Chapitre Quatorze, De sang et de larmes
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Tillian se frotta les paupières, les yeux bouffis de fatigue. La petite lampe à huile posée sur la table à côté de lui, fournissait juste assez de lumière pour envelopper de son halo, les parchemins et les vieux livres reliés de cuir éparpillés en tous sens sur le bois. Face à lui, le visage bleuté, presque transparent de Syssana était plissé par la concentration. Ses yeux entièrement colorés d'un étonnant vert d'eau parcouraient des dizaines de lignes à la seconde. Plongée comme elle l'était dans l'ouvrage qu'elle lisait, elle ne faisait plus attention à ce qui l'entourait. Elle était happée par les mots, transportée par le récit d'anciennes quêtes millénaires.
Par la petite fenêtre grillagée qui perçait la pierre, la lune, presque ronde, baignait les imposantes bibliothèques d'une lueur douce et argentée ; nimbant les couvertures de cuir et de peau, léchant les lettrines, calligraphiées avec soin, qui ornaient leurs tranches.
Tillian, malgré l'hör qui bridait sa magie, sentait son loup tourner en rond à l'intérieur de son corps. Il n'avait pas pu sortir à la dernière pleine lune, et le prince sentait ses griffes s'enfoncer dans sa chair à mesure que la prochaine approchait. Cette sensation d'inachevé lui martelait les tempes et lui retournait l'estomac comme si son loup cherchait à sortir par n'importe quel moyen. Par n'importe quel endroit, dût-il lui déchirer les muscles et la peau pour arriver à ses fins.
Quittant le spectacle nocturne des yeux, il reporta son attention sur Syssana. Depuis qu'ils avaient été capturés, l'akuanïde passait le plus clair de ses nuits dans la grande bibliothèque du château, et ses journées, cloîtrée dans sa chambre, ne se mêlant que très peu au reste du groupe. Elle avait, les Dieux seuls savaient comment, réussi à soudoyer le vieux gardien de la bibliothèque qui lui en avait confié une clef, et restreint l'accès aux résidants du château, prétextant un vaste dégât des eaux. Lui permettant ainsi des recherches nocturnes dans le plus grand secret. Était-ce grâce à un écho ténu de son charisme d'akuanïde n'ayant pas été bloqué par le dispositif ? Tillian l'ignorait.
Syssana cherchait un moyen d'améliorer leur situation dans tout ce qui avait des pages et sentait le renfermer, et Tillian s'était juré qu'il ferait tout pour l'y aider. Malgré tout, malgré leur entêtement, ils n'avaient rien trouvé de concret et le prince commençait à perdre espoir. Pas l'érudite. Depuis trois jours, elle ne quittait plus la petite salle, oubliant même de manger. Et le plateau que le jeune prince lui avait apporté avait subi le même sort : resté intacte à côté d'elle, enterré sous des feuilles volantes et des rouleaux de parchemin.
— Tu devrais manger, Syssana. Ce n'est pas en te laissant mourir de faim que tu vas trouver comment nous sortir de cette merde.
L'usage du dernier mot eut le mérite de faire sursauter l'akuanïde et de lui faire relever les yeux du manuscrit qu'elle déchiffrait. Elle le fixa un instant, puis se décomposa.
— Je suis inutile, se lamenta-t-elle en attrapant l'une de ses mèches bleues et en l'enroulant autour de son majeur.
— Tu n'es pas inutile, la rassura-t-il d'une voix douce. Et tu es courageuse. Tu as passé des centaines d'heures à t'abîmer les yeux sur des écrits presque illisibles dans le seul but de nous faire sortir d'ici.
— Des heures qui se sont avérées infructueuses ! Je n'ai trouvé nulle part de formule, de sort, de moyen de nous débarrasser de ces foutus hör de malheur ! Aucun ne qui nous permettrait de récupérer Misia Lo Gaï !
