Chapitre Trente-huit, Et la magicienne Veritas
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Eleon regardait ses doigts sans comprendre comment la main de Gelt, qu'elle tenait encore fermement dans la sienne quelques secondes plus tôt, avait pu disparaître et, avec elle, le jeune homme tout entier.
La totalité de ses sens en alerte, elle lança un filet de magie, sondant et quadrillant le périmètre sur une dizaine de mètres, mais ce dernier revint bredouille. Aucun magicien n'avait lancé de sort ; elle l'aurait senti. Alors quoi ? Qui venait de faire disparaître Gelt et pourquoi ?
Reprenant contenance et mettant de côté ses interrogations, elle se tourna vers les membres de son escorte. : la reine Louve Elenora Roy'Quin, le commandant de ses Lames Rouges, un Algaël à l'impressionnante moustache blonde et un mercenaire aux cheveux courts et à la bouche fendue d'une ancienne cicatrice sans doute récoltée lors de l'une de ses missions monnayées ou d'une bagarre de taverne.
Louve chercha son fils des yeux. Mais avant que la reine ne mette des mots sur la panique qui faisait briller ses iris noirs, la princesse la rassura :
— Nous le retrouverons, promit-elle. Un problème à la fois. Pour le moment, nous devons remettre de l'ordre à la tête de la forteresse. Et plus que tout, reine Louve, j'ai quelque chose à vous montrer.
La reine ne voulait pas – ne pouvait pas – perdre son fils une seconde fois. Mais elle ravala la peur qui étreignait son cœur. Elle n'avait pas le choix. Elle devait se convaincre que sa subite disparition était le fruit d'alliers afin de garder la tête froide et d'aider Eleon Mhùron à reprendre les reines de son fief. Car, sans vraiment comprendre comment cela avait pu arriver, une véritable frénésie s'était emparée de la cour toute entière. Eleon, Louve, Aram, Vania et Dukan étaient cernés par des courtisans qui se battaient entre eux, poussés par la peur et galvanisés par une garde en sous-effectif et donc moins efficace à étouffer les émeutes.
Ils étaient à l'apogée de la panique qu'avait engendrée l'arrivée du loup-garou.
Rien qu'autour d'eux, tandis qu'ils se trouvaient désormais dans la cour intérieure du large édifice, deux filles de cuisine, se chamaillaient un cygne rôti, un groupe de courtisanes s'arrachaient perruques, boucles d'oreilles et colliers de perles, trois gardes tentaient de repêcher le nobliau qui se noyait dans l'une des fontaines et deux titrés de bonne famille de battaient en duel à l'épée sans raison apparente.
Tout ce petit monde avait besoin de repères, sans quoi, ce serait vite l'anarchie. Sentaient-ils que leur roi était mort ? Pouvaient-ils ressentir ce lien qui s'était brisé à la seconde où Silla Mhùron avait rendu son dernier soupir ?
Oui, Louve devait être forte et faire passer son fils au second plan. Eleon et elle avaient une ville à redresser.
Vania tourna la tête vers le mercenaire qui s'était discrètement éclipsé pour se diriger vers un buisson de buis taillé en boule. La mine déterminée, il était penché sur le corps d'un palefrenier et s'évertuait à déboutonner son veston de cuir brun.
— N'en avez-vous pas assez de déshabiller des hommes inconscients, Briss'Eroül ?
— Je vous rassure, je préfère nettement dévêtir des femmes conscientes, mais je commence à trouver mon accoutrement terriblement inconfortable et je pense que ce généreux donateur ne m'en voudra pas de lui emprunter ses frustes nettement plus à mon goût.
Tout en parlant, il avait déjà ravi son veston à boutons et sa chemise de lin au serviteur. Son regard descendit sur son pantalon, puis fit la navette entre celui-ci et son ridicule caleçon de taffetas orange piqué de perles sur l'entrejambe. Avec un soupir, il décida que le haut du corps serait sa priorité, mais lui retira ses bottes – bien plus confortables que les petits souliers a boucles qu'il portait encore.
— J'espère que vous savez marcher et changer de tenue en même temps, lui lança Eleon d'une voix froide, parce que nous ne nous arrêterons pas.
