Chapitre Trente quatre (Ter), Aux quatre vents
***
Louve risqua un regard en arrière. Le cri de rage qu'avait poussé Mhùron semblait encore résonner de son écho dément sous son crâne. Elle pouvait presque sentir ses longues griffes s'agripper au bas de sa robe et mordre la chair de ses chevilles afin de la retenir. Elle réprima un frisson ; la reine du Royaume Central ne frissonnait pas. Et définitivement pas de peur. Elle faisait face. Du moins, elle l'aurait fait si Eleon ne lui avait pas attrapé la main et tirée hors de l'imprimerie. Elle l'aurait fait si sa vie seule avait été en jeu. Mais ce n'était pas le cas.
Entremêlés aux siens, les doigts de la jeune princesse l'empoignaient comme si sa main était le seul morceau de bois flotté d'un océan déchaîné, la tirant toujours plus vers l'avant. Mais dans quelle direction ?
Quittant la porte de l'imprimerie des yeux, Louve reporta son attention sur la chaussée. Les pavés défilaient sous les semelles de ses luxueuses chaussures de satin d'une pointure trop grande. Elle se faisait la réflexion qu'elle ferait peut-être mieux de les retirer avant de se fouler une cheville, lorsqu'on lui barra soudain la route.
Une masse gigantesque apparut en travers de son champ de vision. Elle la percuta de plein fouet, lâchant la main de la princesse, le souffle coupé. Son corps et celui de son agresseur basculèrent et ricochèrent sur les pavés dans un tourbillon de cape, de soieries et de cris. Louve s'érafla la pommette, le coude et les deux genoux, se tordit une cheville, perdit l'un de ses escarpins et déchira quelques longueurs de tissu au bas de ses jupons avant que ses multiples culbutes ne finissent par la plaquer contre une large poitrine pestante. Deux yeux d'acier la jaugèrent avec surprise tandis qu'une bouche grimaçante ravalait subitement la bordée de jurons qu'elle était en train de déverser.
Louve oublia instantanément la douleur du choc dans ses côtes, ses multiples éraflures et sa cheville en compote afin de sourire à ce visage familier.
— Aram ! s'exclama-t-elle comme si le vieux commandant des Lames était le dernier homme sur terre. Vous voilà enfin ! Nom d'un Pironneau percé ! Si vous ne m'aviez pas fichu une trouille de tous les démons, je pourrais vous embrasser !
Derrière sa barbe blanche et ses épais sourcils encore sombres, le géant sentit ses joues chauffer au point d'irradier ses oreilles brûlantes. La reine sourit devant la réaction si juvénile de ce grand guerrier chevronné, puis le moment passa tandis qu'on la soulevait par les aisselles, la remettant sur ses pieds. Ne trouvant nulle part trace de son second escarpin, elle jeta au loin celui qu'elle chaussait encore. Lorsqu'elle tourna le menton afin de remercier celui ou celle qui était venu à son secours, ce sont deux pupilles olive qui la fixèrent.
— Merci, Dukan.
Le mercenaire hocha le menton tandis que le commandant se remettait lui-même debout. Lorsque le regard d'Aram se posa sur Eleon - restée quelques pas en arrière - son expression se durcit. Sa main vola jusqu'à la garde de son épée dissimulée sous sa cape de cocher.
— Que fait-elle ici ?
La dernière fois qu'il l'avait vue, la jeune fille possédait une apparence plus juvénile, mais ça ne l'avait pas empêchée de les faire tomber dans le piège de Silla Mhùron - son père, comme il l'avait appris plus tard. S'il avait su, alors. S'il avait pu ouvrir les yeux... Le commandant s'en voulait encore, des mois plus tard, pour le peu de bon sens dont il avait fait preuve. La voir ici, ne faisait que réveiller son honneur blessé.
Un grondement s'éleva de sa gorge, sa main tira sur son sabre. La main de Louve posée sur la sienne l'empêcha de dégainer.
— L'enfant est sous ma protection, commandant.
Le visage de la reine s'était lissé, ne reflétant rien de plus qu'une parfaite modération. Il connaissait cette expression faussement neutre ; elle l'utilisait devant des conseillers, des représentants et des émissaires lorsqu'elle était fermement décidée à tenir ses positions sans jamais flancher, mais sans pour autant paraître inflexible. Pourtant, il ne pouvait la laisser se fourvoyer sur les intentions de « l'enfant » qu'elle semblait vouloir protéger.
