Chapitre Trente-deux, Ou l'odeur du sang

***

Louve Elanora Roy'Quin remontait à vive allure l'étroit et sombre tunnel du passage dérobé, ruminant sur sa magie absente, son corps épuisé et ses yeux vieillissants. La pleine lune aidant, et afin de compenser ses défaillances humaines, la bête qui partageait son corps depuis sa naissance s'éveilla, augmentant et affinant de façon exponentielle ses autres sens.

La traque commençait.

Avisant soudain d'une tache sombre sur le mur qu'elle longeait, elle passa le bout de ses doigts dessus, les teintant de grenat. Elle les porta ensuite à son nez puis expira profondément afin de s'imprégner de l'odeur cuivrée. Pour la vue et l'odorat d'un humain classique, ce qui tachait ses doigts n'était autre que du sang. Un sang dont la provenance exacte n'aurait pu être déterminée par des sens atrophiés. Mais pour elle, née de l'union de deux loups-garous, il se paraît d'un millier d'indices.

D'abord, il n'était pas le fruit d'un seul corps, mais bien de trois. Trois sangs différents qui s'étaient mêlés lorsque leurs propriétaires avaient arpenté, blessés, ce même tunnel quelques longues minutes avant elle. Ensuite, deux étaient humains, le troisième vampire. Elle pouvait sentir la pestilence de son ennemi naturel derrière l'odeur métallique. Comme les effluves capiteux d'un bouquet de roses fanées ou les chairs à peine boursouflées d'un cadavre frais. Il sentait le poison aux notes d'amande amère. Sa peau se piqueta d'un millier d'ondulations nerveuses. Le vampire était, des trois, le plus sévèrement touché. C'est son sang qui se retrouvait en plus grande quantité sur le sol et les murs.

Louve essuya ses doigts sur sa robe et poursuivit son chemin sillonné de traces pourpres.

Elle avait paru si sûre d'elle plus tôt lorsqu'elle avait proposé de retrouver la princesse. Mais elle n'était plus aussi certaine de la rattraper ni de réussir à la convaincre de lui faire confiance. Après tout, qui était-elle à ses yeux ? L'ancienne amante de son père rien de plus. Pouvait-elle encore arguer d'être reine ? Une reine sans couronne qui n'avait écouté que son désir égoïste, mettant son peuple en porte à faux. Elle n'était même plus certaine qu'il faudrait lui révéler sa véritable identité. Qu'importe... elle improviserait.

Elle soupira, faisant taire cette petite voix qui lui susurrait que chacun de ses actes depuis le début de son voyage n'était qu'un pas de plus vers sa fin. Elle refusait de s'avouer vaincue et ne laisserait pas le dernier mot à un tyran qui avait juré sa perte et celle de sa lignée. Car quel meilleur moyen de le vaincre que de retourner son propre enfant contre lui ?

La reine centralienne arriva bientôt à une embouchure ; le couloir de divisait de façon abrupte, les traînées de sang suivant désormais deux chemins. Ne lui restait qu'à déterminer lequel avait emprunté la princesse et donc, lequel suivre.

Elle huma la pierre sur sa droite puis recommença à gauche. Un humain avait suivi la première issue tandis qu'un vampire et un deuxième humain avaient choisi la seconde. Écoutant son instinct - et, priant les Dieux pour que celui-ci la pousse dans la bonne direction - Louve reprit sa traque, poursuivant la voie de droite. Elle accéléra le pas.

Le couloir se divisa à plusieurs reprises dans le but de perdre d'éventuels poursuivants, mais Louve était en chasse, et le sang ne pouvait mentir. Si bien qu'elle arriva rapidement au bout de son périple, fatiguée, mais pleine d'une nouvelle vigueur procurée par la traque.

Lorsque le passage déboucha enfin sur une issue, elle grimpa le long de l'échelle souillée et n'eut qu'à légèrement pousser la trappe déjà déverrouillée qui débouchait sur les rondeurs d'une superbe pleine lune. Sa lumière argentée perçait les carreaux d'une étroite fenêtre à guillotine et nimbait la pièce dans laquelle elle se trouvait de manière à ce qu'aucune lampe ne fût nécessaire.

Louve embrassa les lieux d'un rapide coup d'œil circulaire. Elle se trouvait dans ce qui semblait être l'arrière-salle d'une imprimerie. Deux larges presses à bras en bois avaient été poussées contre les murs latéraux, des pages vierges en attente sur les plateaux, leur impression suspendue. Des centaines de caractères mobiles en alliage de plomb et d'étain étaient parfaitement classés par fonte et rangés dans les casses de bois. Certaines, éparpillées sur le sol, tintèrent comme des grelots lorsque la reine se fraya un passage entre elles et les monticules de livres reliés, les pages volantes vierges ou imprimées, les fioles et tonneaux d'encres ou les tampons encreurs. Visiblement, cela faisait un moment que l'imprimerie n'avait pas tourné, servant simplement d'échappatoire aux résidents du château en fuite.

