Chapitre quatre, Quand le lion entre dans l'arène
***
Euridice s'étala de tout son long dans la poussière ; la mordant à pleines dents. Les grains de sable érosifs collèrent à sa peau poisseuse de sueur et le dispositif métallique incrusté dans sa poitrine heurta violemment son sternum. Elle toussa d'une voix rauque et enraillée, des larmes voilant soudain sa vision.
Malgré son souffle coupé et ses membres endoloris, elle se releva, prenant appui sur ses bras égratignés. Ses cheveux roux liés en une tresse stricte balayèrent le sol.
Elle se laissa une poignée de secondes pour reprendre une respiration plus régulière, paumes sur les cuisses, et se remit en garde.
En face de l'Algaël, son adversaire esquissa un pas incertain vers elle. Elle l'arrêta d'un signe sec de la main.
— Reste où tu es Tahis, je vais bien. On reprend.
L'elfe fronça les sourcils, mais ne dit rien. La belle rousse ne l'aurait, de toute façon, pas écouté.
C'est elle qui avait demandé ce combat. Et bien que l'Algaël fût une admirable combattante, elle ne faisait clairement pas le poids. Malgré ses réticences, Tahis avait accepté. Car dans le regard dur et distant qu'elle posait sur lui, il voyait qu'elle avait besoin de ça.
De s'oublier. De prouver.
De démontrer qu'elle était encore maîtresse de son corps et de ses choix. Qu'elle était encore digne d'être une Algaël. Digne de ses pairs. Libre.
Et ni son lien forcé avec lui ni la magie d'entrave qui l'empêchait d'utiliser son don ni même les épais murs de la forteresse de Mhùron n'avaient d'importance.
Elle restait libre.
Il se mit en garde, jambes fléchies.
Les poings clos et remontés à hauteur de son visage, Euridice fit un pas chassé sur le côté. Cette fois, elle attendrait que son adversaire lance les hostilités. Tahis venait de la mettre au tapis en utilisant son propre élan pour la faire passer au-dessus de son épaule et lui faire mordre la poussière. Elle avait laissé sa colère et sa frustration prendre le dessus sur son sang-froid. On ne l'y reprendrait plus.
Ils s'entraînaient depuis une petite heure dans l'enceinte de l'une des cours d'entraînement du château. Le sable rouge qui recouvrait l'intégralité du sol, amortissait les chocs et absorbait le sang des blessés – ou des morts, sans le teinter. On avait ainsi, besoin de le changer moins régulièrement.
Invisible, enveloppé dans un astucieux sort d'invisibilité, Silla Mhùron observait la scène, un fin sourire flottant son visage intrigué.
Depuis qu'il les avait délogés de leurs cellules, Mhùron laissait ses prisonniers « spéciaux » s'entraîner entre eux autant qu'ils le souhaitaient afin de les garder en bonne forme physique et mentale. De l'avis du roi Ombrien, un prisonnier frêle et souffreteux, parqué entre quatre murs gris, n'avait pas grand intérêt. Il préférait de loin que ses Gardiennes et leurs compagnons trouvent en ces combats amicaux un exutoire. Un ennemi bien traité était un allié en devenir. Ces petites joutes avaient aussi l'avantage de les garder occupés. Et celui dont l'esprit était occupé ne trouvait pas le temps de monter d'ingénieux plans afin de s'échapper. Il ne voulait pas que la clé du pouvoir de Misia Lo Gaï s'échappe. Et il savait pertinemment qu'Euridice en était capable.
Il aurait pu les tuer. Oui. Eleon lui avait bien suggéré de renvoyer la tête des deux princes à leur mère dans des coffrets ouvragés et de planter les têtes des autres sur des piques le long des créneaux de la porte Nord, mais il préférait les garder en vie. S'en faire des alliés.
Autour de Tahis et d'Euridice, quelques serviteurs s'étaient mêlés aux soldats curieux et observaient attentivement les deux combattants entamer un nouveau round. Un silence respectueux s'était peu à peu imposé lorsque les soldats qui s'entraînaient par binôme à leur côté avaient cessé d'entrechoquer leurs lames et leurs pièces d'armure pour assister au spectacle. On ne crachait pas sur un bon divertissement. Surtout quand ce dernier était gratuit et ne mettait pas en jeu sa propre vie.
Les guerriers étaient curieux. Mises à part, quelques soldates vampires, ils n'avaient pas l'habitude de voir une femme se battre aussi bien – sinon mieux – qu'un homme. Et celle-ci ne semblait pas se démonter contre un elfe possédant au bas mot, vingt fois sa force.
