Chapitre Treize, ou comment éviter de finir en jambon
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La caravane, formée de sa trentaine de véhicules, s'était arrêtée afin de dessiner un large cercle protecteur autour des plus fragiles. Femmes, enfants et petit bétail avaient convergé au centre, pressés les uns contre les autres, tandis que les hommes, arcs, arbalètes et lames en mains, se préparaient à empêcher des prédateurs de plus deux mètres de pénétrer leur défense.
Aram avait été impressionné par la vitesse d'exécution et l'efficacité du mercenaire à faire bouger autant de monde et de matériel en si peu de temps. D'après ce qu'il en avait entendu, seulement deux carrioles et leurs occupants - deux vétérans de la Grande Foire - avaient succombé à l'attaque-surprise de la meute. Laissant le temps, au reste de la caravane, de se mettre à l'abri derrière leur formation.
Vania, mû par ses réflexes innés, avait sauté au bas de la carriole à l'instant même où celle-ci s'était garée entre deux autres, fermant le cercle. Prenant les deux vieilles carnes par le licol, il leur avait fait faire quelques pas vers l'intérieur du rempart que constituaient les charrettes afin de les protéger d'inopportuns coups de griffes. Attrapant ensuite la reine par la taille, il la fit descendre d'un bond. Une fois au sol, elle ouvrit un pan de son manteau et une fine épée ouvragée, valant sûrement plus cher qu'un château centralien, apparut sur son flanc. Mais avant qu'elle ne puisse s'en saisir, Aram, venant à son tour de mettre pied à terre, l'en empêcha, posant sa grande main de géant, sur celle, bien plus petite, de Louve. Se dégageant, elle le fusilla du regard, son menton levé vers la montagne qui se dressait désormais devant elle.
— Je suis une Haute Magicienne, commandant ! Je suis donc parfaitement capable de prendre soin de moi-même !
— Vous ne pouvez utiliser vos pouvoirs sans griller votre couverture, ma reine, contra-t-il avec douceur, bien que le ton fût catégorique. De ce fait, vous n'êtes plus qu'une femme de marchand itinérant comme les autres. Allez vous mettre à l'abri !
— Je sais me battre.
— Je ne doute nullement de vos capacités, puisque c'est moi-même qui vous ai appris vos meilleures bottes. Mais je ne veux courir aucun risque. Vous ne vous êtes jamais battu contre l'une de ces créatures. Moi si. Et ma jambe manquante atteste que, sans magie et avec soixante kilos de moins, vous êtes vulnérable.
La reine ouvrit la bouche, mais Aram s'était déjà tourné vers l'Algaël qui écoutait leur échange avec une attention toute amusée.
— Ramenez-la au centre de la caravane. Attachez-la si nécessaire.
Avec un sourire entendu, Vania attrapa Louve par les hanches, et, d'un mouvement leste, la plaça sur son épaule. Cette dernière, son expression vacillant entre consternation et surprise, resta figée jusqu'à ce que son cerveau, habitué à plus de révérence, se fasse à l'idée que l'on venait de négligemment la balancer en travers d'une épaule comme un vulgaire sac de patates. Se redressant, elle protesta vivement, mais les sons des cavalcades annonçant les combats couvraient sa voix et le commandant, à son grand soulagement, n'en entendit que des bribes.
Toujours monté sur son étalon à la robe sombre, le chef des mercenaires s'approcha d'Aram, la mine perplexe.
— Est-ce votre femme que je viens de voir vociférer et tambouriner le dos de votre neveu à grands coups de poing ?
— Elle refusait de se mettre à l'abri avec le reste des femmes.
Le soldat haussa les épaules, amusé. Puis sa mine s'assombrit soudain.
— Ils sont une dizaine, annonça-t-il comme un couperet. S'ils arrivent à percer nos défenses et à pénétrer au centre de la caravane, ce sera un vrai carnage. J'espère que vous ne m'avez pas menti à propos de vos talents à manier une épée, Ben. Et que cette jambe manquante, ce n'est pas en allant pêcher la truite qu'elle a disparu.
