Chapitre Sept (Bis), Lorsque les cœurs ne battent plus à l'unisson

***

Ses crocs bien visibles et étincelants sous les dernières lueurs du coucher de soleil, Léné grogna de fureur.

— Ça te va bien de jouer les moralisatrices, lâcha-t-il comme un venin, entre ses dents serrées. N'es-tu pas devenue toi-même, la chienne de Mhùron, Euridice ? Qui, de nous deux, écarte les cuisses, hein ?

L'Algaël ouvrit la bouche, mais seuls des sons fluets et vides de sens sortirent de sa gorge entravée.

— Lâche-là !

Annabelle tira frénétiquement sur sa chemise noire, mais il ne bougea pas d'un pouce, ses pieds bottés solidement ancrés au sol.

C'en était presque risible ; une humaine essayant de déloger un vampire à mains nues. S'il n'avait pas été dans une telle rage, Léné en aurait presque souri, et gratifié Annabelle d'une tape moqueuse sur le haut du crâne. Mais pour le moment, seule sa colère dictait ses actes. Sa vision opacifiée par un voile rouge, il sentait la bête en lui gronder et resserrer inexorablement ses doigts autour de la nuque de l'agaçante seconde humaine.

C'est cette même bête qui avait planté ses crocs dans la chair tendre d'Annabelle. Mais il serait hypocrite de dire que sa raison était complètement oblitérée dans ces moments-là ; elle faisait seulement un pas en arrière, regardant avec délectation, ses désirs et ses pulsions prendre le dessus, et ça, en toute connaissance de cause.

Une main se plaqua contre son visage, tentant de le repousser. Il s'écarta agacé.

— Tu sais bien qu'elle ne peut pas rivaliser avec toi ! Ne joue pas avec sa vie, Léné !

— Mais je ne joue pas, je suis mortellement sérieux.

Euridice, le visage cramoisi et le souffle réduit à un mince filet salvateur, agrippait la main qui la maintenait suspendue, tentant vainement d'en écarter les doigts.

Son élève, de son côté, labourait désormais le dos et l'épaule du vampire de ses poings. Mais elle s'épuisait et s'époumonait dans le vent : un bloc de granit aurait été plus malléable.

— Léné ! Je t'en prie ! Si tu as éprouvé, ne serait-ce, qu'un début d'affection pour moi, relâche-là ! Tu vas la tuer !

Mais les prunelles cramoisies de Léné brillaient d'une lueur animale. Ses doigts se resserrèrent sur la gorge d'Euridice qui suffoqua un peu plus.

— Léné... pitié...

Annabelle, des larmes d'impuissance vallonnant ses joues, se pencha et, glissant sa main dans sa bottine, en ressortit un poignard. Mhùron, sûr de lui et de sa magie d'entrave, les laissait tous porter des armes. Qu'importe l'outil s'ils ne pouvaient s'en servir.

Lorsque la pointe de la lame vint piquer la carotide du vampire, il tourna la tête vers la jeune femme et haussa un sourcil moqueur.

— Non seulement je ne crains pas les lames ordinaires, mais je te rappelle que ton cœur explosera avant que tu ne réussisses à me perforer la peau. Tu mourras et je n'aurais rien senti de plus qu'une piqûre d'insecte. Ça en vaut la peine, d'après toi ?

— Si tu avais, ne serait-ce que, l'ombre d'un début de sentiment dans ton cœur figé, tu saurais que oui.

Il sembla sincèrement surpris.

— Tu mourais pour elle ?

Annabelle hocha simplement le menton, ses iris vibrants d'une volonté qui n'échappa pas au vampire.

Une petite voix insidieuse dans sa tête posa une autre question – celle qui lui brûlait les lèvres :

« Tu mourrais pour moi, Petit Chat ? »

Mais il secoua la tête, l'ignorant et lança d'un ton affecté :

— Les humains...

Puis, de sa main libre, il lui crocheta le poignet, le tordit et obligea l'apprentie Algaël à se tourner dos à lui pour suivre la torsion et ne pas se blesser. Elle se retrouva bras dans le dos, son poignard plaqué entre ses omoplates. Une pression, et elle lâchait dans un cri sa lame qui s'écrasa à leurs pieds dans un bruit étouffé par l'herbe grasse.

— Je ne te laisserai pas risquer ta peau pour un amour idéalisé. Aucune autre vie n'est plus importante la sienne.

Annabelle secoua la tête.

— C'est la différence... entre toi et moi, Léné, grinça-t-elle, les yeux baignés de larmes. C'est ce qui nous sépare.

D'une violente poussée, il l'envoya rouler sur le sol. Péniblement, elle se redressa sur les genoux, plaquant son bras endolori contre sa poitrine. Léné la fixa un moment, peiné, puis reporta son attention sur Euridice qui, les pieds parcourus de soubresauts, n'était plus qu'à un souffle de sombrer dans l'inconscience.

Les larmes aux yeux, Annabelle était en train d'assister, impuissante, à la mise à mort de sa meilleure amie par celui qu'elle avait tant aimé.

