Chapitre Trente-quatre, Aux quatre vents

***

— Eyvie ! Par les chairs putréfiées et buboniques de ma vieille carcasse, que fais-tu, donc ?

L'ogresse jeta un coup d'œil morne à la figure contrariée et translucide qui flottait par-dessus son épaule. Si Martial avait pu transpirer, il en aurait mouillé jusqu'à ses bas-de-chausses démodés.

— Ton corps n'est pas décomposé, bougre d'âne. Il virevolte avec les autres au Jardin des Âmes.

L'ancienne Lame Rouge souffla par le nez, mais aucun frémissement ne vint écheveler les poils sur la nuque d'Eyvie. Pour ça, aurait-il fallu qu'il ait une quelconque ascendance sur le monde des vivants. Bras croisés, il avait l'air de penser que tout n'était qu'une banale question de sémantique.

— C'est une façon de parler, vieille pie-grièche. Ne sois pas toujours si littérale.

Eyvie haussa les épaules, reprenant son labeur. Il fixa de nouveau son regard fiévreux d'inquiétude sur le grand sac de toile qu'elle était en train de remplir de victuailles.

— Tu crois vraiment que la priorité, ici, est de vider le garde-manger de ce satané Roi Fou ? Il ne va pas mourir d'une disette parce que tu lui auras volé trois jambons !

Voyant qu'elle ne réagissait pas, contrarié, il continua plus fort :

— Si ses soldats nous y prennent, nous sommes morts !

Un nouveau coup d'œil le fit se redresser tout à fait. Les lèvres pincées, il lissa sa tunique fantomatique sur la blessure mortelle qui l'avait pourfendu vingt-cinq ans plus tôt, comme si ce simple geste pouvait lui redonner contenance et allure.

Un sourcil se dressa que le front duveteux de l'ogresse.

— Bon, bon, d'accord... Tu es morte, admit Martial à contrecœur. Mais cela ne change rien au fait que nous devrions plutôt retrouver nos enfants avant de penser à nos estomacs. N'entends-tu pas, tout autour ? Il semblerait que le feu de la forge des Dieux ait fendu le ciel en deux et que leurs bataillons de démons aient envahi la forteresse dans son entier.

Et en effet, par-delà la porte à battants de la cuisine dans laquelle ils avaient trouvé refuge, des cavalcades, des bousculades, des cris leur parvenaient en échos moins lointains que le spectre ne l'aurait voulu.

Martial se tordit les mains nerveusement comme s'il pouvait encore être passé au fil d'une épée et pressa Eyvie d'accélérer le mouvement. Elle croqua dans une miche de pain, qui resta suspendue à ses dents, et reprit son larcin avec plus de vigueur.

Quelques heures plus tôt, tandis que les préparatifs du bal battaient leur plein, Eyvie et Martial – dissimulé dans le morceau de pierre que l'ogresse portait autour du cou – avaient, avec leur chariot à bière, passés les portes bien gardées de la forteresse ombrienne direction l'arrière-cour de l'une des trois cuisines qui provisionnaient les lieux. Eyvie avait été accueillie par un échanson rougeaud dont les oreilles décollées et démesurément grandes frétillaient presque d'impatience. Sans un coup d'œil à l'ogresse, il avait contourné le chariot afin de jeter un œil expert aux tonneaux. Après avoir testé la marchandise directement au robinet, il s'était enfin tourné vers Eyvie, poings sur les hanches, menton luisant de mousse. Un sourcil arc-bouté sur son front gras à la calvitie avancée, il avait ouvert la bouche sur une voix fluette qui détonnait dans ce corps gras.

— Qui es-tu ? Où est Jown ?

Eyvie avait attrapé ses jupons et sauté à bas de sa charrette.

— C'est moi qui livre aujourd'hui.

— Il ne m'a pas prévenu qu'il aurait un remplaçant, ou plutôt une remplaçante.

Les yeux rétrécis du tâte-vin avaient parcouru la silhouette aux formes généreuses d'Eyvie, sa fourrure caramel, ses yeux bleus en amande, ses oreilles arrondies et les deux jolies canines qui lui souriaient cruellement. Ici, comme dans tous les Royaumes, les ogres n'étaient pas légion. Retranchés dans les montagnes par clans, ils se mêlaient rarement à la population humaine.

Il déglutit, ses pensées virevoltant sur les images d'un conte pour enfants qu'avait l'habitude de lui lire sa mère le soir et qui dépeignait les ogres comme des mangeurs de chair humaine.

— Il était trop saoul pour ça, répondit placidement Eyvie à sa précédente remarque.

— Mais... c'est toujours Jown qui livre la marchandise et qui...

À mesure que le buste voluptueux de l'ogresse se rapprochait du bonhomme, sa voix s'étranglait dans un filet qui devint inaudible lorsqu'elle fut tout à fait à sa hauteur, son nez presque visé sur le sien.

— Je remballe, alors ? Moi, j'm'en cogne. C'est pas moi qui devrai prévenir le maître sommelier que la bière est venue à manquer parce que l'un de ses échansons a pas voulu de ma cargaison sous prétexte que j'suis pas Jown, le soûlard.

