Rassure-toi.
— Père, lança un filet de voix, tentant d'attirer son attention.
Silla Mhùron baissa les yeux sur sa fille et le bandage tâché qui encerclait son buste. Une grimace désolée rida le coin de sa bouche.
— Je vois que quelqu'un m'a déjà mâché le travail.
Eleon sursauta sous la réplique acerbe. Son père ignora sa réaction et poursuivit :
— Pensais-tu réellement, mon enfant, qu'en te détournant de moi et en allant chercher du réconfort auprès de nos ennemis, ton sort s'en serait vu amélioré ? Pensais-tu qu'ils prendraient ton parti ? Qu'ils te viendraient en aide ? Qu'ils te pardonneraient ? Ne vois-tu pas comme tu as été aveugle ? Faible ? Je t'offrais une fin digne. Ton nom aurait été honoré, chéri, béni. Tu as refusé de faire passer ton devoir avant tes caprices, et voilà où cela t'a menée.
La jeune princesse se mordit les lèvres, refoulant ses larmes, et répliqua :
— Vouloir vivre n'est pas un caprice, père.
— Eleon, la réprimanda-t-il. Tu ne peux pas comprendre, tu es trop jeune. Ma cause est juste. J'aurais aimé que tu conçoives le monde comme je te l'ai enseigné.
— Ta fille est assez mature pour voir que tu as perdu la raison, Silla. Tu vis dans le passé et tu le laisses te dicter l'avenir.
La langue du roi claqua d'agacement.
— Cesse tes ennuyeuses leçons moralisatrices et annule le sort d'Anamora. Je refuse qu'il soit celui qui causera ta perte. J'ai d'autres projets pour toi.
Louve comprit que, lors de son insidieuse et désagréable exploration, il avait senti que le sort la tuait à petit feu et que si elle ne rentrait pas bientôt pour le rompre, elle ne verrait pas le printemps arriver.
— Je ne peux pas. Pas si loin de mon double. Et même si j'étais en mesure de défaire l'Anamora, je ne te ferais pas cette joie.
— Je vois que tu n'as rien perdu de ta morgue, ma douce.
— Et toi, que tu es devenu tout ce contre quoi nous nous battions.
— J'étais un rêveur. Mais l'on n'érige pas les fondations pérennes d'un Royaume avec de belles idées chimériques.
Louve pinça les lèvres.
— Comment peut-on être assez présomptueux pour faire de ses seules pensée et volonté la mesure de toute chose ? Comment as-tu pu changer de la sorte ? J'ai de la peine pour toi, Silla.
— Tu ne devrais pas, persifla-t-il, perdant son sourire.
La reine centralienne tomba soudainement à genoux en hurlant. Ses poings plaqués contre sa poitrine, elle se plia en deux. Main en avant, Mhùron lança une onde de pouvoirs afin de matérialiser le lien qui unissait la reine Louve à son double magique. Un cordon argenté scintillant de magie apparut dans l'obscurité, partant de la poitrine de louve pour s'étendre sur des milliers de kilomètres et plonger dans le corps d'une autre reine aux traits parfaitement identiques.
Jusque-là immobile et silencieuse, Eleon se redressa, faute de pouvoir se lever.
— Père, que fais-tu ? s'inquiéta-t-elle.
Il ne répondit pas, toute son attention focalisée sur Louve. Le fil brilla de plus belle lorsqu'il tenta une nouvelle fois de le rompre à l'aide de sa magie. Les paumes plaquées sur le sol, Louve redressa la tête afin de pouvoir regarder son ancien amour dans les yeux. Mâchoires serrées, elle faisait un effort visible pour ne pas crier de douleur. Déjà sur son front, une pellicule de sueur s'épaississait.
— Silla..., couina-t-elle. Ne... ne fait pas ça. Je peux... en... mourir.
— C'est l'Anamora qui te tue, ma Louve. Et je ne laisserai rien ni personne d'autre que moi prendre ta vie. J'ai attendu trop longtemps.
Il accentua la pression et, desserrant les dents, la reine hurla à s'en briser la voix. Elle se sentait mourir, la magie de Mhùron plantée dans son cœur, lacérant ses chairs.
