Chapitre Sept, Lorsque les cœurs ne battent plus à l'unisson
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Annabelle courait dans les immenses couloirs du château de Mhùron, derrière Euridice. Malgré son endurance, l'Algaël avait réussi à la semer au détour d'un corridor venteux dans l'aile Ouest - le quartier des domestiques. Dans cette partie du bâtiment, les portes étaient si nombreuses, qu'il était presque impossible de toutes les ouvrir sans se retrouver affublé d'une dizaine d'années supplémentaires.
Le château avait été bâti un millier d'années plus tôt par un ancien monarque Ombrien, peu avant la Grande Guerre des Races. Se souciant de la vie et du bien-être de ses sujets, il avait conçu sa demeure comme une ville-forte, dans laquelle, près de deux mille hommes, femmes et enfants pouvaient vivre en sécurité et en autarcie. Cette autosuffisance était possible grâce aux cultures, aux vergers et au parc de plusieurs centaines d'hectares, ceints par une épaisse muraille gardée, à intervalles réguliers, par des postes de garde. Au fond du parc, le Mont d'Icarias prodiguait au château un rempart défensif naturel ainsi qu'un lieu de pâture idéal pour les brebis et de nombreux gisements de minerais.
Annabelle n'avait pas encore exploré toute l'enceinte de cette véritable place forte, et doutait de pouvoir un jour en faire le tour. Mais qu'importe ses envies, même si elle avait voulu visiter l'ensemble de la ville, elle en aurait été incapable : elle s'était vite rendu compte que son dispositif lui envoyait des décharges lorsqu'elle s'éloignait trop du centre névralgique du château de Mhùron. La douleur s'intensifiait si elle avait le malheur d'insister jusqu'à la faire sombrer dans l'inconscience. Elle en avait eu la désagréable expérience, quelques jours plus tôt alors qu'elle cherchait un moyen de s'échapper aux abords de l'aile Est de la muraille de pierre.
Penchée en avant, paumes sur les genoux, l'apprentie Algaël inspira longuement afin de reprendre son souffle. Elle aurait besoin de toutes ses forces afin de retrouver celle qui lui avait appris à disparaître au sein même d'une foule compacte. Car avec ou sans pouvoirs, Euridice était capable de se fondre n'importe où. Elle serait presque introuvable tant qu'elle n'en aurait pas décidé autrement. Autant courir après le vent et essayer de le mettre en bouteille. Mais Annabelle refusait de s'avouer vaincue.
Elle ne voulait pas la laisser seule. Quoi qu'Euridice veuille, quoi qu'elle en pense, elle se tiendrait à ses côtés. Dans cette épreuve et dans toutes les autres. Elle était son mentor, son amie, une partie de sa vie. Et même si cette partie était récente et n'avait pas toujours été facile, elle était celle qui la lui avait offerte. Un cadeau inestimable qu'Annabelle chérirait jusqu'à son dernier souffle.
La jeune femme se pinça les lèvres et son cœur en fit de même. La scène qui s'était déroulée plus tôt dans l'arène ne cessait de tourner en boucle dans sa tête. Le sourire satisfait de Mhùron. La confusion d'Euridice, pire, sa terreur.
Si seulement Annabelle avait su. Si son amie lui avait parlé ! Elle n'aurait pas dû garder ça secret. C'était trop gros. Trop lourd à porter. Elle n'aurait pas dû garder ses compagnons dans l'ignorance de son sacrifice.
Un sacrifice qui leur avait, à tous, sauvé la vie. Jamais ils ne pourraient rembourser une telle dette. Pourtant, Annabelle comptait bien commencer. Et cela débutait à cet instant précis.
Ayant recouvré son souffle, elle décida de reprendre ses recherches. L'Algaël ne pourrait pas rester cachée éternellement. Si ?