Et il l'avait laissée passer, les chevilles tremblantes et la mine blafarde. Même son nez coloré par des années à biberonner s'était fait pâlichon.

Une fois dans les cuisines, Eyvie s'était éclipsée, laissant les commis décharger les tonneaux en les faisant rouler en pente douce jusque dans la cave. Sa mission consistait à fureter dans les quartiers des domestiques à la recherche d'un visage familier. Mais elle n'avait pas eu de chance avant que l'apothéose de la soirée n'explose en plein milieu de la salle de bal, personnifiée par une montagne de fourrure, de griffes et de crocs. Lorsque les serviteurs et domestiques, paniqués, avaient vidé cuisines et couloirs de service, elle était revenue sur ses pas, Martial volant dans son sillage.

— Ne crois-tu pas que tu as assez pris de miches de pain pour nourrir une famille de canards toute une vie ? Encore que, il faudrait pour ça, que ces oiseaux vivent cent ans. Viens maintenant, nous avons plus pressé à faire.

Alors que l'ogresse se détournait du plateau d'argent dans lequel elle venait de marauder une dizaine de boules aux céréales, les portes battantes de la cuisine crissèrent sur leurs gonds, laissant apparaître une haute silhouette terminée par une tresse brune.

L'intrus s'immobilisa net comme si la semelle de ses longues cuissardes sombres s'était engluée dans de chimériques sables mouvants.

Il y eut un moment de flottement gêné, avant qu'Eyvie n'ouvre une bouche pleine d'espoir.

— Gelt ? demanda-t-elle d'une petite voix troublée par l'émotion.

Il cilla et elle se rendit vite compte de sa méprise. Cet homme-là n'était pas le garçon qu'elle avait élevé. Ses cheveux bruns étaient trop longs, sa figure trop pâlichonne, ses traits trop fins et son port de tête trop altier. Gelt ne possédait pas non plus ces yeux sombres et tranchants qui, d'un simple aller-retour, jugeaient la qualité d'une personne sur une fugace impression.

Tillian, la surprise passée, fit voler son menton d'un visage à l'autre tentant de déchiffrer les deux étranges personnages qui se trouvaient devant lui. Il n'avait jamais vu un couple si mal assorti et pourtant si harmonieux. Une ogresse à la fourrure rase et fauve et un fantôme qui portait encore les stigmates de sa mort violente sur une tunique brodée du sceau des Roy'Quin.

Ses s'écarquillèrent de saisissement, comprenant en un éclair à qui il avait à faire. On les lui avait souvent dépeints lors de leur voyage. Il exposa brusquement sa situation sur un rythme de métronome détraqué :

— Vous avez environ vingt secondes pour me dire que vous êtes bien l'Eyvie et le Martial de mon frère et d'Annabelle avant qu'une demi-douzaine de gardes ombriens ne déboulent dans la cuisine pour ramener ma royale personne dans ses quartiers sécurisés.

Elle hocha sobrement la tête et l'invita près d'elle d'un geste du pouce.

— Mettez-vous près de moi, p'tiot, on va leur apprendre une recette de mon cru.

Eyvie attrapa une large sauteuse en fonte suspendue à un crochet au-dessus d'un piano de cuisson plus vaste qu'un cabinet de toilette et bomba fièrement son opulente poitrine. Son sac de provisions atterrit entre les bras du prince qui joua des mains, pour ne pas y laisser glisser un collier de saucisses fumées.

Lorsque le premier soldat lesté d'une hallebarde pénétra dans la cuisine, une claque en fonte lui fit lâcher son arme et s'écraser sur le carrelage en tomettes rouges. Les suivants n'eurent pas plus de chance et finirent tous proprement assommés par la poêle à frire qu'Eyvie brandissait comme s'il s'agissait d'une arme de guerre massive. Lorsque le tas de corps muets ou gémissants fut complété par la mise d'un dernier soldat, Eyvie contempla un instant sa poêle avec une certaine fierté. Échevelée, elle replaça une mèche rebelle dans son chignon lâche, puis se tourna vers les mâchoires tombantes de ses deux spectateurs. Derrière elle, un râle plus puissant que les autres, lui indiqua que l'un des gardes se remettait debout. Son effort fut coupé net et court par un nouveau coup de fonte qui lui déchaussa proprement les deux incisives.

Elle raccrocha son arme improvisée et récupéra son sac de toile qu'elle ferma d'un cordon avant de le passer par-dessus son épaule.

Tillian s'ébroua, ouvrit la bouche, mais fut coupé par l'ogresse qui avait posé ses yeux étincelants sur lui.

— Savez-vous où se trouvent mes petits ? le questionna-t-elle avec espoir.

Désolé, il secoua la tête.

— Je les ai perdus dans la panique, j'en ai peur. Il semblerait que notre plan ne se soit pas déroulé comme prévu. Et le vôtre ?

— Non plus. Mais l'entrée en scène de ce loup-garou nous aura au moins offert un mouvement de panique idéal pour vous faire sortir d'ici.