Quelques gouttes de sang sur une feuille blanche attirèrent le regard de Louve qui contourna une galée de bois, puis sursauta brusquement lorsqu'une lueur rougeâtre flamboya devant ses yeux.

— Ne... ne m'approchez pas ! hurla une jeune femme à la peau sombre et à chevelure blanche recroquevillée entre deux tables de travail, sa belle robe jaune poissée de pourpre au niveau du flanc droit.

L'une de ses mains était plaquée contre sa blessure tandis que l'autre, illuminée de magie, crépitait d'un sort mortel. Louve recula légèrement afin de ne pas effrayer la princesse et leva ses paumes devant elle.

— Je ne te veux aucun mal, Eleon. Je suis là pour t'aider.

La jeune femme eut un sourire mauvais. Elle écarta légèrement les doigts de ses côtes pour dévoiler une profonde blessure dont la plaie ne cessait de recracher du sang, puis grimaça en la replaçant avec lenteur.

— C'est aussi ce que j'ai dit un peu plus tôt avant de me faire poignarder par celle à qui j'ai sauvé la vie. Êtes-vous certaine de vouloir tenter le coup ?

Louve fronça le nez. Non, elle n'avait aucune envie de se faire carboniser par un sort mortel, mais elle n'avait d'autre choix que de tenter d'amadouer la princesse. Tandis qu'Eleon continuait d'entretenir sa magie, la reine s'accroupit devant elle. Le visage de la princesse était d'une pâleur extrême, sa vision voilée et son corps frissonnant. Elle battit des cils à plusieurs reprises, tentant de focaliser sa vision sur l'intruse. Si elle ne paraissait pas menaçante de prime abord, Eleon avait appris au fil des années à ne pas se fier aux apparences. Dans sa main, la boule de magie crépitante brilla un peu plus fort afin de signifier à l'importune qu'au moindre mouvement brusque ou suspect, elle ne vivrait pas assez longtemps pour le faire aboutir. Cette petite démonstration de force, lui coûta énormément d'énergie, mais eu l'effet escompté : de la crainte s'illumina dans les yeux noirs de la femme.

Dans ses yeux... noirs...

Eleon réprima un mouvement de recul, se contraignant au calme malgré le bond que venait de faire son cœur.

On disait souvent – à raison – que les magiciens de Sang Pur pouvaient se compter sur les doigts d'une seule main et que ceux qui possédaient des yeux si sombres ne naissaient qu'une fois par génération. De celle de son père, ils étaient deux. Lui, et Louve Elanora Roy'Quin, reine du Royaume Central. Mais c'était impossible, elle ne pouvait être ici. A moins... que le plan délicieusement tordu de son père n'ait fonctionné à la perfection et au-delà de ses espérances.

Eleon ne sut dire si c'est une lueur dans ses propres yeux, ou une tension subite dans son corps qui alerta la reine, mais lorsqu'elle lança subitement le feu de sa magie sur elle, Louve réussit à éviter le jet mortel en se jetant sur le côté. Dans sa chute, elle renversa une caisse de lettrines de plombs qui se déversèrent sur Eleon, lui fendant la peau de leurs arêtes saillantes. La jeune princesse cria de douleur avant d'appeler de nouveau sa magie, sa vision gênée par le sang qui coulait désormais de son cuir chevelu. Elle ne laisserait pas son ennemie l'achever comme une bête blessée. Elle se battrait jusqu'au bout, afin que deux tombes soient creusées au lieu d'une.

Une légère lueur enveloppa sa main, crépita puis s'éteignit aussi subitement qu'elle était apparue. Elle tenta de nouveau de lancer un sort, mais son épuisement et sa trop grande perte de sang l'empêchèrent d'accéder à son don. À santé égale, Louve Elanora Roy'Quin était déjà une magicienne cent fois plus douée qu'elle ne le serait jamais, mais dans cette situation, Eleon n'avait aucune chance de s'en sortir vivante. Des larmes de rages et de frustration embuèrent ses yeux tandis qu'elle voyait avec une terreur grandissante son adversaire se relever une main contre son épaule, grimaçant de douleur.

— Si vous êtes venue pour vous venger, reine Louve, cessez vos simagrées, je n'ai plus assez de force pour jouer. Finissez-en et tuez-moi, la brava-t-elle, le cœur au bord des lèvres malgré son apparente maîtrise d'elle.