Lorsqu'elle se redressa, un bruit dans son dos la fit se retourner d'un bloc pour tomber nez à nez avec Léné, à quelques pas d'elle. Le vampire se tenait seul. Immobile, il l'observait en silence comme s'il attendait de voir comment elle réagirait à sa vue. La jeune femme n'allait pas le décevoir, car, avant même qu'elle ne puisse retenir ses mots, ils sortirent en flot acide d'entre ses lèvres :
— Que fais-tu là ? Ta maîtresse aurait-elle donc laissé du mou à ta laisse ?
Les sourcils de Léné se froncèrent et il secoua doucement la tête.
— Ces mots durs ne te ressemblent pas.
— Qu'en sais-tu, Léné ? Tu ne me connais pas. Et je te connais encore moins.
Il fit un pas vers elle, main en avant, mais la jeune femme recula, sa propre main machinalement posée sur sa nuque. Là, juste là où Léné avait sauvagement mordu quelques jours plus tôt. Là où la plaie était fraîche et la chair cicatricielle rosée. Annabelle pouvait encore sentir ses crocs perforer sa peau et son sang s'échapper de la blessure au rythme des longues succions du vampire. Dans sa tête, le rire de Diya tournait en boucle et résonnait si fort, qu'elle l'entendait lors de ses nuits les plus agitées. Au réveil, il retentissait encore, comme l'écho trop vivant d'un souvenir douloureux. Et chaque jour, la vampire semblait s'amuser un peu plus, se plaquant contre Léné, enroulant ses bras minces autour de ses épaules, lorsqu'Annabelle passait près d'eux.
La paume toujours plaquée contre sa nuque, elle secoua la tête. Son geste défensif n'avait pas échappé à Léné, qui laissa retomber sa main sur son flanc.
Il y eut un long silence, seulement meublé par les bruits pleins de vie du château qui leur parvenaient étouffés.
— J'ai été trop bête pour voir l'évidence, lâcha enfin Annabelle en retirant ses doigts de son cou.
— Laquelle ?
— Que tu m'as utilisée comme bouclier afin que les soupçons ne pèsent pas sur toi. Afin d'endormir la méfiance de nos compagnons et mener à bien ta mission. Tu savais qu'en m'attachant à toi, je prendrais ta défense.
Nouveau silence.
— C'était mon plan, en effet, mais ensuite...
— Tu sais, Léné, le coupa-t-elle sans vouloir en entendre davantage. J'aurais pu te pardonner. Tout, vraiment tout. Ta trahison, tes secrets, ton affiliation à Mhùron. Le fait que tu sois déjà marié à une autre et que tu m'aies prise comme maîtresse. Oui, même ça, je te l'aurais pardonné. Mais tu m'as mordue. Contre ma volonté. Tu as fait de moi ta victime. Et ça..., ça, Léné, je ne pardonne pas. Il y a des choses trop douloureuses à supporter.
— Je ne voulais pas. J'ai...
Il se pinça l'arête du nez avant de poursuivre, cherchant ses mots :
— ...la faim a pris le dessus.
— Je sais. Tu m'avais prévenu, n'est-ce pas ? Tu m'avais dit que tu étais dangereux. J'aurais peut-être dû t'écouter à l'époque.
— Petit Chat...
— Ne m'appelle pas comme ça.
Annabelle se sentait épuisée, vidée. Chacun de ses mots était une épreuve. Elle les lâchait d'une voix atone, gardant ses sentiments et ses émotions trop fortes dans un endroit où Léné ne pourrait pas les piétiner.
— Que faut-il que je fasse pour que tu me pardonnes ?
— Aide-nous à nous enfuir.
Il baissa les yeux, contrarié. Les expressions qui se succédaient sur son beau visage semblaient mener une guerre silencieuse. Puis il releva le menton et lorsqu'il croisa le regard vide d'Annabelle, c'est de la désolation qu'elle vit dans ses iris désormais d'un gris d'orage.
— Je ne peux pas. Pas encore. Ils me tueraient. Diya ou mon roi. Qu'importe, le résultat serait le même.
— Alors tu m'es inutile.
Il grimaça sous le couperet.
— Je te savais forte, Petit Chat. Mais pas aussi froide qu'implacable. Ça ne te va pas.