À l'écart des militaires ombriens, Annabelle assistait aussi à la scène. Placée entre Gelt et Tillian - juste derrière un Korr fébrile dont les membres frémissants trahissaient une furieuse envie de prendre part au combat - on voyait à ses sourcils froncés et sa mine renfrognée qu'elle n'approuvait pas. Elle ne voulait pas entrer dans le jeu de Mhùron. Y prendre part, c'était accepter sa défaite. Et bien, qu'elle sache qu'Euridice ne voyait pas la chose de cette façon, elle ne pouvait s'empêcher de penser que le roi fou les aurait tous à l'usure. Qu'il essayait de leur faire manger de la boue dissimulée sous une couche de miel épais et parfumé.
Gelt lui posa une main sur l'épaule, la faisant sursauter. Il lui sourit, mais aucune chaleur ne vint réchauffer ses prunelles noisette. Malgré sa tentative ratée de la rassurer, elle lui rendit un sourire. Gelt reporta son attention sur les combattants, mais sa sœur continua à l'observer.
Lorsqu'elle l'avait retrouvé, à peine deux mois plus tôt, il avait mûri, vieilli. Comme elle. Trop vite.
Aujourd'hui, les plis aux coins de ses yeux doux s'étaient encore accentués. Car chaque jour, Eleon lui faisait payer sa sottise et sa naïveté. Chaque jour, elle se pavanait, lui jetant des regards appuyés. Annabelle le savait amoureux de cette garce.
Malgré tout. Malgré la plaie béante et infectée dans son cœur. Elle le savait et ne pouvait rien faire d'autre que d'avoir mal pour son frère.
La gorge nouée, elle détourna les yeux.
Tahis attaqua et la foule retint son souffle. Il se baissa et dans un même mouvement lança son poing vers l'estomac d'Euridice. L'Algaël lui frappa le côté de l'avant-bras, déviant la trajectoire du coup et lança son propre poing vers la mâchoire de l'elfe. Ses phalanges frôlèrent le maxillaire de Tahis qui, dans un reflex inouï, avait tourné la tête au dernier moment. S'il avait été humain, l'os de sa mâchoire aurait sans doute été déboîté.
Euridice profita de son instant d'inattention et de leur proximité pour lancer son genou droit dans l'estomac de l'elfe. Une nouvelle fois, il esquiva de justesse en pivotant adroitement sur ses hanches. D'une poussée, il envoya la jeune femme au loin. Elle se rééquilibra et se retourna vivement, des éclairs dans les yeux.
Son pied décolla du sol.
Annabelle retint son souffle. Machinalement, sa main attrapa celle de Tillian et ses doigts se mêlèrent à ceux du prince. Elle aurait bien agrippé celle de son frère, mais il se battait avec ses propres démons. Tillian baissa les yeux sur la jeune femme, qui, l'ongle du pouce entre ses dents, regardait le combat avec anxiété. Il lui pressa doucement la paume et elle releva la tête, ses iris dépareillés brillants d'inquiétude.
Il se pencha sur elle, approchant sa bouche de son oreille et souffla :
— Un Arque d'or sur Euridice.
Annabelle plissa le nez, et sourit faiblement.
— Vous n'avez plus un sou en poche, Tillian. Il n'y a rien à parier.
Sans quitter son franc sourire, il sembla réfléchir.
— Très bien, dans ce cas... que dites-vous de parier notre repas de ce soir ? Si Euridice perd, je mange votre portion de cette infâme bouillie de gruau de pois jaunes qu'ils nous font manger dans la cuisine des serviteurs. Ça vaut bien un Arque d'or, non ?
Annabelle sourit. Franchement, cette fois. L'étau sur son thorax se desserra légèrement. Elle était reconnaissante à Tillian de vouloir la faire rire même dans des temps si sombres. Alors même qu'elle ne voyait pas comment, cette fois, ils pourraient se sortir de l'impasse dans laquelle ils étaient. Malgré son cœur encore lourd, bien qu'allégé, elle acquiesça du menton, reportant son attention sur la scène, sa tête reposant désormais sur l'épaule du prince.
Du coin de l'œil, l'apprentie Algaël remarqua une grande silhouette dans l'ombre de l'arcade qui faisait le tour de la cour. Une épaule appuyée contre une fine colonne de pierre et les bras croisés sur son poitrail, Léné observait lui aussi les deux combattants. Non, il la fixait, elle. Elle ne pouvait pas recourir à son don pour améliorer sa vision, mais elle n'en avait pas besoin ; elle voyait son regard insistant, la contraction des muscles de ses épaules, son visage inexpressif malgré des prunelles furieuses.