Eleon se mit à genoux avec une grimace et rampa auprès de Louve. Tombée sur le flanc, cette dernière avait les yeux révulsés et le corps tant arc-bouté qu'il lui sembla qu'elle allait se briser en deux.
— PÈRE ! ARRÊTEZ ! Je vous en conjure ! Vous la tuez !
Mhùron ignora une nouvelle fois les suppliques de sa fille, concentré sur le fil qu'il tentait d'arracher à la poitrine de Louve. Elle avait raison, une telle opération était risquée, mais il devait réussir. Rien ne lui volerait sa vengeance. Louve devrait vivre afin de voir son monde s'effondrer. Elle devrait respirer la fumée noirâtre de son Royaume incendié. Elle devrait goûter aux cendres des corps calcinés de ses enfants. Il voulait la voir souffrir et lentement se vider de son essence à tel point qu'elle le supplierait elle-même de l'achever. Et ce n'est que suite à cette prise de conscience qui lui montrerait qu'elle avait tout perdu, qu'il consentirait finalement à sa fin. Ou peut-être la laisserait-il simplement croupir dans la fosse au milieu des premiers porteurs de la Mort Rouge afin qu'elle souffre à jamais.
Non, décidément, rien ne lui retirerait sa vengeance.
Sauf, peut-être, l'éclair qui lui foudroya soudain le torse, l'envoyant s'écraser contre une presse.
Il secoua la tête afin de chasser son étourdissement puis baissa des yeux surpris sur la pierre qui vibrait dans l'encolure de son habit comme s'il ne comprenait pas pourquoi elle ne l'avait pas protégé comme elle était censée le faire. Mhùron sera les mâchoires ; il était plus que temps de faire reconnaître à ce bijou de malheur qui était son maître. Et pour cela, il avait besoin d'une chose.
Lorsqu'il se redressa sur les genoux un instant plus tard, son regard fulminant de rage se posa sur sa fille.
— TOI !?
Il se mit debout sans la quitter des yeux.
— Comment OSES-TU te détourner de ton propre sang ? COMMENT ?!
Eleon, le cœur battant à tout rompre, prenait à peine conscience de ce qu'elle venait de faire. Elle n'avait pas voulu blesser son père. Jamais. La jeune femme n'avait écouté que son cœur, malade de voir la femme qui l'avait aidée en sachant pertinemment qu'elle était la fille de son ennemi, se faire déchiqueter devant ses yeux. Alors sa magie était partie.
Vidée et flageolante, elle se releva néanmoins. Puis, elle attrapa la main de Louve et la redressa sur ses pieds d'une puissante traction. Elle glapit lorsque la douleur de sa plaie s'éveilla à lui en déchirer le flanc, mais ne fléchit pas. Les deux femmes s'appuyèrent l'une contre l'autre afin de se soutenir mutuellement.
Mhùron brandit sa paume dans leur direction et l'air leur manqua subitement. Elles avaient trop tardé à réagir.
Il s'approcha lentement sans desserrer la pression que son pouvoir exerçait sur leurs deux trachées. À moins d'un pas des deux femmes, il s'arrêta, un sourire mauvais faisait grimacer son beau visage. Il ne parla pas, se contentant d'accentuer peu à peu son poing d'air. Leurs pieds décollèrent du sol et elles battirent des jambes, incapables de faire autrement. Dans les yeux de Mhùron, une rage aussi dévastatrice qu'aveugle flamboyait sur des braises de folie pure. Il n'y avait plus aucun doute sur ses intentions : elles allaient mourir. Le visage d'Eleon tournait déjà au cramoisi. Quelques ultimes secondes et elle sombrerait, incapable de lutter plus longtemps.
En désespoir de cause, Louve tendit l'un de ses bras et l'attrapa brusquement à la gorge. Mhùron leva d'abord un sourcil surpris, puis s'esclaffa sans retenue. Moqueur.
— Que comptes-tu faire, Louve ? Tu n'as plus tes...