Louve se redressa sur les genoux, faisant jouer l'articulation de son épaule afin de vérifier qu'elle ne se l'était pas déboîtée dans sa chute. Rassurée, elle se tourna vers la jeune femme et lui parla d'une voix douce.

— Non, tu as mal interprété mes intentions, Eleon. Je ne suis pas ici pour te tuer. Écoute...

— Je ne vous crois pas, l'interrompit-elle, brusque. Mon père retient vos fils en otage depuis des mois. Il les a torturés mentalement et physiquement. J'ai participé à certaines séances. Pourquoi, alors, voudriez-vous m'aider ? À votre place, je n'hésiterais pas une seconde et prendrais ma vengeance tant que mon ennemi est à terre.

Louve se pinça les lèvres, s'exhortant au calme afin de se pas gifler une enfant qui cachait sa peur dans des paroles vénéneuses.

— Justement, Eleon, je ne prends aucun plaisir à gagner de la sorte.

La princesse ricana. Une douleur cuisante lui déchira les côtes, mais elle se retint de crier. Elle ne lui ferait pas ce plaisir.

— À vaincre sans mérite, on triomphe sans gloire, n'est-ce pas ? singea-t-elle une célèbre maxime avant de se redresser légèrement. Préféreriez-vous que je me lève afin de m'achever avec dignité ? Ainsi votre victoire serait plus à la hauteur de votre grandeur d'âme, reine Louve.

Louve l'observa sans répondre. Elle avait de la peine pour cette toute jeune femme à qui l'on n'avait appris ni la confiance ni l'honnêteté et qui pensait que se dévoiler était un signe de faiblesse.

— Tu n'es pas responsable des actes de ton père.

— Mais des miens, si. Vous ne comprenez pas, n'est-ce pas... ? J'ai pris du plaisir aux jeux de mon père. Je...

Elle s'interrompit. Les yeux de la reine ombrienne la transpercèrent plus vivement que le poignard d'Annabelle.

— Pourquoi me racontes-tu cela ?

Sa réponse resta coincée dans sa gorge. Oui, pourquoi ?

Les yeux de la jeune femme s'embuèrent lorsqu'elle réalisa enfin.

— Parce que je suis mauvaise. Je mérite que vous m'acheviez, ici et maintenant. Il... Il n'y a pas d'autres explications...

Louve était perdue. Elle n'arrivait pas à suivre le fil des pensées d'Eleon.

— Explications à quoi ?

— Au fait que mon père préfère me voir morte plutôt que de renoncer au pouvoir et à la vengeance. À quel point faut-il être mauvais et insignifiant pour ne rien valoir aux yeux de celui qui vous a élevé ?

Le cœur de la reine arrêta sa course. Elle ne pouvait croire à ce qu'elle venait d'entendre. Poussée par son instinct maternel, sa main se posa sur l'épaule de la princesse, la pressant.

— Tu n'y es pour rien, Eleon. Rien. Et le fait que tu te poses la question sur toi-même au lieu de rejeter la faute sur le vrai responsable, me prouve à quel point tu as bon fond. Tout ce que l'on pourrait te reprocher, c'est ta jeunesse et l'amour que tu portes à ton père, et ça, mon enfant, personne n'en a le droit.

— Vous vous trompez.

Elle ne méritait rien d'autre qu'une mort misérable.

Elle souhaitait en finir. Elle voulait que la fureur de son ennemi se déchaîne sur elle. Qu'elle l'annihile afin de ne plus ressentir le trou béant de son cœur.

Son père souhaitait sa mort.

Et malgré les apparences, malgré sa façade, malgré ce qu'elle avait pu dire, rien ne lui avait fait plus mal que de donner raison à ses soupçons.

Oui, Eleon voulait mourir. Expier, aussi.

Mais au lieu d'accéder à son souhait, Louve se redressa soudain, fouilla la pièce du regard, puis disparut derrière la porte qui menait à l'avant de l'atelier d'impression. Elle entendit des placards s'ouvrir, du verre tinter, des boîtes se déplacer, puis la reine revint quelques minutes plus tard, les bras chargés de ses trouvailles. Elle étala entre elles son butin, constitué d'une vieille bouteille d'alcool poussiéreuse et de pièces usées de tissus en coton qui devaient dans le temps servir à garnir les tampons encreurs.

— Heureusement que les hommes sont toujours si exceptionnellement mauvais à cacher leur tord-boyaux de contrebande.

Eleon fronça les sourcils à la remarque puis observa Louve déboucher la bouteille d'alcool à l'aide de ses dents.

— Ne m'avez-vous pas écouté ? se révolta-t-elle comprenant ce que la reine tentait de faire. Je mérite...