Aram secoua la tête.
— J'ai entendu dire qu'il y avait déjà eu une attaque quelques mois plus tôt, à l'Ouest d'Arcandie.
— Si vous n'avez entendu que celle-ci, vos sources sont peu fiables. Les attaques de ce genre sont de plus en plus nombreuses dans les plaines. La faute à cette putain de Mort Rouge qui tue tout ce qui respire et déserte les campagnes. Sans homme, il n'y a pas de troupeau, et, sans troupeau à attaquer, les prédateurs s'en prennent à de plus gros gibiers. Même les routes les plus passantes ne sont plus sûres depuis des mois. Pourquoi pensez-vous que l'on nous paie si cher ?
— Pour vos jolis yeux ?
— Ça doit sûrement jouer.
Alors qu'Aram allait reprendre la parole, un cri suivi d'un borborygme sinistre résonnèrent à l'autre bout du cercle. Tournant la tête de concert, ils n'eurent que le temps d'apercevoir une immense gueule garnie de crocs longs comme des pouces se refermer sur sa prise et disparaître derrière une charrette, dont la calligraphie peinte avec soin sur la toile vendait les mérites d'un sérum censé faire repousser les cheveux. L'homme que le Blëtt venait d'égorger d'un seul coup de mâchoire devait en être le propriétaire. L'idée que sa mort ferait des malheureux parmi les chauves et les dégarnis de la région traversa pendant une seconde l'esprit d'Aram Doul, puis il se ressaisit, dégainant son sabre. L'heure de la vengeance était enfin arrivée.
Lorsque le premier Blëtt perça les défenses de la caravane près d'une heure plus tard, c'est le sabre du commandant des Lames Rouges qui lui traversa la gorge de part en part. L'acier ganté de vermillon pointant derrière sa nuque. Quand l'arme ressortit d'un coup brusque, elle coupa la mâchoire du monstre en deux. Il s'écroula, basculant par-dessus l'une des charrettes marchandes, et s'étala lourdement sur la terre sèche. Aram descendit à son tour, vérifiant d'un coup de botte que la bête était bien morte. À ses côtés, le mercenaire siffla d'administration :
— Vous n'aviez pas menti. Ça me rassure pour la suite.
Aram essuya son sabre sur l'énorme carcasse.
— Ne criez pas victoire trop tôt. Il en reste encore neuf autres à abattre. Ces saletés sont intelligentes. Elles pourraient attendre la nuit pour nous tomber dessus si elles sentent qu'elles n'arriveront à rien tant que nous serons vigilants.
— Vous semblez vous y connaître.
— Comme vous l'avez deviné tout à l'heure, ce n'est pas une truite qui m'a bouffé le pied.
Les deux soldats auraient bien continué à échanger des banalités pendant un moment si ce n'est le monstre bondissant qui atterrit entre eux, renversant de sa lourde masse le commandant et l'envoyant bouler dans la poussière, son sabre échappé de son poing. Aram recula en rampant, main tendue vers son arme. Trop éloignée.
Devant lui, le Blëtt se redressa sur deux pattes, le dominant de toute sa hauteur. Sur son ventre, sa fourrure rêche d'un gris sale, laissait place à une épaisse ligne d'écailles et continuait jusque sur son museau de reptile. Ouvrant la gueule, il s'avança en grognant et sifflant, sa salive empoisonnée suintant de ses longs crocs. Ses yeux fendus de deux pupilles noires étaient fixés sur le commandant et brillaient d'une lueur mauvaise. Le monstre leva une patte. Lorsqu'il l'abaissa, une ligne d'acier jaillit soudain entre les écailles de son ventre. Il hurla, mis au supplice, et se retourna, l'épée encore fichée dans son corps mi-loup mi-reptile. Le mercenaire recula, les yeux fixés sur l'immense bête. Il porta ses mains à sa ceinture, et en dégaina deux petites haches de combat.
