Chapitre Trente et un, Son cœur inanimé

***

Léné enfonça son poing dans la poitrine d'un soldat et d'un mouvement sec, en ressortit son cœur.

Resté en retrait en raison de son hörr toujours actif, Tahis le regarda faire des ravages contre le détachement de soldat qui bouchait l'entrée du petit salon dans lequel se trouvaient leurs compagnons. À la décharge du vampire, ils n'avaient pas le temps de faire dans la dentelle et épargner des vies ne ferait qu'amoindrir les chances de survie d'Annabelle. Il grimaça néanmoins lorsque Léné brisa une colonne vertébrale en deux à l'aide de son genou. Un frisson parcourut son échine quand le craquement sinistre des os retentit. Léné plongea ses crocs dans une jugulaire et s'octroya quelques gorgées de sang frais. Lorsque le corps presque étêté de sa victime roula aux pieds de ses camarades encore vivants, l'un d'eux pissa dans ses chausses.

Même à vingt contre un, les soldats n'avaient aucune chance.

Au moment où ils avaient tous deux déboulé derrière les soldats, ces derniers étaient en train d'enfumer la salle. Après avoir allumé les mèches des fumigènes créés à partir de salpêtre et de sucre cuit, ils lançaient les projectifs dans la salle. De cette dernière, une épaisse fumée blanche s'échappait déjà, à la grande satisfaction de deux gradés qui attendaient patiemment que leurs petites souris s'échappent de leur inaccessible repère pour les cueillir sans plus d'effort. L'arme au poing, leur entière concentration focalisée sur la porte, ils ne virent pas le vampire qui se glissa derrière eux, les attrapa par l'arrière de la nuque et leur brisa nettes les cervicales.

Lorsqu'il ne resta plus un seul soldat debout, Léné se tourna vers Tahis. S'il n'avait pas porté sa tenue noire de soldat du Sombre Régiment, le vampire aurait certainement été paré des couleurs du sang.

Ils marchèrent sur des cadavres afin de pouvoir pénétrer dans la petite pièce encombrée. L'odeur douceâtre - presque écœurante, cuivrée et entêtante du sang et des fluides vitaux répandus sur le sol assaillit les narines de Léné, qui marqua une légère pause. Tahis l'attrapa par le bras.

— On n'a pas le temps de rêvasser, Léné ! Si tu ne donnes pas ton sang à Annabelle, dans les minutes qui suivent, elle risque d'y passer. Alors, ressaisis-toi !

Comme ses comparses, Léné ne s'était pas nourri depuis de longues semaines afin d'éveiller ses instincts et d'en faire un meilleur soldat. Plus puissant et plus impitoyable. L'odeur du sang qui gorgeait la pierre poreuse du sol et imbibait les vêtements des vivants et des morts était comme un appel au carnage. Mais elle devait passer au-dessus de tout.

Faisant le vide, occultant l'odeur délicieuse, il verrouilla sa soif et ne se concentra plus que sur le corps tremblant et recouvert d'une cape ensanglantée qui gisait dans un coin de la pièce. Autour d'elle, les silhouettes d'Euridice, de Gelt et d'un homme blond qu'il n'avait jamais vu tentaient d'expulser l'épaisse fumée de leurs voies respiratoires. Secoués par des quintes de toux, ils levèrent néanmoins la tête à l'approche des deux immortels.

Tahis s'accroupit le premier auprès d'Euridice et glissa ses deux paumes derrière sa nuque, caressant ses joues. Sa robe en soie était couverte de sang et plusieurs entailles sur sa peau saignaient.

— Tu n'as rien ?

Elle secoua la tête.

— Et le bébé ?

Elle soupira, mais répondit néanmoins.

— Toujours accroché. La colère de tous les Dieux pourrait se déchaîner sur terre que ce petit emmerdeur tiendrait toujours.

Tahis la rabroua d'un regard, mais l'attention de l'Algaël était déjà focalisée sur Léné, qui accueillait Annabelle dans ses bras comme un oisillon blessé. Si frêle qu'au moindre contact ses ailes semblaient pouvoir se briser. Après une brève inspection, les yeux vermeils du vampire croisèrent ceux de l'elfe.

— C'est ton sang qui lui a fait ça, Tahis ?

Il hocha la tête en silence, la mine sombre et coupable. Mais Léné se fichait de ses états d'âme. Ce qui lui importait, c'était comprendre au plus vite afin d'agir avant qu'il ne soit trop tard.

— As-tu déjà été témoin d'une telle réaction ?

— Malgré ma longue existence, j'ai rarement eu l'occasion d'essayer de soigner une humaine déjà liée par le sang à un vampire.

Léné prit sa réponse sarcastique pour ce qu'elle était : un non maladroit dû à une inquiétude sincère.