— Tu ne mérites rien du tout, et c'est toi qui ne m'as pas écoutée, jeune fille ! Je n'ai aucunement l'intention de te tuer. Ni maintenant ni jamais. Alors maintenant, tu te tais et tu ne bouges plus !

Mouchée, Eleon s'exécuta. Elle n'avait jamais su ce qu'était de se faire rabrouer par une mère, et sa première expérience lui laissa une marque cuisante sur les joues. Gérable, mais cuisante.

Sans plus se soucier de l'ego blessé de la jeune femme, Louve étala les pièces de coton sur ses genoux et les imbiba généreusement d'alcool.

— Pourquoi n'utilisez-vous pas la magie afin de me guérir ? Pour une magicienne comme vous, ce doit être aussi simple que de faire léviter une assiette.

La reine ne répondit pas tout de suite, écartant les doigts de la princesse, elle plongea ses yeux sombres dans les yeux d'une teinte plus claire d'Eleon.

— Ça va brûler comme le septième cercle des Enfers. Tu es prête ?

Elle hocha le menton d'un coup sec, serra les dents et agrippa avec force les pieds des tables qui les encadraient. Lorsque le liquide glissa dans sa plaie, elle ne put retenir un hurlement. Elle n'avait jamais ressenti une douleur physique si vive. Ses chairs semblèrent se dissoudre, brûler, gonfler, éclater, tout à la fois. Elle crut qu'on la poignardait de nouveau, mais, cette fois, que la lame avait été portée au rouge avant de ravager ses muscles. À plusieurs reprises, elle pensa tourner de l'œil, pourtant, elle resta bien éveillée, ressentant la douleur aiguë de dizaines de coups de couteau.

— Vous..., tenta-t-elle, se focalisant sur la rage qu'elle ressentait à cet instant pour celle qui lui faisait endurer ce tourment. Vous ne m'avez... pas... répondu. Pourquoi... ne pas utiliser... vos pouvoirs ?

— Parce que je suis coupée de ma magie, et que, par conséquent, je ne peux l'utiliser.

Après s'être assurée que l'alcool avait bien nettoyé la plaie et qu'aucun corps étranger ne s'était logé entre les côtes d'Eleon risquant d'enflammer les chairs et d'empoisonner le sang, Louve entreprit de la bander, faisant passer le tissu autour du buste de la princesse. Rien ne lui permettait de faire bouillir le bandage de fortune, mais elle espérait que le fait de l'avoir imbibé d'alcool suffirait à prévenir les infections. Une nouvelle fois, elle se maudit d'avoir usé du sort d'Anamora qui la coupait de sa magie, la laissant sans atouts. Et Eleon, dont le visage s'était soudain fait suspicieux, en était apparemment venue à la même conclusion.

— Vous voulez dire que... vous êtes sans défense ? demanda-t-elle.

Louve arrêta un instant ce qu'elle était en train de faire et coula un regard dur à la jeune femme.

— Je suis loin d'être sans défense, princesse. Et s'il te vient à l'esprit que tu pourrais retrouver la grâce de ton père en lui apportant ma tête, tu te fourres le doigt dans l'œil. Je sentirais ta magie bien avant que tu n'aies, ne serait-ce que, l'idée de me lancer un sort.

Le nez d'Eleon se fronça. Elle venait exactement d'avoir ce genre d'idée, l'espace d'une unique seconde. Une seule. Car malgré ce que son père avait fait, malgré la preuve irréfutable qu'il ferait toujours passer son désir de pouvoir absolu avant sa propre fille, elle ne pouvait cesser de l'aimer. Elle était en colère, en rage même, plus qu'elle ne l'avait jamais été, mais ne réussissait encore à admettre quel monstre Silla Mhùron était.

À la vue du combat intérieur qu'Eleon jouait devant ses yeux, Louve porta une main douce à sa joue. Du pouce, elle caressa sa peau froide et murmura :

— On ne choisit pas sa famille, mon enfant. Mais l'on peut choisir une autre voie que celle qu'elle a tracée pour nous. C'est là que réside l'intelligence. Ton père s'est englué dans une quête de pouvoir et un désir absolu de vengeance, tu n'es pas obligée de le suivre. Ce n'est pas ton combat.

Eleon ouvrit la bouche, mais quelqu'un la distança.

— Et c'est là que je suis obligé de te contredire, ma douce.

Comme un seul être, les deux femmes tournèrent la tête vers la large silhouette qui les surplombait. Elles ne l'avaient pas vu s'extraire de la trappe et encore moins s'approcher afin de suivre le fil de leur conversation.

Et elles allaient sans doute le regretter

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