Annabelle se sentit bouillir de l'intérieur. Pour qui se prenait-il ? De quel droit se permettait-il de la juger, elle ? Qui avait créé ce monstre de froideur qu'elle était en train de devenir !?
— Tu veux réparer ? Tu veux m'aider ? cria-t-elle presque. Bien ! Aide-moi à retrouver Euridice. Dans son état, j'ai peur de ce qu'elle serait capable de faire.
— Tu penses qu'elle pourrait...?
— Je ne pense pas. J'en suis sûre. Maintenant assez de questions. Utilise tes sens, et trouve-là.
Léné hocha la tête d'un mouvement sec et n'ajouta rien. Annabelle était non seulement de méchante humeur, mais elle ne semblait nullement prête à lui pardonner quoi que ce soit. S'il voulait regagner des points, il avait intérêt à retrouver l'Algaël.
Il ne comprenait pas pourquoi il avait tant besoin de l'approbation de cette humaine, de son pardon. Il y a quelques mois de cela, il l'aurait vidée de son sang à la seconde même où elle aurait osé hausser le ton avec lui. Aujourd'hui, ses magnifiques yeux vairons le regardaient comme s'il ne représentait plus rien et, malgré lui, cela lui faisait mal. Dans son cœur qui ne battait pas, une fêlure s'agrandit.
Lors de la nuit pendant laquelle ils avaient fait l'amour, des semaines plus tôt, il s'était senti humain. Vivant. Les paumes chaudes d'Annabelle réchauffant sa peau froide avaient été comme un électrochoc. Elles l'avaient laissé pantelant et sans défense. Sa bouche avide, sa poitrine gonflée, sa féminité moite et accueillante, son corps offert, fébrile et en demande. Elle l'avait regardé avec tant de passion et d'amour cette nuit-là... Pendant les quelques heures qu'avait duré cette nuit, il l'avait chérie, comme un trésor fragile et éphémère, sachant qu'ils ne pourraient jamais être ensemble.
Le loup n'aime pas la biche.
Mettant de côté ses pensées moroses et levant le menton, Léné huma l'air, aspirant l'air par petites goulées, ses narines frémissantes.
Il connaissait l'odeur d'Euridice, moins que celle d'Annabelle – vanillée – mais assez pour la suivre à la trace. Pour ses sens de vampire, la jeune rousse sentait les aiguilles de pin, le vent et les fruits mûrs. Son sang en aurait eu le goût s'il l'avait goûté. Annabelle, elle, sentait les pommes caramélisées, et un mélange capiteux de cannelle et de vanille. Boire son sang, le sentir couler dans sa gorge et inonder son cœur avait été l'une des sensations les plus enivrantes de sa longue vie. Il sentait encore le sucre sur sa langue, mêlé au goût plus salin de sa peau. Même le fait qu'elle se débatte avait augmenté son plaisir, excité ses sens de prédateur. Le vampire en lui, grondait de se retrouver si prêt d'un si délicieux nectar, mais l'homme que la jeune femme avait créé en lui, celui qui pouvait éprouver, se dégoûtait.
Oblitérant l'odeur capiteuse d'Annabelle, il se concentra sur celle, plus fraîche d'Euridice. À grands pas, il se mit en route, l'apprentie sur les talons.
Ils longèrent plusieurs couloirs, montèrent puis descendirent quelques volées de marches, et sortirent dans le parc où le soleil était en train de se coucher. Les yeux perçants de Léné se plissèrent et une silhouette fine se détacha soudain très clairement, une centaine de mètres devant eux. Ils s'approchèrent à pas feutrés afin de ne pas l'effrayer.
Euridice se tenait debout, dos à eux, la paume de sa main posée sur le doux chanfrein d'un cheval blanc dont la tête en berne quémandait la caresse.
Derrière l'humaine et l'équidé, le soleil disparaissait lentement derrière le Mont d'Icarias, au tréfonds duquel les Tisseuses filaient la soie la plus fine des trois Royaumes.