Sur sa nuque, à l'endroit où les crocs du vampire avaient percé sa peau une semaine plus tôt, elle sentit un élancement lancinant, une pulsation douloureuse qui fit écho à son cœur palpitant. Le long de son échine, un frisson piqueta sa peau. À cet instant, elle n'aurait su dire si c'était de peur ou de désir.
Dieux ! ce qu'elle détestait ce qu'il lui faisait ressentir !
Dans un geste qu'elle savait puéril, elle se rapprocha encore un peu plus de Tillian.
Les doigts de Léné se crispèrent sur ses bras.
Il était furieux.
Annabelle sourit méchamment. Mais son rictus se figea lorsqu'une main blanche naquit sur l'épaule de Léné, lui caressant le buste. Et au bout du bras diaphane, c'est le visage de Diya qui apparut, se plaçant aux côtés du vampire. Elle se pencha à son oreille, murmura quelques mots et s'esclaffa d'une voix cristalline.
Annabelle détourna le regard ; elle ne subirait pas l'odieux spectacle de sa rivale profitant de son petit chien revenu vers elle, la queue entre les jambes. Elle choisit de reporter son attention sur Tahis, qui profitait d'un coup trop lent d'Euridice pour esquiver d'un pas sur le côté.
L'apprentie Algaël se fit la réflexion qu'il aurait pu facilement attraper le poignet d'Euridice, déviant sa trajectoire et exploiter cette faille dans son équilibre pour lui porter un coup à la gorge.
— Tu me ménages, Tahis ! Je n'ai pas besoin de ça. Je veux que tu frappes !
Et apparemment, la jeune rousse s'en était, elle aussi, rendu compte. Chose qu'elle n'aimait pas du tout.
Elle allait repartir à l'assaut quand une voix veloutée et sarcastique retentit dans son dos :
— Tu veux un adversaire qui ne retiendra pas ses coups, Gardienne ? Un adversaire à ta mesure ? Je suis ton homme.
Comme un seul homme, tous les spectateurs de la scène se retournèrent, et tandis que certains reculaient dans l'ombre, que d'autres bombaient fièrement le torse et d'autres encore se crispaient, Mhùron avança au milieu de l'arène. Il fit glisser son long manteau pourpre dans la poussière et rassembla sa belle chevelure blanche en un chignon haut à l'aide d'un lien de cuir.
Dans son dos, l'air ondula soudain et sa fille apparut à son tour.
— Père, non ! Que..., commença cette dernière en lui posant une main sur l'épaule.
— Je n'ai pas besoin de ton avis, la sermonna-t-il en se dégageant. Garde ta langue dans ta poche ou utilise-là à bon escient !
La jeune fille se renfrogna, ses yeux sombres fulminant d'une colère mal dissimulée. Malgré son sang bouillonnant, elle hocha humblement la tête et recula d'un pas.
— Bien, père.
Le roi se retourna vers Euridice.
— Alors, Gardienne ? Acceptes-tu un combat amical ?
— Il n'y aura jamais rien d'amical entre nous, Mhùron !
Silla pouffa, et dans sa bouche, cela n'était en rien ridicule.
Il s'approcha encore de l'Algaël tandis que Tahis se plaçait entre eux. Le roi balaya négligemment l'air de la main et l'elfe fut propulsé dans les airs comme un insecte nuisible. Son dos heurta une colonne qui se fendit sous la puissance du choc.
Annabelle, Gelt et Tillian se précipitèrent sur lui et après s'être assuré qu'il était sauf, l'aidèrent à se relever. Tahis fit mine de vouloir s'interposer une nouvelle fois, mais ses compagnons le retinrent.
— Non, c'est vrai, répondit Mhùron comme s'il n'avait pas été interrompu. Ce n'est pas amical entre nous, ma gardienne, c'est plutôt animal.
L'expression du roi était suffisamment éloquente pour qu'il n'ait pas besoin d'ajouter quoi que ce soit. S'il l'avait voulu, il n'en aurait, de toute façon, pas eu le loisir : le poing d'Euridice vola et s'abattit sur sa pommette. La peau éclata sous le choc, éclaboussant la jeune femme de sang frais.
Choquée, l'Algaël regarda sa main et tâta son sternum. Le dispositif était toujours en place, mais alors... ?