À son tour Gelt prit la parole :

— Qu'est-ce qui lui arrive ?

— Elle fait un rejet.

— Alors, tu dois recréer votre lien. Comme la première fois, sur le bateau lorsque tu l'as guérie.

Il secoua la tête semblant réfléchir.

— Je n'ai pas besoin de recréer mon lien avec elle, il ne s'est jamais brisé.

Gelt ouvrit de nouveau la bouche, mais Léné ne l'écoutait plus. Il dégagea une mèche poisseuse du visage en sueur d'Annabelle. Elle était frissonnante et agitée, ses paupières tremblantes battaient sur ses yeux révulsés. Contre sa poitrine, il sentant son rythme cardiaque accélérer brusquement puis décélérer aussi vite. Sa peau brûlante semblait vouloir la consumer en entier. Malgré son état, elle ouvrit les yeux, lorsqu'il lui caressa doucement le visage. Ses sourcils plissèrent la peau de son front.

— ...devrais pas... être là.

Il sourit malgré son inquiétude. Même aux portes de la mort, elle tenait ses positions. Elle avait décidé de le haïr ? Elle le ferait jusqu'au bout. Comment avait-il pu passer à côté d'elle ? Comment avait-il fait pour ne voir que l'humaine fragile au lieu de cette force de caractère à toute épreuve. Annabelle n'était pas parfaite, non. Elle était juste faite pour lui.

— Au contraire, petit chat, murmura-t-il avec une infinie douceur, ses lèvres prenant la température de son front à l'aide d'un baiser. Je n'ai jamais été plus à ma place.

Annabelle ne répondit pas, trop faible et trop concentrée à retenir la bile qui rampait le long de son tube digestif pour pouvoir répliquer.

Derrière eux, Vania avait essuyé le sang de son épée d'emprunt et montait la garde devant la porte. La forteresse était encore pleine de soldats. Il ne leur faudrait pas longtemps avant que les galons soient cousus sur une nouvelle veste et qu'une troupe fraîche ne tente à son tour de les déloger.

— Nous devrions bouger, commenta-t-il presque pour lui-même, les yeux rivés sur la salle de bal figée dans la mort.

— Impossible, répondit Léné. Elle est trop faible pour être transportée. Je dois la soigner ici et maintenant.

— Dans ce cas, restez ici, je pars en reconnaissance.

— Attendez !

Tahis se redressa d'un bon, main en avant.

— Je viens avec vous !

Il écarta les pans de sa chemise sans quitter l'Algaël des yeux, dévoilant son hörr.

— Mais d'abord, enlevez-moi ça. Mon épée me démange.

Vania hocha la tête avec un sourire entendu et ils disparurent tous les deux derrière la porte. Euridice se rapprocha de ses deux derniers compagnons. Gardant le silence, elle prit l'une des mains d'Annabelle dans les siennes.

Léné posa un regard interrogatif sur Gelt.

— La dernière fois que j'ai donné de mon sang à ta sœur, tu voulais me tuer.

— Et j'en ai toujours envie. Mais elle passe avant mes états d'âme. Soigne-la. C'est tout ce que je te demande.

La maintenant contre lui d'une main, il tendit son poignet à Gelt.

— Si tu pouvais avoir la gentillesse de relever ma manche...

Le jeune homme ravala un commentaire mauvais et s'exécuta. Léné porta ensuite sa main à ses lèvres et planta ses canines dans la peau fine. Lorsqu'un filet coula le long de son avant-bras, il déposa sa plaie fraîche sur la bouche d'Annabelle. Elle ne réagit pas.

— Allez... Bois, petit chat...

Elle grogna faiblement, incapable d'en faire plus. Ignorant que son salut n'attendait que ses lèvres ouvertes pour glisser dans sa gorge.

— Elle ne boit pas, s'inquiéta Gelt.

— J'ai vu, merci.

Il passa une main tremblante et nerveuse dans ses cheveux bruns.

— Elle est trop faible. C'est trop tard !

Irrité, Léné attrapa le jeune homme par le col, de sa chemise.

— Ferme-la.

Il le repoussa sans ménagement et reporta son attention sur Annabelle. Gelt se redressa sur ses genoux. Son ego blessé lui fit ouvrir la bouche, mais Euridice s'interposa.

— Soit tu te calmes, soit tu sors.

Il se mordit la langue, les épaules basses.

— Elle va mourir, Euridice...

Mais Léné n'était pas de cet avis. Tant que le cœur d'Annabelle battrait, il gardait espoir. Avec mille précautions, il l'allongea au sol, lui prit le visage à deux mains et bascula sa tête en arrière, lui entrouvrit ensuite la bouche. Une nouvelle fois, il mordit dans son bras, puis se mit à aspirer. Les lèvres colorées de rouge, il se pencha sur la jeune femme et l'embrassa. Le sang qui lui emplissait la bouche passa dans celle d'Annabelle, coulant dans sa gorge.