— Ben ! C'est le moment où vous foutez le camp !
Aram se redressa tant bien que mal sur sa jambe de bois et reprit son sabre.
La bête se baissa sur quatre pattes. Autour des deux hommes, la caravane entière s'était figée dans une même expression de stupeur mâtinée de curiosité morbide. Seule la douzaine d'hommes que possédait le mercenaire approchait du combat qui se déroulait au centre du cercle, armes au poing, visages concentrés.
— Pour vous laisser la partie la plus amusante ?! Pas question !
Alors que le Blëtt s'avançait, cette fois, sur le mercenaire lui tournant le dos, Aram récupéra rapidement l'épée fichée dans son corps et, sa propre arme en main, les plongea toutes deux dans la chair du monstre, sectionnant ses trapèzes. Son râle fut court et il s'effondra lourdement.
Des cris de joie acclamèrent l'exploit. Armes en l'air comme des trophées, les hommes jubilèrent pendant que le soldat rengainait ses haches, s'approchant du commandant.
— Et de deux, compta-t-il. Il va falloir que vous m'en laissiez un peu, sinon je vais devoir partager ma solde avec vous, Ben.
Autour des deux hommes, les holà cessèrent brutalement et l'enfer se déchaîna dans une fanfare de cris féroces. Une bonne demi-douzaine de Blëtts escalada les façades des carrioles et se retrouva rapidement dans le cercle. Les flèches fusèrent dans leur direction, mais leurs épaisses écailles en dérivèrent la plupart. Arme au poing, un jeune garçon d'une quinzaine d'années s'élança en hurlant vers l'un d'eux. Et avant qu'Aram n'ait pu intervenir, tentant de le sauver, il se fit proprement éventrer et dépecer devant des marchands et des soldats impuissants. Un homme, sûrement son malheureux père, se jeta sur l'une des bêtes et lui trancha la patte, avant de se faire, lui aussi, éviscérer d'un violent revers griffu.
Furieuses et déchaînées, les bêtes se mirent à moissonner, Hommes et animaux, sans distinction. S'ils avaient attaqué la caravane par famine, ils tuaient désormais par vengeance. Ceux qu'avait réussi à tuer Aram n'étaient pas les plus gros, et de loin. Ils semblaient même qu'ils soient seulement deux jeunes téméraires qui n'avaient pas pu attendre la tombée de la nuit pour se jeter sur le festin que leurs aînés leur avaient promis.
Serrant les dents, le commandant chercha sa reine du regard. Il la trouva à une vingtaine de mètres, un bébé serré contre elle et un petit garçon dans une main, en train de les mettre à l'abri sous l'une des charrettes. À ses côtés, une ogresse lui prêtait main-forte, trois jeunes enfants dans les bras, et un autre lui agrippant le jupon. Cette espèce était assez rare pour que sa présence dans la caravane interpelle le commandant. Ayant caché les bambins, elle se retourna et dégaina la masse d'armes qu'elle portait à la ceinture. Au moment où l'une des bêtes pointait son museau imbibé de sang vers la chair fraîche et tendre qu'il sentait toute propre, elle lui explosa la mâchoire d'un coup aussi puissant que précis. Soulagé de voir sa reine entre de si bonnes mains, Aram se tourna vers son propre combat à l'instant même où un Blëtt refermait ses crocs sur son épaule.
De l'autre côté de la caravane, l'ogresse délogea sa masse de sa cage d'os et de muscles broyés, puis se tourna vers la reine.
— Allez chercher le reste des enfants ! Je m'occupe de protéger ceux-là.
