Chapitre Quatorze (Bis), De sang et de larmes

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Silla n'était pas stupide au point de ne pas se rendre compte que la Gardienne le menait, depuis des semaines, par le bout du nez.

Chaque matin, il s'entaillait la paume de la main faisant couler son sang sur la Pierre afin de la nourrir. Et chaque matin, elle restait désespérément inerte. Ne laissant échapper que de minces bribes de pouvoirs, inutiles pour ce qu'il voulait en faire.

Le roi ombrien était patient. C'était l'une de ses plus grandes qualités. Il avait monté son plan des années plus tôt, et abreuvé sa soif de vengeance, goutte par goutte, jusqu'à ce que sa coupe en soit pleine. Jusqu'à ce jour où chaque pièce de son jeu s'imbriquerait enfin parfaitement.

Il avait également réussi l'impossible : lier sous sa bannière des êtres qui vivaient isolés - en marge du monde - et les faire combattre sous son commandement. Les vampires étaient l'une de ses plus belles réussites. Ses rangs en comptaient une centaine, et chaque soldat vampire valait dix hommes au corps à corps. En plus de cette garde d'élite, une trentaine de magiciens demeurait au château, et il possédait plus d'une dizaine de milliers d'hommes, deux mille chevaux de guerre et quelques machines de sièges. Mais sans la Pierre, ses rêves de conquête étaient réduits à de vagues chimères. Le Royaume Central était la nation humaine la plus peuplée et, quand Ombria comptait un soldat, la reine Louve pouvait en déployer dix fois plus.

Malgré son manque d'effectif, il n'était plus qu'à un souffle de tenir Louve et son précieux royaume au creux de sa main. De les écraser comme elle avait écrasé son cœur.

Avant que Marga ne lui apprenne l'existence de la Pierre, il s'était lancé, des mois plus tôt, dans une campagne d'usure. Semer des graines de discorde un peu partout sur le territoire centralien afin que ses mauvaises herbes défigurent et affaiblissent le si beau et si puissant jardin des Roy'Quin. Ce plan aurait mis encore des années avant de porter ses fruits, mais Misia Lo Gaï avait changé les règles du jeu, faisant basculer la partie. Le mariage qu'il avait orchestré servirait de ciment lorsqu'il aurait conquis le Royaume Central. Il serait pour le peuple, la preuve d'un pouvoir légitime. Les soulèvements seraient ainsi étouffés dans l'œuf. Il avait tout prévu de longue date. Il ne pouvait pas échouer...

Sauf que tous ces beaux plans avaient une limite, et celle-ci pendait doucement au bout d'une chaîne d'or et de diamants à son cou.

Oui, Silla Mhùron était un être patient, mais, aujourd'hui, sa patiente commençait doucement à se déliter.

Resserrant ses doigts autour du manche de son couteau, il enfonça brusquement la lame dans la chair tendre étendue devant lui. Un hurlement de douleur retentit dans la petite pièce humide et sombre, suivie d'un halètement de gibier aux abois.

Derrière lui, Euridice, encadrée par deux soldats vampires, se débattit, tentant de libérer ses bras. Elle était là pour le spectacle, afin qu'elle sache, sans doute possible, qu'elle n'était plus en position de jouer. L'Algaël avait le visage strié de sillons humides et les yeux injectés de sang. À chaque fois que la lame de Mhùron s'enfonçait dans la chair de l'un de ses compagnons, son cœur saignait. Mais elle refusait de lui donner la clef qui ferait de lui l'homme le plus puissant de ce monde. Elle était l'une des Gardiennes de la Pierre, et quoi qu'il lui en coûte, elle ne devrait en aucun cas échouer dans sa mission. Malgré tout, elle ne pouvait rester insensible à leur douleur. Alignés devant elle et piqués aux tables de torture comme des papillons de collection, ils avaient encore à peine assez de force pour ne pas tomber dans l'inconscience.

— Vous n'êtes pas obligé de faire ça..., souffla-t-elle.

Le roi pencha la garde de son couteau vers la droite de sorte que la lame fourailla un peu plus loin dans la cuisse de Tahis, qui serra les dents si fort que l'os de sa mâchoire sembla vouloir éclater la peau de ses joues. Une lame ordinaire ne l'aurait pas blessé, mais Mhùron possédait une large collection d'armes rares pouvant transpercer les peaux les plus immortelles, qu'elles soient elfes ou vampires.

— Non, c'est vrai. Mais tu m'as menti, ma Gardienne. Tu t'es joué de moi. Et quel souverain serais-je, si je laissais les affronts impunis ? Je t'ai tendu une carotte, mais tu n'en as pas voulu. Maintenant, je tends le bâton. Et tu es la seule responsable !

Et avant qu'Euridice ne puisse répondre, il ressortit la lame de la cuisse de Tahis et l'enfonça de nouveau au même endroit, meurtrissant un peu plus les chairs déjà lacérées.

Tahis serra les dents encore plus fort pour ne pas hurler, mais la douleur était trop intense, et il capitula dans un couinement sangloté. Euridice tenta de capter son regard, me mettre dans ses yeux autant de soutient et de courage que possible, mais l'elfe ne la regardait pas, concentré sur sa souffrance. Se détournant de lui, Silla choisit un autre accessoire sur la large table qui trônait fièrement au centre de la pièce, se parant d'outils tous plus monstrueux les uns que les autres. Elle était disposée de telle sorte, qu'il était impossible, pour ceux qui subissaient le châtiment, de louper une seule miette du spectacle et des sévices qui les attendaient. Les doigts du roi voletèrent d'un instrument de torture à un autre, indécis. Il passa outre l'écraseur de genoux, la poire d'angoisse ou encore l'araignée centralienne ; il préférait de loin une bonne vieille lame. De toutes les tailles et les formes, elles pouvaient ravager un corps à peu d'efforts. Même s'il aimait l'idée que ses suppliciés aient des sueurs froides en le voyant hésiter sur les outils à l'utilisation bien plus terrifiante.