— Ma reine, insista Aram Doul regrettant déjà ses paroles, vous voyez peut-être une enfant, mais je vous conjure de me croire. Eleon Mhùron est tout sauf un modèle d'innocence. Ne vous laissez pas berner ! Elle est responsable de la captivité de vos fils ! Elle s'est fait passer pour une victime afin de nous berner ! Elle a été élevée par Silla Mhùron. Vous ne pouvez pas...
— ...lui faire confiance ? Si, commandant. C'est exactement ce que je compte faire. Nous ne pouvons revenir sur le passé. Ce qui a été fait ne peut être défait, mais je compte bien sur l'appui de l'héritière d'Ombria pour réparer le mal qu'a fait son père.
Aram Doul pinça les lèvres, ce qui eut pour unique résultat de faire disparaître sa bouche derrière sa barbe. L'insistance qu'elle avait mise sur le mot « héritière » ne lui avait pas échappée, mais la politique n'était pas de son ressort. Ce qui lui importait avant tout et toute chose, c'était la sécurité de la famille qu'il avait juré de protéger au péril de sa vie, et à cet instant, il sentait qu'Eleon était trop instable pour ne plus être une menace.
Il allait de nouveau tenter de la raisonner lorsque Louve baissa les yeux sur l'un de ses poings, soudain désintéressée de tout ce qui l'entourait comme si l'on venait de l'appeler. Ses doigts s'ouvrirent avec lenteur sur une lueur rougeoyante, puis Misia Lo Gaï apparut dans le creux de sa main. Quatre paires d'yeux furent immédiatement happées par les reflets mouvants de la pierre qui ondulaient à sa surface semblant la caresser comme un amant attentionné. Ils oublièrent de respirer.
Quatre esprits convergèrent vers une même pensée.
Comment une si belle chose pouvait-elle faire du mal ?
Non, ce n'était pas la Pierre qui était en cause, mais bien son porteur. Si les intentions de ce dernier étaient bonnes, rien de mauvais ne pouvait en sortir, n'est-ce pas ? Ce n'était rien d'autre qu'une pure déduction logique. Le mal engendrait le mal. Le bien créait le bien.
Quatre mains se tendirent avec prudence vers la courbe douce du bijou, les doigts électrisés par cet immense pouvoir à la fois si proche et si lointain.
Avec regret, Louve referma ses doigts. L'attraction se fit moins puissante, mais elle pouvait toujours sentir son envie comme un frisson avide sur sa peau. Et elle savait qu'il en était de même pour les trois humains qui l'accompagnaient.
— Nous devons trouver les Algaëls, fit-elle en secouant la tête afin de retrouver des idées plus claires. Je sens déjà son pouvoir susurrer dans ma tête.
Les regards verrouillés à sa main s'en détachèrent à leur tour. Seul Dukan, dans son costume de gentilhomme, ne s'en était pas détourné. Désormais, il comprenait. Jusqu'à cet instant, il s'était moqué du but de leur mission puisqu'elle en avait donné un à ses longues journées creuses. Dukan Briss'Eroül, mercenaire de son état, se sentit l'envie d'être bien plus.
Une chanson entendue des années plus tôt fredonna ses vers dans son esprit :
Lorsque l'oiseau offrit ses yeux,
À cet enfant fort malheureux,
Lui fit cadeau de son pouvoir,
Afin qu'il ne marche plus dans l'noir.
Il avait devant les yeux la Pierre de Sang. À portée de doigts des pouvoirs inimaginables.
— Vous pourriez peut-être l'utiliser afin de..., tenta-t-il dans un souffle.
— NON ! crièrent trois voix avant que les trois visages associés ne se tournent comme un seul vers le mercenaire. Il passa une main dans ses cheveux courts, les paupières battantes. D'où lui venaient de telles pensées ? Il n'était pas homme à chercher la gloire. Une vie d'aventures lui convenait tant qu'elle réussissait à garnir sa table et réchauffer son lit. Il fit un pas en arrière, s'éloignant de l'ascendant de la pierre.
Eleon fronça les sourcils.
— Je ne laisserai personne d'autre se faire ravager la raison par ce caillou de malheur. Voir la folie s'emparer de l'esprit de mon père m'a suffi.