Léné recommença son procédé. Méticuleux. À la fin de sa troisième tentative, il garda ses deux paumes sur les joues d'Annabelle, les caressant de ses pouces.

Il attendit.

Ils attendirent tous les trois.

Lorsqu'Annabelle ne réagit pas, Léné sentit son âme se fendre en deux. Elle ne pouvait pas partir. Pas comme ça. Pas alors qu'il avait tant de choses à lui dire. Pas tant qu'elle ne lui aurait pas pardonné.

Il voulait être égoïste. Il voulait qu'elle vive pour pouvoir l'aimer.

— Annabelle..., l'appela-t-il, presque comme une supplication.

À cet instant, si la jeune femme avait été consciente, elle aurait sans doute haussé un sourcil perplexe. Il ne l'avait jamais appelée par son prénom. Mais elle demeura inerte. Ses tremblements ayant cessé.

Il lui caressa les cheveux, dégageant son visage de mèches engluées de sang séché.

— S'il te plaît...

Euridice posa une main sur le bras de Gelt et le tira en arrière avec elle. Il voulut se dégager, mais l'étincelle qu'il vit briller dans les yeux de la jeune femme lui scella les lèvres. Des larmes dévalant ses joues, il recula avec elle contre l'un des murs du salon. Un sanglot s'échappa d'entre ses lèvres et les bras d'Euridice se refermèrent autour de ses épaules.

Léné continua à caresser la joue d'Annabelle, des suppliques inaudibles sur la bouche, dans les yeux, à travers ses moindres gestes. Tout son être la suppliait de revenir. Elle pouvait bien se réveiller et le frapper si elle le désirait. Tout ce qu'il demandait c'était entendre son cœur battre et ses paupières s'ouvrir.

Les yeux du vampire changèrent progressivement de couleur. Le sang de ses iris s'estompa peu à peu pour se teinter d'un orage gris sombre. Triste. Morne.

Sa soif remplacée par l'affliction. Était-il vraiment possible de souffrir autant. De soudain se sentir si seul en l'espace d'une seule seconde ? Pourquoi n'arrivait-il plus à respirer, à ressentir autre chose que la perte ? Immense. Noire.

Ses yeux brûlants versèrent la première larme d'une longue existence. Puis le premier flot comme s'il ne leur était désormais plus possible de l'endiguer.

Son esprit ne voulait pas comprendre ce qui était en train de se passer. Annabelle ne pouvait pas mourir. Elle n'avait pas le droit.

Il la prit dans ses bras et la pressa contre lui.

— Ne me donnes pas raison, petit chat. Tu ne peux pas mourir. Tu n'es pas une humaine faible et fragile. Tu es plus que ça. Bien plus que ça... Je t'en supplie. Reviens.

Léné ferma les yeux. Il resserra plus étroitement ses bras autour du corps d'Annabelle. Il refusait que quelque chose les sépare, fût-ce de l'air. Il devait la sentir contre lui. Chaude, vivante. La berçant, il continua à lui parler.

— Je me mentais à moi-même. De tous, j'étais le seul qui ne voyait pas à quel point tu étais importante pour moi. À quel point tu m'as changé. Je ne te l'ai jamais dit, mais... en près de deux cents ans d'existence, je ne me suis jamais senti aussi vivant que lorsque tu m'as regardé avec affection pour la première fois.

Les paupières toujours résolument closes, Léné entendait les sanglots de Gelt et Euridice en trame de fond. Mais ils n'étaient que des échos parasites. Sa concentration et son ouïe étaient focalisées sur un son si ténu que même ses oreilles de vampire avaient du mal à le distinguer.

Un battement de cœur.

Non, pas un. Deux.

Nés au même instant. Identiques. Synchronisés. Deux rythmes jumeaux.

Le cœur d'Annabelle battit une seconde fois. Puis une autre.

— Reviens, petit chat.

Annabelle ouvrit brusquement les yeux, avalant l'air par petites respirations saccadées comme si elle venait de crever la surface d'un bassin après une longue apnée.

Lorsqu'elle comprit qui la tenait pressée contre lui, elle se dégagea brusquement. D'autres bras l'accueillir et lui créèrent l'abri dont elle avait besoin. Leurs deux visages baignés de larmes, Gelt et Euridice l'étreignirent avec la force que donne le soulagement qui suit un trop grand désespoir.

— Mes Dieux, Anna ! On t'a cru morte !

Mais la jeune femme n'écoutait pas. Ses yeux étaient rivés sur Léné. Il lui sourit, son visage rayonnant d'affection, puis tendit la main vers elle. Elle recula, se pressant contre ses deux compagnons. Sa famille.