Louve hocha la tête et, son épée dégainée, s'élança. Elle sauta par-dessus des corps à moitié dévorés dont elle n'aurait su dire s'ils étaient masculins ou féminins. Évitant de regarder de trop près ce dans quoi elle posait ses semelles, elle se concentra sur son but : une petite fille recroquevillée dans l'herbe, ses bras repliés sur sa tête. Il ne lui restait que quelques mètres avant de rejoindre l'enfant. Sa vitesse redoublée par l'adrénaline, elle arriva bientôt à moins de trois pas d'elle, à l'instant exact où l'un des monstres lui fit barrage, l'obligeant à freiner brusquement. Ses pieds glissèrent dans la terre imbibée de sang et elle s'étala face contre terre, son épée lui échappant. Lorsqu'elle se redressa sur ses genoux, ses mains, gantées de rouge, elle leva son visage vers la bête qui la surplombait de sa masse gigantesque.
Dans une tentative qu'elle savait vaine, elle appela son pouvoir, mais aucune lueur n'illumina ses mains. Vidée de ses forces, elle fixa rageusement ses paumes, des larmes d'impuissance brillant aux coins de ses yeux noirs. L'Anamora avalait goulûment sa magie, la coupant de son don de magicienne. Lorsqu'elle avait enclenché le sort, elle n'ignorait pas ses effets secondaires, elle avait su qu'elle mettait sa vie en danger. Elle avait cru que ses capacités de soldat suffiraient. Elle avait eu tort.
Alors qu'elle se relevait dans une tentative plus que désespérée d'échapper à son destin funeste, on la tira par les aisselles, la remettant debout.
— Alors comme ça, on fait des cachotteries ? Aram sait-il que vous n'avez plus accès à votre magie ? demanda Vania dans son dos.
— L'enfant ! Ne vous occupez pas de moi ! Il faut sauver l'enfant !
— C'est déjà fait. Elle est à l'abri avec les autres.
Le cœur de Louve se gonfla de soulagement, pour désenfler aussitôt, lorsque les mâchoires du monstre claquèrent à quelques centimètres de son visage. N'écoutant que leur instinct de survie, et faisant volte-face, ils s'élancèrent, le monstre à leur suite.
Arrivés devant une caravane, ils se retournèrent. Le Blëtt était toujours là, avançant lentement comme s'il savait que ses deux proies n'avaient plus d'issue. Une nouvelle fois, Louve appela sa magie. Elle resta inerte. Inutile. Alors qu'elle posait sa main sur la garde de son épée, dépitée, Vania lui tendit sa paume.
— Donnez-moi la main.
— Quoi ?! En quoi cela pourrait nous sauver la vie ?
— On dit qu'il ne faut jamais faire confiance à un Algaël pour sa vie ou sa bourse, mais il va falloir oublier les vieilles superstitions un instant. Prenez ma main !
Se pinçant les lèvres, Louve obtempéra. À la seconde où elle toucha la paume calleuse de l'Algaël, et que, dans son angle mort, le Blëtt se ramassait sur lui-même afin de se jeter sur eux, elle eut l'impression qu'on l'aspirait en arrière. Un battement de cœur plus tard, la scène disparaissait. Remplacée par un endroit clos dans lequel, des saucissons, des salamis et de larges morceaux de viande tantôt fumés tantôt salés pendaient du plafond. Un choc violent bascula la petite salle. Déséquilibrés, ils tombèrent à la renverse au milieu des jambons, dos contre un mur de bois.
— Où nous avez-vous emmenés ? demanda la reine, l'estomac retourné. Êtes-vous magicien ? Pourtant...
— Rien d'aussi exotique, ma tatie adorée. J'ai seulement utilisé mon don. Nous n'avons pas bougé.
— Mais...
Une nouvelle secousse, semblant retourner toute la pièce, les plaqua contre la paroi,
Prise d'un doute, la reine embrassa son environnement du regard. La pièce n'en était pas une. Il s'agissait plutôt d'un garde-manger tout en bois, de trois mètres de long sur deux de large dans lequel on avait entreposé assez de viande faisandée pour nourrir... Non, l'Algaël disait vrai, ils n'avaient pas bougé. Louve entendait toujours les bruits des combats, les cris de rage et de douleur des marchands, ceux, apeurés, des femmes, les pleurs des quelques enfants qui suivaient la caravane. Les sons métalliques des lames et les bruits mous des corps tombants ou se faisant éventrer. Ils lui parvenaient seulement plus étouffés.