— Je me demande bien d'où sortait ce lycan, s'interrogea Martial à demi-mot dans le dos de l'ogresse.

Tillian réprima un rire nerveux.

— C'était Gelt, leur avoua-t-il avant que le visage de ses deux interlocuteurs ne se décompose.

— Mon petit ? Un loup ? Comment ?

Tillian souffla une mèche brune.

— C'est une histoire trop longue pour vous être contée maintenant. Êtes-vous venus seuls ou mon commandant des Lames serait-il de la partie ? Je l'ai envoyé, des mois de cela, prévenir ma mère, la reine.

Eyvie acquiesça.

— Fichus caractères, ces deux-là, lui confia-t-elle.

Deux ?! sursauta Tillian. Comment ça, deux ? Ma mère est ici ?

— Oh oui... fit-elle en secouant sa main libre. Et elle est en pétard, croyez-moi.

— Aurait-elle tout à fait perdu la raison ? s'emporta le prince, une main sur son front soudain devenu pâle. Si elle se frotte à Mhùron, elle n'a aucune chance ! Cet homme ne possède pas le moindre scrupule ni la plus petite goutte de moralité !

Il dénoua son jabot et déboutonna dans la hâte les premiers boutons dorés de sa tunique en velours noir. Sous ses clavicules, Eyvie et Martial eurent tout le loisir d'admirer les brûlures roses et boursouflées en forme de blason ombrien - un marteau croisé sur un épi de blé, coiffés d'une couronne - qui recouvrait une grande partie de son corps.

— Mhùron est un maître en torture, reprit-il et relâchant son col. Nous devons la retrouver avant qu'il ne lui fasse du mal.

Les pas pressés de Tillian se ruèrent vers la porte avant de freiner soudain dans un demi-tour. Il n'avait pas choisi cette cuisine au hasard.

— Je venais chercher quelqu'un, se rappela-t-il.

— Dans les cuisines ?

Il hocha le menton.

— Il n'y a personne d'autre que nous, j'en ai peur.

Le prince les contourna tous les deux, s'arrêtant devant la lourde porte d'un cellier. Il poussa de tout son poids sur ses paumes, et le battant pivota. Il pénétra d'une démarche lente dans le garde-manger où la froide pénombre était seulement tranchée par une lame de lumière venue des cuisines dans son dos.

Un bruit à sa gauche l'alerta.

Lorsqu'il tourna soudain la tête, un choc latéral envoya ses omoplates s'écraser contre une étagère en bois. Il jura entre ses dents. Des pommes basculèrent d'une cagette et roulèrent sur le sol en étoile autour du prince et de son assaillant encapuchonné.

La pointe d'un objet tranchant s'enfonça dans la peau fine de sa gorge. Il redressa le menton sous la morsure du métal.

Sur son buste, une paume effleura l'ovale de son hörr et d'un mouvement aussi brusque que celui qui avait collé son agresseur contre lui, ce dernier s'arracha à son corps en quelques pas gourds. Des doigts effleurèrent le bord de la capuche et lorsqu'il la rabattit, les grands yeux monochromes de Syssana s'écarquillèrent de confusion.

— Je suis désolée..., bégaya-t-elle. Avec toutes ces cavalcades et ces échos de combat qui me parvenaient, j'ai cru que ma cache avait été percée à jour et que vous étiez tous tombés.

— C'est bien peu de crédit à nous accorder, la taquina Tillian.

Le nez plat de l'aküanide se plissa de contrariété.

— J'ai vraiment cru que j'allais mourir de peur, seule ici.

Il secoua la tête, sincèrement désolé et s'arracha à l'étagère chargée de fruits. Ses yeux se posèrent sur l'objet que Syssana avait au poing : une sorte de pièce de métal roulée sur elle-même et effilée. Elle suivit son regard, et grimaça.

— Je l'ai fait avec le cerceau d'un tonneau d'eau-de-vie, lui expliqua-t-elle en le glissant sous sa cape. Je commençais à trouver le temps long.

— Le plan ne s'est pas déroulé exactement comme nous le prévoyions. Nos compagnons sont disséminés dans toute la forteresse à l'heure qu'il est. Je n'ai même aucune idée de la situation. Je suis venu te chercher afin de t'emmener au point de rendez-vous. Une fois là-bas, tu attendras nos compagnons et je retournerai au château. Je dois trouver ma mère.

— Votre mère ? Mais...

Son exclamation fut coupée par une forme blanchâtre qui passa au travers du mur, la mine soucieuse et le front plissé. À la vue de Martial, Syssana poussa un couinement. Son sursaut la fit trébucher sur une pomme et elle s'étala au sol, dans un ballet d'étoffes sombres. Une main secourable la remit sur ses pieds et, lorsqu'elle se libéra enfin la tête de sa cape, c'est un visage d'ogresse qui fixa sur elle ses yeux perçants.

— Tu n'es pas bien dégourdie, ma petite. On se demande comment tu fais pour être encore en vie.

Syssana jeta un regard appuyé à Tillian. Il soupira.

— Vous ne croyez pas si bien dire, Eyvie.

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