— Qu'est-ce qu'il fait là ? demanda-t-elle d'une voix brusque et atone, arrêtant net le geste du vampire.

— Il vient de te sauver la vie, répondit Euridice presque aussi retournée par le ton de son apprentie que Léné.

Annabelle leva la tête vers son amie, mâchoires serrées.

— Et depuis quand tu le défends ?

— Anna..., tenta Gelt.

Elle l'ignora, faisant face à Euridice.

— Depuis que j'ai compris que l'on ne sortirait jamais d'ici vivant sans un petit coup de pouce.

— Il n'est pas fiable, Euridice. Il nous a déjà trahis une fois, il peut tout à fait recommencer.

— Je ne pense pas que l'on ait encore le choix...

— Et si c'était encore un des jeux de Mhùron ? Ou même d'Eleon ? Léné est une de leurs marionnettes, il ne lui a pas soudainement poussé une conscience entre les deux yeux !

— Vous êtes au courant que je ne souffre pas de surdité, n'est-ce pas ?

Annabelle lui jeta un regard noir. Au fond d'elle, elle sentait le lien qui l'unissait à Léné pulser et répandre sa chaleur dans son corps. Gorger ses muscles d'énergie.

Et la consumer.

Au coin de ses yeux, des larmes impuissantes brillèrent puis se décrochèrent de ses cils comme des fruits mûrs.

Comment aimer pouvait-il faire si mal ?

L'entrée de Vania et Tahis dans le salon rompit l'instant et leurs regards se détachèrent.

— Une nouvelle garnison arrive, cria l'elfe dont le dos était désormais orné d'un carquois et d'un arc ombrien.

— Nous avons moins de dix minutes pour prendre le large, compléta Vania.

Euridice aida Annabelle à se rhabiller à la discrétion d'une cape tendue entre elles. Les discussions fusèrent, mêlées d'interrogations. Quel serait le meilleur moyen de leur échapper ? Fallait-il les affronter ? Fuir ?

Resté à l'écart, Léné posa son poing contre sa cage thoracique. Une douleur lancinante partait de sa poitrine et se diffusait dans ses bras et ses jambes, enflammant ses veines. Sous ses doigts fermés, quelque chose venait de s'animer. Une chose impossible.

Une chanson à la mélodie douce engourdit son esprit, se rependit dans ses os, caressa ses oreilles :

Quand le fils de l'Obscurité,

Fut tombé en amour,

Il ouvrit sa chair pour,

En libérer son cœur inanimé.

Le présentant à son amie,

Qui, d'un baisé délicat,

Entre ses lèvres grenat,

Lui insuffla la vie.

— Léné !

Il battit des paupières comme pour chasser un mauvais rêve. Les sourcils froncés d'Euridice envahirent sa vision.

— Est-ce que tu m'as entendue, au moins ?

Tous les regards étaient rivés sur lui, attendant une réponse à une question qu'il n'avait ni écoutée ni entendue.

— Je... non, avoua-t-il, laissant retomber son poing le long de sa hanche.

— Nous devons retrouver Tillian, Silla et la Pierre.

— N'oublions pas la reine Louve et trois de mes compagnons de route, intervint Vania.

Euridice se massa les tempes. Ils n'y arriveraient jamais s'ils se mettaient à la recherche de tous leurs alliés disséminés dans la forteresse. Une chose à la fois.

— Léné, Mhùron possède-t-il des armes capables de tuer les vampires ?

Il chassa de son esprit les dernières notes de la chanson. Il n'avait pas le temps d'y penser.

— Une grande partie du Sombre Régiment a été neutralisé. Il ne reste qu'une poignée de vampires dans tout le château.

Des regards interrogatifs accueillirent sa déclaration.

— Longue histoire. Vous demanderez des explications à l'elfe. C'était son plan. Pour ce qui est du reste de l'armée, ils sont humains, mais sont trop nombreux pour que nous les affrontions de front. Nous allons passer par les souterrains.

— Très bien, mais nous allons devoir nous séparer.

Léné acquiesça d'un mouvement de tête.

Moins de deux minutes plus tard, deux groupes s'étaient formés. L'un prendrait les souterrains afin de suivre la trace de Silla Mhùron. L'autre se chargerait de retrouver leurs compagnons au sein de la forteresse et de trouver une issue de secours afin de faciliter leur fuite.

Vania désigna l'entrée du passage secret du pouce.

— Partants pour une petite classe de spéléologie ?

Euridice lui envoya son poing dans l'épaule et il couina, la moustache frétillante de consternation.

Tout restait à faire et rien n'était gagné, mais les poitrines débarrassées des hörrs se soulevaient d'espoir.

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