La princesse se retourna, retroussa ce qui restait des jupons de mousseline de sa sublime robe jaune poissée de sang et monta d'un pas vif les marches du monumental escalier à double révolution qui permettait de passer de la cour d'honneur à la Galerie des colonnades, une pièce monumentale et centrale de la forteresse de Mhùron, longue de plusieurs centaines de mètres et qui ne dénombrait pas loin de mille colonnes de bronze, de marbre, de bois noble ou de granit.
Ils parcoururent quelques dizaines de mètres dans la galerie sans s'arrêter sur le faste et la richesse architecturale de ce monstre d'abondance, passèrent par une porte dérobée utilisée par les gardes et les serviteurs du château, longèrent plusieurs couloirs et descendirent d'encore plus nombreux escaliers avant d'arriver devant la porte du poste de commandement. En plus du faste des lieux, ils évitèrent également de porter leur attention sur les dizaines de corps qui jonchaient les différentes salles qu'ils traversaient. Eleon refusait de penser que chaque cadavre était l'un de ses sujets, l'un des siens. Si son père n'avait pas perdu la raison dans sa quête de vengeance et de pouvoir, l'odeur du sang de son peuple n'aurait pas, à cet instant, assailli ses narines au point de lui donner la nausée.
Devant la princesse, un jeune soldat à peine assez épais pour remplir son plastron donnait des ordres à des militaires ombriens - deux fois plus agés que lui - qui s'occupaient d'entasser dans un coin, les corps de leurs frères tombés en combattant.
— Allez chercher de quoi les transporter dehors. Nous ne pouvons pas les laisser ici. Il nous faut du bois pour le bûcher funéraire.
Eleon s'approcha. A la seconde où il l'aperçut, ses talons s'aimantèrent et l'espoir alluma ses yeux gris.
— Votre Altesse ! Vous êtes en vie ! Quel soulagement, que de...
Les yeux du jeune soldat fusèrent vers les quatre personnages qui l'accompagnaient, et il dégaina son épée, protégeant sa princesse de son maigre pectoral.
— Vous ! cria-t-il en brandissant son arme sur l'Algaël, le commandant et le mercenaire. Je vous ai vu tuer mes frères d'armes ! Que vouliez-vous faire de notre princesse ? La tuer ? Rançonner sa vie ? Parlez avant que je ne repeigne ma lame avec votre sang.
Dukan et Vania échangèrent un regard, mais évitèrent de faire monter l'amusement qu'ils ressentaient jusqu'à leurs yeux. Ils ne tenaient pas à mourir bêtement. Aram lui, avait posé sa paume sur son sabre. Aucune menace n'exultait de son grand corps, mais il était prêt. Juste au cas où...
— Nous serions de bien mauvais maîtres chanteurs si tel était le cas, nota Vania, les paumes en l'air. Il me semble que lorsque l'on séquestre quelqu'un, il vaut mieux lui lier au minimum les mains, n'est-ce pas ?
Un léger froncement de sourcil accueilli la remarque de l'Algaël qui sourit en se lissant la moustache. Le soldat se tourna d'un quart vers la princesse, son regard posé sur ses poignets nullement entravés.
— Dans ce cas, qu'est-ce...
— Nous n'avons pas le temps, intervint Eleon en contourna le jeune soldat. Considérez mes compagnons comme des alliés de la couronne.
— Mais ils...
— Ils ont sauvé notre Royaume d'un mal bien au-delà de votre compréhension. Alors, contentez-vous d'obéir à votre princesse...
Elle fixa un instant, les deux étoiles frappées sur son plastron qui indiquait son grade et poursuivit :
— ... lieutenant. J'ai besoin de m'entretenir avec votre supérieur. Où est le général Jeremya ?
Il pinça les lèvres. Ses yeux se posèrent une brève seconde sur le tas de cadavres qui n'en finissait pas de grossir. Eleon comprit le message.
— Mort, Votre Altesse. Il semblerait qu'il ait été en première ligne lorsque le loup a attaqué la salle de bal.
— Les commandants G'row et Abern'On ?