Tillian sourit. C'était la première fois qu'il entendait l'akuanïde jurer, même chastement, preuve, s'il en était, de l'état de fatigue et de désespoir dans lequel elle se trouvait. Avançant sa main, il la posa sur la sienne. Son contact avait quelque chose d'étrange. Il lui faisait penser à celui, très doux, des écailles d'un poisson. Une sensation soyeuse et humide. Lorsqu'il retira ses doigts, il s'était presque attendu à les retrouver mouillés, mais sa peau était belle et bien sèche. Elle sourit tristement, se leva et souffla sans conviction :
— Je retourne dans la section que j'ai découverte hier, je dénicherai peut-être la perle qui sauvera notre monde.
Tillian hocha simplement la tête, la regardant disparaître derrière une étagère bondée.
Baissant les yeux, il reprit sa propre lecture. Cette dernière était un recueil des plans du château. Lorsqu'il les avait découverts quelques jours plus tôt, une étincelle d'espoir s'était enflammée dans sa poitrine, mais il avait vite déchanté : les plans ne lui avaient rien appris. Le château était construit à flanc de montagne et des tunnels souterrains menaient jusqu'aux mines pour que les minerais n'aient pas à passer en surface, et ce dans le but de simplifier leur transport jusqu'aux fonderies dans lesquelles ils seraient transformés en armes, matériel agricole, outils et lingots d'or. Une sécurité supplémentaire qui démontrait une fois de plus la méticulosité des différentes générations de souverains ombriens. Au grand désespoir de Tillian, ces fameux tunnels menaient bien à la surface, mais côtoyaient des garnisons entières de soldats. Si par bonheur, ils arrivaient à se débarrasser de leurs dispositifs, ils ne pourraient jamais passer au travers d'autant de soldats.
Il avait fait part de sa découverte à ses compagnons, qui en étaient venus à la même conclusion que lui. Malgré tout, il espérait encore, en parcourant les traits tracés à l'encre noire, trouver un défaut dans cette forteresse qui servirait leur fuite.
Quelques minutes plus tard, l'akuanïde était de retour une étrange expression sur le visage. Dans ses mains, un petit carnet à la couverture de cuir marron rongée par le temps était refermé par un cordon qui en faisait plusieurs fois le tour.
— Ce livre est tombé d'une étagère que j'étais en train de consulter. Je suis pourtant certaine de ne pas l'avoir touché.
Le jeune homme se leva, attrapa la lampe à huile puis contourna la table venant à sa rencontre. Syssana lui tendit le livre et lorsqu'il le toucha, un fourmillement parasite électrisa le bout de ses doigts. Fébrile, Tillian tendit la lampe à l'akuanïde et ils échangèrent leurs fardeaux. Il retourna le carnet afin de le regarder sous toutes ses coutures. Les sourcils froncés de Tillian en disaient long sur sa perplexité.
— J'ai déjà vu ce genre de sort lorsque j'étais enfant. Mon percepteur m'en a fait lancer un sur l'un de mes chiots, un jour pour m'entraîner. C'est une magie de dissimulation. L'objet ou la personne sur lequel il est lancé devient indétectable à la magie. Je l'ai souvent utilisé ensuite afin d'espionner les réunions de ma mère et de ses conseillers. Elle ne me l'a jamais dit, mais je suis certain qu'elle me sentait malgré tout. Je n'étais pas encore assez puissant à l'époque pour des sorts aussi complexes. Je suis certain que c'est le même sort, bien plus puissant, qui a été jeté ici.
— Ce qui veut dire que ce livre...
— ... ne peut pas être retrouvé à l'aide d'un sort de détection. Et si Mhùron en a utilisé un, afin, par exemple, de localiser n'importe quel livre évoquant la Pierre de Sang ou le moyen de s'en servir, il est resté invisible à ses yeux. Et le chercher de façon... manuelle lui aurait sûrement pris des années, vue l'envergure de cette bibliothèque. Il est donc resté bien caché, attendant son heure...