Tout en parlant, elle arracha l'un des volants de sa robe et le présenta à Louve. La reine déposa Misia Lo Gaï dans la mousseline jaune et la princesse l'emmaillota dans plusieurs couches de tissu jusqu'à ce que la boule formée prenne la taille d'une belle orange. Fermant les yeux, elle murmura une incantation qui emplit l'air d'orage. Quand ses paupières s'ouvrirent, elle laissa échapper un soupir soulagé. Les muscles tendus à l'extrême, Aram déverrouilla ses doigts à la garde de son sabre. Il venait de comprendre ce que la princesse avait fait. Il ne sentait plus l'irrépressible envie de passer la pierre autour de son cou que comme un appel faible. Il était toujours présent, mais il était désormais plus facile de l'oublier. Comme une douleur lancinante, c'était désagréable, mais surmontable.
— J'ai enfermé la pierre dans une toile de magie, expliqua la princesse. Elle est trop puissante pour que je puisse entièrement la couper du monde, mais ça devrait tenir assez longtemps pour nous permettre de trouver ses Gardiennes.
On les interrompit.
— La bourse ou la vie.
Cette fois, Louve ne se laissa pas surprendre. Elle avait suffisamment côtoyé l'Algaël pour reconnaître son timbre amusé.
— Ni l'un ni l'autre... mon cher neveu.
— Alors ce sera un gage, tantine !
Un baiser retentissant s'écrasa sur sa joue puis les yeux gris pleins de malice de Vania la contournèrent avant de lui faire face.
La reine ne cessait d'être surprise devant l'indifférence de Vania devant son titre et face aux règles de bienséance qui régissaient son monde. Elle ne doutait pas qu'il ait du respect pour ce qu'elle représentait, mais il se permettait des familiarités avec elle que peu se seraient autorisées.
La seule conséquence de ses actes fut un large battoir qui s'écrasa sur son épaule et la voix grave du commandant des Lames Rouges qui rétorqua :
— Vous en avez mis du temps, Algaël. Vos talents seraient-ils surévalués ?
— Nullement, Lame. Je devais seulement récupérer quelques précieux paquets.
Il désigna de la main ses deux sœurs de guilde qui avançaient vers eux.
Le temps des retrouvailles fut bref, mais les deux jeunes femmes firent la fête au commandant des Lames, le taquinant sur les rides soucieuses qui semblaient s'être accumulées aux coins de ses yeux depuis leur séparation. Aram bougonna, mais la commissure de ses lèvres frémit néanmoins.
Gelt s'approcha à son tour. Ses yeux noisette se rivèrent au regard d'ébène de Louve. Il fit un pas dans sa direction. Hésitant. Puis le second se fit moins incertain. Le suivant l'amena à sa hauteur et, lorsqu'elle ouvrit les bras, il s'y moula comme s'il avait toujours connu l'étreinte de celle qui l'avait mis au monde. Gelt se laissa bercer, les doigts de Louve glissant dans ses cheveux courts.
— Mon bébé, murmura-t-elle au creux son oreille. Je suis tellement désolée. Si tu savais...
Le jeune homme secoua la tête, incapable de répondre. Derrière lui, Annabelle tenta de refouler le sentiment grandissant qui obstruait peu à peu sa gorge. La jalousie lui opprima le cœur. On lui prenait son frère, on...
La main de Gelt se glissa dans la sienne et il la tira à lui, s'écartant avec douceur de Louve.
— Mère. Je te présente Annabelle, ma petite sœur.
Tandis que Louve lui embrassait les deux joues, Annabelle comprit que Gelt serait à jamais son frère. Posant sa tête contre son épaule, elle fit passer dans ce geste tout l'amour qu'elle ressentait pour lui. Il lui embrassa le haut du crâne et murmura :
— Je t'aime, Anna.
Ce moment, elle en avait eu besoin. Plus que tout. Mais désormais, ils devaient tous retourner à la réalité. Elle s'arracha à l'étreinte de Gelt et reprit sa place aux côtés d'Euridice.
Il y eut un moment de flottement.
Puis la question qui brûlait les lèvres d'une moitié du groupe fut posée :
— Est-ce à vous que l'on doit le cadavre de Mhùron dans l'imprimerie ? demanda Vania.
Les cœurs bondirent. L'un plus fort.
— Qu...quoi ? s'étrangla Eleon, le menton tremblotant.
Sous son corps frêle, ses genoux se dérobèrent et elle tomba évanouie.
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