— Morts également, Votre Altesse. Je dois aussi vous informer que... la commandante Hequil'y a disparu, que le capitaine Say'On est sans doute un traitre et qu'une large partie du sombre régiment a été décimée. Droguée et assassinée de sang-froid, Votre Altesse. J'ai également envoyé un détachement à la recherche de notre roi. Il semblerait qu'il soit parti à la poursuite des assassins infiltrés dans le château à qui l'ont doit... (Il engloba le corridor et les cadavres d'un mouvement de bras à la fois las et colérique.)... ceci.
Eleon serra les poings dans son giron.
— Qui vient ensuite dans l'ordre de hiérarchie ?
Le jeune lieutenant rougit jusqu'aux oreilles.
— Heu... moi, Votre Altesse.
— Vous ? Mais... ?
Il haussa les épaules en soupirant, mettant des mots sur la pensée qu'elle s'était refusé de lancer à voix haute.
— Je n'ai pas l'air d'avoir plus de dix-huit ans, Votre Altesse ? Non, vous avez raison.
Ce fut au tour de la princesse ombrienne de rosir légèrement. Elle se sentit bête. Elle non plus n'avait pas plus de dix-huit ans, à vrai dire, elle venait à peine de finir le premier jour de sa majorité qu'un Royaume entier lui tombait sur le dos.
Sa propre jeunesse et son inexpérience se reflétant dans les yeux trop bleus et trop doux du jeune soldat, elle se sentit tout à coup comme une enfant que l'on aurait jetée à l'eau sans sa bouée. De l'extérieur, avait-elle l'air aussi jeune que lui ? Aussi fragile ?
Bien sûr, elle avait passé sa vie à apprendre politique, stratégie et tactique militaire, sans parler de la gestion de crises, mais la théorie était bien loin de la pratique. Elle se sentait soudain submergée par la tâche gargantuesque qui l'attendait.
On posa une main légère sur son épaule, la contournant. Louve s'approcha du soldat et posa son regard si caractéristique sur lui. Il ne fut pas long à comprendre qui il avait devant lui, puisque les magiciens aux yeux si sombres se comptaient sur les doigts de la main.
— Reine Roy'Quin, souffla le lieutenant qui, tout à sa stupéfaction oublia de refermer la bouche.
— Vous savez qui je suis ? Bien. Maintenant, écoutez attentivement ce que je vais vous dire, lieutenant. Vous allez dépêcher tous les messagers qui se trouvent dans cette forteresse. Envoyez-les dans les villes possédant les garnisons les plus proches et faites venir le plus de soldats possible dans la capitale. Nous sommes à un tournant de l'histoire du Royaume d'Ombria, la cité doit être sécurisée avant que les émeutes se propagent. Puis-je vous demander cela, lieutenant ?
Le jeune soldat acquiesça d'un signe de tête, puis, se rappelant à qui il avait affaire, bomba le torse.
— Oui, Reine Roy'Quin !
— Quel est votre nom, lieutenant ?
— Drenel, Reine Roy'Quin. Ellan Drenel.
— Bien, lieutenant Drenel. Je vais vous confier un secret. Quelque chose de si dangereux pour la princesse que j'en tremble d'effroi rien qu'à l'idée de vous le révéler.
Le torse du soldat se bomba un peu plus si possible.
— Vous pouvez me faire confiance ! Je donnerai ma vie pour ma princesse.
— C'est ce que je voulais savoir Lieutenant Drenel. Merci de me conforter dans mon choix. Je sens que nous pouvons vous faire confiance.
À partir de là, Louve broda une monstrueuse histoire, si proche de la vérité, qu'elle doutât elle-même qu'elle fût un mensonge.
Jalouse de la nouvelle favorite du roi et de son héritier, Lady Marga Dell'Garh avait échafaudé un plan afin de se débarrasser de la mère et de l'enfant. Le loup-garou n'était autre qu'une diversion montée de toute pièce par ses soins afin d'isoler Euridice et de détourner l'attention de la garde.