Le pelage immaculé se paraît d'un caléidoscope de couché de soleil en une danse hypnotique et irréelle. Le mauve du ciel se reflétait dans son crin et le rouge de l'astre incandescent glissait sur le poil soyeux comme deux amants se coulent l'un dans l'autre.
Euridice tourna légèrement la tête vers les deux intrus qui brisaient ce moment de quiétude, et Annabelle put enfin voir la tête du cheval, ou plutôt de la licorne. Car une corne jaillissait, imposante et majestueuse, du milieu de son front immaculé.
— Elles ont disparu depuis des centaines d'années, chuchota Euridice sans se retourner. C'est fou ce que l'on peut trouver dans ce château, vous ne trouvez pas ? Des êtres imaginaires et des créatures éteintes.
Annabelle jeta un rapide coup d'œil à Léné sur son flanc. Euridice devait sans doute désigner les vampires lorsqu'elle parlait d'« êtres imaginaires ». Ce dernier ne dit rien, son visage ne reflétant qu'une vague expression blasée.
— Euridice, commença son élève d'une voix qu'elle voulait douce et apaisante, tu vas bien ?
— Non, soupira-t-elle. Non, pas vraiment. J'étais venue ici dans le but de le tuer.
— Qui ?
— Mon...
Elle fit une pause, refusant de penser à l'être qui bomberait bientôt son ventre comme son bébé.
— ... l'enfant de Mhùron, reprit-elle d'une petite voix.
— Euridice ! s'exclama Annabelle, tu ne peux...
— Rassure-toi, il m'en a empêché.
Euridice baissa les yeux sur le sol herbeux à ses pieds, et Annabelle suivit son regard pour tomber sur une dague longue d'une vingtaine de centimètres et effilée comme un fleuret. Les yeux de l'apprentie Algaël s'écarquillèrent d'effroi, et elle avança d'un pas. Les mots d'Euridice arrêtèrent le second :
— Il s'appelle Ivoire.
Comme pour acquiescer, la licorne renâcla doucement, poussant sur la paume d'Euridice qui le gratifia d'une nouvelle caresse. Puis, l'équidé hennit et s'éloigna du groupe en trottinant. Annabelle en profita pour s'avancer vers Euridice et, sans lui laisser le temps de protester, la prit dans ses bras. Elle enfouit son visage dans le cou de son amie, la serrant comme si elle était le seul morceau de bois flotté dans tout l'océan. Comme un naufragé.
— Ne me laisse pas toute seule.
— Tu n'es pas seule, ma chérie. Tu as ton frère. Et nos compagnons. Même si certains mériteraient de se faire bouffer les parties par des porcs. Et encore, ce seraient insulter les porcs...
Annabelle releva le menton. Euridice, les yeux comme deux fentes ardentes, fixaient Léné comme si elle pouvait l'incendier d'un seul regard. Elle n'avait pas encore eu le loisir de lui dire ses quatre vérités et il semblait que le moment était enfin venu.
— Que fais-tu là, Léné ? lança-t-elle d'une voix froide comme la mort.
— Annabelle m'a demandé de te retrouver.
Euridice s'écarta avec douceur de son élève afin de faire face au vampire.
— Comme un bon chien de chasse ? Décidément, tu joues bien ton rôle. Est-ce que tu remues aussi de la queue lorsque ta putain vampire te caresse ? Ou peut-être préfères-tu quand c'est Silla qui le fait ?
Les mâchoires de Léné se contractèrent violemment en même temps que ses poings. Son corps trembla brusquement de rage contenue.
— Ne me pousse pas, Euridice. Je ne suis pas d'humeur à subir tes traits d'esprit.
— Parfait ! Comme ça, nous sommes deux à être d'une humeur de chien...
Dans une série de mouvements trop rapide pour l'œil humain, Léné parcourut la distance entre lui et l'Algaël, lui attrapa la gorge et la souleva à une vingtaine de centimètres du sol, au bout de son bras tendu.
Euridice commença à suffoquer.
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