Silla Mhùron se redressa, passant une main sur son visage rougi. Il souriait.
— J'ai désactivé ton hör. Tu ne vas pas passer à côté d'un combat équilibré, si ? Venge-toi, ma tigresse !
Euridice ne répondit pas. Ayant compris qu'elle pourrait, en effet, se venger de l'homme qui lui souriait méchamment, elle lança une nouvelle attaque éclair.
Mais cette fois-ci, Mhùron n'encaissa pas sans broncher. Il para le coup d'un léger écart sur le côté, et lança son coude dans l'arcade d'Euridice. Elle serra les dents afin de juguler la vive douleur et retint un cri. Elle ne lui ferait pas ce plaisir. Vacillante, elle recula hors de portée afin de récupérer. Un mince filet de sang coula sur sa joue. L'odeur cuivrée lui monta à la tête et elle vacilla. Le contrecoup du choc, sans doute.
Étouffant ses sensations et émotions, elle repartit à l'attaque. Cette fois, elle feinta. Son coup de pied n'atteignit jamais le plexus de Mhùron qui s'attendait à le parer. Le pied de l'Algaël glissa sur le sable, jambe tendue, la faisant passer sous la garde du roi. De ses deux mains, elle lui attrapa l'avant-bras et lui écrasa le coude sur son genou plié. L'articulation craqua et Mhùron cria de douleur. Euridice recula, hors de portée d'une quelconque riposte.
Le bras du roi pendait mollement dans un angle insolite.
Autour d'eux, les soldats avaient posé leurs mains gantées sur la garde de leurs lames. Mais Silla les arrêta d'un signe de main de son bras valide.
Alors qu'elle allait parler afin de sentir une pique bien acérée, Euridice, sentit son estomac se retourner. La vision du membre brisé de Mhùron lui faisant anormalement flageoler les jambes.
Elle se plia en deux, tomba à genoux et vomis dans le sable rouge.
Les oreilles bourdonnantes, elle attendit que son malaise passe, mais une nouvelle salve lui noua les entrailles.
— Eleon ! Va voir ce qu'elle a ! hurla le roi Ombrien d'une voix où se mêlaient douleur et autorité.
— Père, laissez-moi vous guérir d'abord, vous êtes plus important !
— Je ne me répéterai pas, ma fille.
La princesse releva fièrement le menton et d'un coup de la tête chassa sa belle chevelure opale derrière son épaule. Le dos bien droit, elle se dirigea vers Euridice qui s'essuyait la bouche d'un revers de la main négligé.
Eleon s'accroupit et dévisagea l'Algaël, suspicieuse.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-elle à contrecœur.
— Mon teint de pêche et ma fraîcheur naturelle ne te mettent pas sur la voie ?
— Depuis combien de temps vomis-tu à la vue du sang ?
— C'est le sang ? Je croyais que c'était la sale gueule de ton père !
Un jet de magie la fit se tordre en deux et recracher un peu de bile.
— Eleon, gronda une voix derrière elle.
— Elle est insolente, père. Je ne fais que lui apprendre qui commande.
Eleon approcha sa paume du ventre d'Euridice qui la dégagea d'un violent revers de la main.
— Ne me touche pas !
Une incantation muette la paralysa, la plaquant au sol, bras et jambes écartées. L'Algaël essaya de se dégager, mais le sort était puissant et bientôt une perle de sueur roula sur sa tempe.
— Si tu me t...
Rien ne franchit plus la barrière de ses lèvres lorsqu'Eleon incanta une nouvelle fois.
— Garde ta salive, cracha-t-elle en écho aux paroles de son père. Je me moque de tes menaces.
Et sous le regard impuissant d'Euridice, la magicienne posa une paume chaude juste au-dessus de son aine, avec une étrange douceur. Elle ferma les yeux et un mince filet de magie scintillante vint s'enrouler autour de ses doigts fins. Le filin ondula un instant puis plongea dans le ventre de l'Algaël qui frémit.
Un battement de cil plus tard, Eleon se relevait, essuyait ses paumes humides sur sa robe et se tournait vers son père.
— Elle attend ton enfant.
L'un des sourcils blancs de Silla Mhùron s'arc-bouta sur son front caramel et il plongea ses prunelles d'ébène dans le regard sapin d'Euridice tandis qu'un sourire étincelant fendait son visage et que l'Algaël se décomposait.
— Et bien, ma Gardienne, tu ne cesseras jamais de me surprendre.
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