À mesure qu'il parlait, on sentait dans sa voix et dans ses mains crispées sur le cuir, à quel point l'idée que ce livre pourrait renfermer la clef de leur évasion, le rendait à la fois nerveux et extatique. Sans plus attendre, il délassa le lien et l'ouvrit. Sous ses yeux, des lignes et des lignes de caractères écrits à la main s'alignaient dans une langue qui lui était inconnue. En haut de certaines pages, une date écrite en Arcandien ancien.
Douze prime de l'an mille cent quatre
Trente Ter de l'an mille cent cinq
Deux Quadre de l'an mille cent cinq
Ce qu'ils avaient sous les yeux était sans nul doute un journal tenu par un homme ou une femme ayant vécu à l'époque de Tempus, lors de la genèse du monde actuel. Une ère qui avait connu les premières Guerres de Races.
— Syssana, est-ce que tu sais lire cette langue ? Dis-moi que oui !
— Je... je l'ai déjà vue. Je crois... Oui, je pense pouvoir la déchiffrer. Il va seulement me falloir du temps.
— Parfait ! Prends le temps qu'il te faudra. Mais déchiffre ce journal. Je sens dans mes tripes qu'il est la clef de tout. Il faut...
Un bruit métallique, à l'entrée de la bibliothèque, l'interrompit. Fixant Syssana, il posa un doigt sur ses lèvres. Elle y répondit d'un signe de tête.
Une voix de femme retentit entre les murs de la bibliothèque.
— Trouvez-moi le prince et la fouine ! Retournez chaque étagère s'il le faut, mais notre Seigneur les veut avant une heure. Si vous échouez, je me ferai un collier avec vos yeux !
Tillian referma le carnet, l'enroulant de son cordon, et le tendit à l'akuanïde.
— Prends-le, murmura-t-il. Et cache-toi. Ils ne doivent pas te trouver. Je ne sais pas ce que Silla prépare, mais ça n'augure rien de bon. Je veux que tu le déchires le plus vite possible, Syssana. Le dénouement de notre quête est entre tes mains !
Avec hésitation, elle récupéra le carnet, posant la lampe sur le bois d'une bibliothèque. Derrière des imposantes bibliothèques, des pas se rapprochaient, bousculant les meubles, renversant des livres.
— Je ne sais pas si j'en suis capable, objecta-t-elle des larmes au bord des yeux, pressant le journal contre la poitrine.
Il lui prit la tête entre les paumes afin qu'elle le regarde dans les yeux.
— Tu as de la famille qui t'attend chez toi, n'est-ce pas ?
Elle acquiesça du menton.
— Trois petits frères.
— Alors, fais-le pour eux ! Maintenant, cache-toi !
Sans demander son reste, elle se retourna et, prenant ses jambes à son cou, disparut entre les lourdes étagères chargées de trésors.
Récupérant la lampe à huile, Tillian retourna calmement à la table et s'assit. Lorsqu'une longue silhouette entra, quelques secondes plus tard, dans le faisceau de lumière, il leva sur elle des yeux blasés.
— Que me vaut l'honneur ? demanda-t-il au sourire carnassier qui se déployait devant lui.
Se penchant, Diya posa ses mains à plat sur la table, bousculant dans son geste, de fragiles rouleaux qui dégringolèrent du plan de travail. Le jeune homme suivit leur chute du regard puis reporta son attention sur la vampire. Moulée dans une combinaison de daim sombre et chaussée de haute cuirasses lui arrivant au milieu des cuisses, elle était délicieusement terrifiante.
— Mon maître requiert votre présence, prince Tillian.
— Dites-lui que je refuse de la lui accorder. Il est tard, et je comptais aller me coucher après une lecture divertissante.
Il leva à hauteur des yeux de la vampire le livre qu'il était en train de feuilleté et continua sur le ton de la conversation :
— Saviez-vous qu'il y avait plus d'un millier de variétés d'arbres fruitiers, rien que sur Ombria ?