Les yeux écarquillés, elle souffla :
— Vous nous avez fait passer à travers la charrette de charcutier sur laquelle nous étions adossés. Vous êtes une sorte de... passe-muraille, n'est-ce pas ?
Vania hocha la tête, bondissant sur ses deux pieds.
— Venez, nous devons sortir avant qu'il ne nous...
Trop tard.
Par l'ouverture, un museau de cauchemars venait d'apparaître et s'engouffrait déjà dans l'étroit habitacle.
L'Algaël attrapa la main de la reine et la tira sur ses jambes afin de la relever. Devant eux, le Blëtt, son long corps posé sur ses quatre pattes avançait déjà en grognant.
— Ne lâchez pas ma main, si vous ne voulez pas finir coincée entre deux murs.
Avant qu'elle n'ait le temps, ne serait-ce que, de hocher la tête, l'estomac de Louve se retourna, et elle se retrouva en un instant dans la plaine au milieu du cercle de caravanes. Sa main toujours dans celle de Vania, ils se mirent à courir. Sans ralentir, le jeune homme se pencha afin d'attraper une dague souillée de sang laissée à l'abandon par un homme, sûrement déjà mort. Sur leur droite, un autre monstre s'était tourné vers eux, délaissant le festin de tripailles qui s'étalait devant lui. Vania fit sauter le couteau dans sa paume, le tenant par la lame, et le lança d'un geste d'une précision chirurgicale. La dague se planta dans l'œil du Blëtt qui hurla avant de s'écrouler, son corps parcouru de soubresauts. L'un des mercenaires se chargea de l'achever, la pointe de son épée se fichant dans sa gorge.
Alors qu'elle continuait à courir, tirée par Vania, son visage tourné sur le côté fixant la scène, la reine Louve heurta de plein fouet une masse gigantesque et s'écroula sur le dos, sa paume se désolidarisant de celle de l'Algaël. Mue par la colère et la peur, sans même regarder à quel adversaire elle avait à faire, la reine tira de sa botte un coutelas et le pointa en direction d'un Aram couvert d'un sang plus noir que rouge. Écartant les doigts, Louve lâcha son arme puis, se redressant, elle se jeta au cou du commandant qui maugréa. Reculant de deux pas, elle l'inspecta minutieusement avant de tomber sur une plaie fraîche - visiblement une morsure – dessinant ses lèvres écarlates sur son épaule gauche.
— Aram ! Vous... vous avez été mordu ! Il faut... vous devez voir un médecin !
Le commandant, par reflex, lui agrippa les deux poignets dans ses grandes mains.
— Nous n'avons pas le temps pour ça. Nous devons faire avancer la caravane. L'odeur du sang va attirer tous les prédateurs à des dizaines de kilomètres à la ronde. Nous devons mettre les survivants à l'abri.
Louve papillonna des yeux et tourna la tête. Les combats étaient finis. Tous les Blëtts étaient morts. Mais à quel prix ?
Autour d'eux, des cris et des pleurs retentissaient, intarissables. Des femmes étaient penchées sur les corps mutilés de maris. Ou d'enfants. Ceux que Louve n'avait pas pu sauver à temps. En cet instant, malgré l'expérience, malgré cette cuirasse qu'elle avait forgée de plus en plus épaisse au fil de ses années de règne, elle sentit son cœur se pincer et son estomac se retourner. Elle ne voulait plus de morts, plus de malheur. Son peuple n'avait-il pas assez souffert de la Mort Rouge ? Pourquoi fallait-il que les corps continuent à s'entasser ?
Les hommes encore en état s'occupaient de penser les blessés et de charger les marchandises dans les charrettes intactes qui avaient encore leurs montures.
Vania se racla la gorge.
— Nous n'avons pas le temps de les aider.