Il s'interrompit, ravalant ses mots lorsqu'une douleur aiguë partit des doigts de la reine pour affamer sa peau tout entière. Son pouvoir se recroquevilla à l'intérieur de lui, laissant place à celui – ravageur – de Louve. Elle et Eleon reprirent pied à terre. La princesse toussa, la gorge brûlante, mais la reine, elle, ne sentait plus la douleur, toute son attention tournée vers sa magie. Elle garda ses doigts cramponnés à la gorge de Mhùron, ses yeux rivés aux siens. Dans sa poitrine, là où ses pouvoirs n'avaient plus laissé qu'un cocon vide depuis de longues semaines, brillait de nouveau son don. L'Anamora s'était finalement brisé, libérant la Magicienne de Vérité qu'elle était.
Des images par milliers virent remplir son esprit, déferlant tant en elle qu'en Mhùron. Tous ses crimes, toutes ses mauvaises actions, toute sa vie frappa, cogna, griffa, lacéra leurs deux esprits connectés. Lui, hurla. Elle, se contenta de faire barrage à la douleur insoutenable qui aurait dû les faire tomber à genoux. Elle avait déjà fait cela. Le ferait encore. Car elle était le bras de la justice. Le dernier recours que l'on pouvait utiliser afin d'extirper les plus sombres aveux des plus grands meurtriers de ce monde.
Les souvenirs du roi ombriens auraient bientôt raison de lui. La vie de Louve en serait peut-être le dommage collatéral, mais, pour rien au monde, elle n'aurait reculé.
Sa vie au bout des doigts.
On s'extirpa de la trappe dans le plancher.
— Maître ! cria une voix féminine avant que le corps de la reine Louve ne soit brutalement heurté par une masse phénoménale.
Elle et son adversaire furent projetés contre un mur avant qu'elle ne le repousse au loin, d'un poing de magie pure.
Diya s'écrasa auprès de son seigneur dont le corps fiévreux était désormais parcouru de spasmes incontrôlables. Sans plus prêter d'attention à la reine, la vampire rampa jusqu'à Silla Mhùron et lui prit le visage dans le creux d'une main.
— Je suis là, mon maître. Je suis là...
Les yeux du roi papillonnèrent, ses lèvres s'ouvrirent sur une série de mots muets, il secoua la tête, puis sous les caresses de Diya se calma peu à peu.
Les yeux sanglants de la vampire foudroyèrent Louve.
— Que lui avez-vous fait ?
— Moins que... ce qu'il ne mérite, répondit-elle en vacilla.
Son visage pâle était devenu cireux et ses jambes tremblantes ne paraissaient plus pouvoir supporter son poids. Elle s'appuya contre le mur dans son dos.
— Je vais vous arracher les membres un à un si lentement que l'expression souffrir mille morts ne sera pas encore assez juste pour décrire votre futur calvaire, grinça Diya.
Une main se posa sur son épaule et elle reporta son attention sur son seigneur.
— Donne... donne-moi de ton sang..., ordonna-t-il dans un souffle à peine audible.
Les larmes montèrent soudain aux yeux de la sublime vampire.
— Je... ne peux pas, maître, couina-t-elle avant de légèrement se redresser et de défaire la fibule qui retenait la cape sombre qu'elle portait.
Le tissu glissa sur ses épaules, découvrant la plaie béante de l'un de ses bras manquants.
— Le loup-garou m'a empoisonnée. Mon sang est frelaté. Si je vous en donne, vous pourriez ne pas survivre.
Mhùron l'agrippa par le devant de son habit de cuir et tira.
— Alors, ne sois pas si empotée et va chercher l'un de tes vampires ! J'ai... besoin de sang !
— C'est impossible... Je suis désolée. Vous sentez... le loup. Vous avez été mordu, maître. Si l'on tente de vous soigner de cette façon, vous feriez un rejet. Je ne peux pas risquer...
Eleon décida qu'il était temps de battre en retraite. Elle tira Louve en arrière et agrippant son poignet, la mena vers l'entrée de l'imprimerie.
Lorsqu'elles passèrent la porte, et s'enfuirent en courant dans les rues pavées de la ville, un cri de rage les fit redoubler de vitesse.
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