Euridice allait mourir.

Soudain, le vampire fut sauvagement agrippé à son tour à la gorge, par la poigne implacable de Tahis. Ce dernier, accompagné des jumeaux, était essoufflé comme s'il avait couru pour les rejoindre.

— Elle meurt, tu meurs, lança-t-il implacable.

— Tu mourras aussi.

L'elfe jeta un regard, où se mêlaient affection et profonde angoisse, à Euridice toujours pendue par la nuque, puis se retourna vers le vampire.

— Qu'importe.

Léné soupira, les yeux levés vers le ciel.

— Décidemment...

Sans avertissement préalable, les doigts de Tahis se resserrèrent sur son cou. L'elfe sursauta un instant, mais, mâchoires solidement jointes, tint bon. Le vampire grimaça à son tour sous la pression.

À quelques pas d'eux, Gelt et Tillian relevaient Annabelle.

— Anna, tu vas bien ? Il ne t'a pas blessée ?

Elle fit non, d'un signe de tête et se rapprocha des combattants silencieux. Tahis, le front moite, semblait souffrir le martyre : son dispositif devait être en train de lui envoyer des décharges si puissantes que l'ensemble de son corps, pourtant inébranlable, tremblait de douleur.

Après d'interminables secondes, Léné écarta brusquement les doigts et Euridice s'affaissa avec, encore, juste assez de force pour empêcher sa tête de cogner contre le sol. Elle toussa à s'en brûler la gorge tandis qu'Annabelle plongeait près d'elle. Elle la plaqua contre son cœur, la laissant cracher et reprendre sa respiration tandis que les deux immortels se jaugeaient avec rancœur.

Au bout d'une longue minute, Tahis retira sa main de la gorge de Léné sans délicatesse, le toisant avec rancœur.

— Vous n'apprendrez donc jamais de vos erreurs, vous autres vampires ? L'éternité n'est pas assez longue ?

Puis sans attendre de réponse, il enchaîna :

— Ton maître doit sûrement t'attendre. Pars avant de créer plus de malheur.

Léné renifla avec dédain.

— Ne joue pas les tempérés, Tahis. Je sais que ton sang bout comme le mien. Tu es un guerrier, pas un pacificateur de mes deux !

— Ne te méprends pas. Rien ne me ferait plus plaisir de mourir en t'arrachant le cœur, mais certains de nos compagnons éprouvent encore de l'affection pour toi, et je me préoccupe de leurs sentiments.

À la mention d'Annabelle, Léné se retourna et posa un regard sombre sur elle. La jeune femme, Euridice toujours bercée contre sa poitrine, leva ses yeux rougis vers le vampire.

— Tu peux venir avec moi, Petit Chat. À mes côtés, tu ne seras plus prisonnière.

Se mordant les lèvres pour ne plus pleurer, elle secoua la tête, ses boucles rebondissant autour de son visage accablé.

Contre elle, son amie toussota et son cœur se serra un peu plus d'anticipation. Elle se désolait de ce qu'elle devrait lui dire.

Elle l'aimait. Dieux ! Si fort...

À un point qu'elle ne comprenait pas elle-même, mais il devenait toxique. Dangereux. S'ils voulaient s'en sortir, s'échapper, Léné ne devrait plus faire partie de l'équation.

— Tu ne fais plus partie de ma vie, Léné. Tu nous as tous, trop fait souffrir. Écoute Tahis. Part. Laisse-nous. Va rejoindre ton camp. Si un jour, nous réussissons à renverser ton roi, ce sera... (elle fit une pause, dévastée) ce sera une ennemie qui se dressera devant toi. Et à ce moment-là, ce sera toi ou moi. Mais l'un de nous mourra.

À ce moment-là, Léné ne comprit pas pourquoi son cœur se pinça si fort, au point de lui faire violemment serrer le tissu sur sa poitrine. Il recula d'un pas, butant contre Tahis, qui s'écarta et alla rejoindre les deux Algaël.

Refluant cette étrange douleur, il fixa les yeux si doux d'Annabelle.

— Tu as fait ton choix.

Ce n'était pas une question, mais plutôt un constat. Celui qu'il avait merdé. Et qu'à moins d'un miracle divin, il n'enroulerait plus jamais ses doigts dans les boucles dorées de la jeune femme.

Elle hocha la tête.

Tillian et Gelt, silencieux jusque-là, se rapprochèrent à leur tour de leurs trois compagnons. Ils étaient maintenant cinq à lui faire face.

Léné, sa poitrine brûlante, ses doigts toujours crispés sur le tissu, se détourna.

Annabelle le regarda s'éloigner. Elle avait si mal, elle aussi, qu'elle ferma les paupières afin de tenter d'oublier.

Lorsque les bras d'Euridice l'enlacèrent, lorsque la paume chaude de Tillian se posa sur son épaule, lorsque les doigts de Gelt se mêlèrent aux siens et qu'enfin les doigts de Tahis effleurèrent son bras, elle laissa son chagrin exploser.

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