Cette partie-là, le soldat l'avala sans même une gorgée d'eau pour faire passer le tout ; il était de notoriété publique que Lady Dell'Garh était jalouse comme un pou et voyait d'un mauvais œil l'ascension fulgurante de la belle inconnue rousse qui avait si vite pris sa place dans le lit du roi. Louve, certaine que le poisson était ferré, continua donc son histoire :
Une fois qu'elle fut certaine que personne ne remarquerait que la favorite manquait à l'appel dans la panique générale, elle la poussa à l'écart de la salle de bal, un couteau pointé vers son ventre arrondi. Mais c'était sans compter sur la vivacité d'esprit du seigneur Mhùron qui avait vu les deux femmes s'éclipser et qui avait immédiatement compris qu'il se tramait quelque chose de mauvais. Alors qu'il les suivait à la trace avec l'un de ses détachements de vampires, il fut attaqué par le loup-garou qui réussit à le mordre au bras.
A ce moment-ci, le souffle manqua au jeune lieutenant captivé. Il voulut demander, la boule au ventre, comment allait son souverain, mais un regard de Louve suffit à lui faire ravaler sa question.
Fort de sa magie, le roi réussit à se débarrasser du loup, mais fut le seul survivant parmi les hommes de son escorte. Il suivit les traces laissées par ses deux favorites dans un tunnel secret jusqu'à une ancienne imprimerie désaffectée. Là, affaibli par le venin de loup-garou, il s'était fait surprendre par Lady Dell'Gar qui...
— ... lui a planté un poignard dans le dos.
— Vous... vous voulez dire que... hoqueta le soldat.
La mine sombre et affectée de la reine Louve lui donna la réponse à cette question si difficile à formuler.
— Je suis désolée. Nous sommes arrivés trop tard. Nous avons tenté de le sauver et d'arrêter son assassin, mais son âme était déjà loin, et elle aussi. Elle nous a filé entre les doigts. Nous pensons que la commandante Diya Hequil'y était de mèche. Nous ignorons ses motivations, mais il semblerait que ce soit elle qui ait empoissonné ses propres hommes afin de laisser à sa complice une meilleure marche de manœuvre.
Presque aussi estomaquée par l'histoire contée par Louve que le pauvre soldat effondré, Eleon eut du mal à contenir le regard admiratif qu'elle posait sur elle. A la place, elle garda les yeux baissés. Elle n'avait pas besoin de feindre l'affliction ; son père lui manquait atrocement. Tant, qu'elle ne comprenait pas comment elle tenait encore debout.
Le soldat entama un mouvement vers elle, mais la main réconfortante qu'il voulait poser sur son épaule s'arrêta bien avant de toucher la princesse et retomba sur son flanc.
— Je suis désolé, Votre Altesse.
Eleon renifla.
— Ne le soyez pas, lieutenant. Vous n'y êtes pour rien.
— Si seulement nous avions pu...
— Nous ne pouvons revenir sur le passé. Mais si vous voulez vraiment vous amender, faites ce que la reine Louve vous a demandé. Envoyez les messagers. Remettez de l'ordre dans cette forteresse. Vous pouvez faire cela pour moi ?
— Tout ce qui vous plaira ma... reine.
Eleon hocha la tête, satisfaite, puis se tourna vers son escorte.
— Louve, venez avec moi. J'ai besoin de vous montrer quelque chose. Vania, vous aussi. Nous aurons besoin de vos... talents uniques.
— Je ne quitte pas ma souveraine, grogna Aram.
La princesse secoua la tête.
— Vous êtes un soldat aguerri, commandant. Peut-être le seul qui reste dans toute la forteresse. Je vous prie de bien vouloir aider le lieutenant Drenel.
Il ouvrit la bouche.
— S'il vous plaît.
Après un regard appuyé vers sa reine et un nouveau grognement, le grand soldat donna son assentiment.
— Allez, viens-là, gamin, je vais te montrer comment préparer les cadavres pour que l'odeur de mort n'envahisse pas tout l'édifice. Dukan, venez avec moi. Et Vania ?
La moustache de l'Algaël se tourna vers lui.
— Je vous confie la vie de notre reine. Foirez cette mission et...
— Je ne foire jamais de mission, Lame.
— Bien. Ne commencez pas aujourd'hui.
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