Elle pencha lentement sa tête sur le côté, déchiffrant la couverture du livre :
« Guide portatif illustré de la faune et de la flore en contrées ombriennes. »
— Mhmm. Vous avez de savantes et enrichissantes lectures, prince. (Elle se redressa, main sur le long couteau qui ornait sa cuisse.) Dois-je dire, à mon seigneur, que vous avez refusé d'accéder à sa requête ?
— Dites-lui ce que bon vous semble. Je m'en contrecarre.
Son sourire dévoila ses canines allongées et elle se redressa, faisant quelques pas devant la table.
— Dommage que vos amis dussent payer de votre insolence, lança-t-elle en admirant ses ongles courts. Comment s'appelle cette jeune blonde dont vous semblez épris à sens unique ? Annabelle ? Mhmm. Oui, c'est vraiment dommage qu'elle paye à votre place. Mais soit, je dirais à mon Seigneur que vous n'êtes pas d'humeur. Il se fera sans doute une joie de patienter entre les cuisses de votre amie.
Tillian se leva si brusquement que d'autres fragiles documents s'écrasèrent au sol. Et avant qu'il n'ait le temps de répliquer, la vampire, sa rapidité allant jusqu'à la rendre invisible, contourna la table et se retrouva à quelques centimètres à peine du prince, sa bouche frôlant la sienne. Aussi grande que lui, elle n'avait aucun mal à le regarder dans les yeux.
— Vous pensez sûrement que la liberté de circulation et de mouvements que vous octroie mon maître vous donne une certaine liberté ? Mais, c'est faux, petit prince. Vous êtes ses prisonniers. Chacun de vos pas, chaque souffle, chaque geste, il en est l'instigateur. Il est celui qui tire les ficelles. Et lorsque la Pierre sera enfin sienne, il coupera vos fils, et me laissera me repaître de vos restes. J'ai hâte de savoir quel goût peut bien avoir du sang royal.
— Vous êtes malade.
Elle haussa les épaules. Autour d'eux, les gardes continuaient à fouiller la bibliothèque, laissant échapper des jurons lorsque de lourdes encyclopédies leur tombaient sur les pieds.
— Où se trouve le poisson-chat ? Le gardien m'a dit qu'elle avait passé des heures, plongée dans ces vieux grimoires poussiéreux. Je ne la vois nulle part.
Tillian se mordit la langue. Alors comme ça, ce vieux bouc n'avait pas succombé au charme de l'akuanïde, il avait seulement joué sur deux tableaux. S'ils avaient cru faire leur recherche au nez et à la barbe de Mhùron, ils s'étaient fourvoyés. Apparemment quoi qu'il se passe dans son château, aussi vaste fût-il, rien ne lui échappait. Reprenant contenance et cachant, derrière une expression neutre, ses émotions bouillonnantes, il répondit :
— Elle s'est sentie mal et a dû prendre congé, il y a quelques heures. Le vieillard s'est certainement assoupi au moment où elle passait devant lui sur le chemin du retour. À son âge...
Deux gardes s'approchèrent d'eux, torse bombé.
— L'avez-vous trouvé ? leur lança Diya.
— Non, commandante. Elle n'est pas ici.
Elle leva les yeux au ciel, pensant certainement que si elle voulait que le travail soit bien fait, il faudrait qu'elle se salisse, elle-même, les mains.
— Emmenez-le et prévenez le seigneur Mhùron que je pars à la pêche au gros. Je n'en ai pas pour longtemps.
— À vos ordres, commandante.
Lorsque les soldats le conduisirent, après de nombreuses descentes et d'escaliers mousseux, devant une salle circulaire dans laquelle l'attendait un Silla Mhùron au visage fermé, Tillian sut immédiatement que le reste de la nuit tournerait au cauchemar.
Avançant, il déglutit et sentit sa peau se couvrir d'une sueur épaisse, lorsqu'il aperçut, derrière le monarque, Annabelle, Gelt, Tahis et Korr, attachés par d'épais liens de cuir à des tables dressées à la verticale.
— Bienvenue en salle de Question, mon filleul !
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