D'un bloc, Louve se retourna, son regard bouillonnant d'une colère à peine contenue.
— Avez-vous perdu la raison, Algaël !? gronda-t-elle. Je ne laisserai pas mes gens souffrir seuls ! Il est de mon devoir de les aider.
— Il a raison, ma reine.
Comme une seule entité, Vania, Aram et Louve se retournèrent. Devant eux se tenait le chef des mercenaires. Il grimaçait en se tenant les côtes, mais le sang sur sa cuirasse semblait plutôt provenir des Blëtts qu'il avait tué que de l'une de ses blessures ?
Les yeux écarquillés de la reine étaient éloquents. Comment avait-il pu deviner qui elle était ? Il y répondit en haussant les épaules :
— Mon père était orfèvre, s'expliqua-t-il. Je ne sais pas si c'est lui qui a fabriqué votre collier, ma reine. Mais j'ai assez souvent vu ce symbole pour savoir que ce sont les armoiries des Roy'Quin. (Ses yeux inquisiteurs se posèrent ensuite sur Aram.) Et lorsque je vous ai vu vous battre, je n'ai plus eu aucun doute. Seules les Lames Rouge, protecteurs de la famille royale, sont d'aussi fabuleux guerriers.
Vania pouffa malgré lui et le mercenaire enchaîna :
— Et les Algaëls, bien entendu...
La moustache de Vania se figea et sa bonne humeur le déserta aussitôt. Alors qu'il amorçait un pas, bien décidé à faire taire définitivement celui qui mettait en péril leur couverture et leur mission, la main de Louve se posa sur sa poitrine. Raisonnable.
Le mercenaire s'agenouilla aux pieds de la reine et il baissa humblement la tête, sa nuque offerte autant que sa vie.
— Permettez-moi de partir avec vous, ma reine, et je vous jure que mon bras n'aura plus de cesse que de vous protéger jusqu'au jour de ma mort.
— Quel est votre nom, mercenaire ?
— Dukan Briss'Eroül, ma reine.
— Savez-vous pourquoi j'ai entrepris ce voyage, Dukan Briss'Eroül ?
Relevant les yeux, il fit non de la tête.
— Vous en préoccupez-vous ?
Il secoua de nouveau la tête et Louve resta un moment, silencieuse. Elle expira lentement ; sa décision prise.
— Auquel de vos hommes, remettriez-vous votre vie sans hésitation.
— À Ulryq, mon second.
— Il prend donc votre place en tant que protecteur de la caravane. Vos hommes resteront avec les survivants. Ils feront en sorte qu'elle arrive à destination. Les conducteurs se relayeront matin et soir, de sorte que la caravane ne s'arrête que le temps d'abreuver et de nourrir les montures. Qu'ils déchargent un maximum les roulottes, elles doivent être les plus légères possible. Demandez à ce qu'on nous prépare quatre chevaux. Rapides. Même si cela me brise le cœur, vous avez raison. Nous devons partir.
Le mercenaire se releva et, se détournant, appela ses hommes. Derrière Louve, Aram grogna et s'affaissa brusquement. Il fut rattrapé in extremis par Vania, qui l'assit dans l'herbe.
— Il a été mordu profondément. Le poison est entré dans son organisme, annonça-t-il après une inspection de la blessure.
— Laissez-moi ici, souffla le soldat entre ses dents serrées, tandis qu'une sueur épaisse commençait à perler sur son front.
— Non, commandant. Vous êtes un atout trop précieux. Nous allons trouver une solution.
Alors qu'il ouvrait la bouche pour protester, une voix féminine aux intonations graves retentit à leur droite.
— Le poison, j'en fais mon affaire. Contentez-vous d'allonger ce gros balourd.
Lorsqu'ils tournèrent la tête, une ogresse, à la fourrure fauve et aux yeux incroyablement bleus, se tenait devant eux, retroussant les manches en coton de sa robe corsetée. Derrière elle, apparaissant soudain, un spectre d'un blanc laiteux leur sourit avec compassion.
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