— Je ne souhaitais pas en arriver là, continua-t-il en caressant le fer rouillé d'un collier à piques. Mais tu m'y as obligé, ma douce. Si chacun de tes compagnons devait mourir avant que tu ne me révèles ce que je veux savoir, sache que je le ferai sans sourciller. Je veux le pouvoir de Misia Lo Gaï, et tu vas me le donner. Dussé-je passer une semaine dans cette salle.

Son choix arrêté, il attrapa un couteau à la longue lame effilée - tant qu'elle faisait penser à un couteau à affûter - et s'avança entre les tables dressées.

— Apparemment, je dois faire un exemple. Lequel de tes compagnons est le moins cher à ton cœur ? Je commencerai par lui, puis je les tuerai un par un, dans l'ordre de l'affection que tu leur portes, jusqu'à ce que tu me dises ce qu'il faut faire pour que Misia Lo Gaï me reconnaisse comme son maître.

Il commença par Tillian, dont la chemise, ouverte et déchirée, laissait entrevoir de nombreuses marques de brûlures. Si l'on s'approchait assez du prince, on remarquait que ces marques étaient en réalité le blason ombrien : un marteau croisé sur un épi de blé, tous deux coiffés d'une couronne. Non loin de là, un brasero planté de fers portés au rouge attendait patiemment le retour du roi, faisant rougeoyer ses braises et cracher son feu.

Du pouce, Mhùron appuya sur l'une des plaies, faisant hurler le prince. Puis il sourit, et enchaîna :

— Non, j'ai besoin de lui. Et je garde son frère pour plus tard. Il mourra sous les yeux de ma chère Louve.

S'éloignant des jumeaux, il s'approcha une nouvelle fois de Tahis, dont la lame d'Obsidienne était encore plantée dans sa cuisse.

— Je t'en prie..., commença Euridice.

— Tu tiens à cet elfe, n'est-ce pas, ma Gardienne ? Plus qu'à ton élève ? Choisis. Celui que tu désigneras mourra.

Elle secoua la tête, une peur sourde défigurant ses traits fins.

— Je refuse de jouer à tes petits jeux pervers !

— Mais, pourtant, tu joues déjà. Regarde.

Silla s'éloigna de l'elfe, pour se diriger vers l'avant-dernière table, celle qui accueillait Annabelle. Malgré une longue estafilade courant de son épaule à son coude, la jeune femme était intacte. Le roi se positionna devant elle, cachant son visage et son corps tendu à l'extrême. Le cœur d'Euridice se serra si fort qu'elle eut l'impression qu'un poing d'acier le réduisait en cendre. Elle tira de toutes ses forces sur ses bras et se cabra, sa force décuplée par la terreur. Dans son estomac, elle sentit son pouvoir se réveiller, se rebiffer aussi fort qu'elle. Mais ils étaient tous deux entravés et seul un cri de désespoir la traversa lorsque le bras de Silla Mhùron s'arma et s'abattit sur Annabelle, arme au poing.

— NOOON !

Déchirée, folle de chagrin, des larmes de rage et d'impuissance occultant sa vue, l'Algaël ne s'aperçut pas tout de suite que le roi avait fait un pas sur le côté et la regardait d'un air à la fois grave et amusé. À côté de lui, Annabelle, sans doute choquée d'être encore en vie, fixait la lame qui s'était fichée dans le bois entre ses jambes.

— Alors ? Penses-tu toujours que tu ne joues pas, ma Gardienne ? Tes cris et tes larmes ne mentent pas. Ils ont choisi à ta place.

Il reprit le poignard et se dirigea vers la dernière table, celle qui retenait Torr. L'ogre, sa fourrure fauve poisseuse de sang, avait déjà de profondes estafilades sur toute la longueur de son torse, et les doigts de sa main droite formaient un angle inhabituel, brisés. La tête penchée en avant, il semblait que sa tête était devenue trop lourde pour les muscles, pourtant puissants, de sa nuque.

— Nul homme n'échappe à son destin, roi, gronda Torr, relevant péniblement la tête, ses yeux verts, brillants de détermination. L'ogre était un guerrier, il n'avait pas peur de mourir. Crachant sur le sol un filet de salive mêlé de sang, il reprit de sa voix caverneuse :

— Lorsque résonnera le chant de vos trompettes, les mânes de vos morts viendront vous prendre et vous faire subir mille tourments.

— C'est donc sur ses sages paroles que tu trépasses, ogre.

La fine lame plongea sans résister sous le menton de Torr lui clouant la mâchoire et lui transperçant le cerveau. Ses yeux se voilèrent et sa tête retomba inerte.

Ses compagnons hoquetèrent de concert. Ils s'étaient résigné à mourir, mais assister à la mise à mort de l'un des leurs, rendait leur décision plus palpable, plus réelle. Plus effrayante.

— Maintenant que celui-ci est mort, reprit Mhùron, j'espère que tes derniers espoirs de remettre la Pierre au Caladrius sont enterrés avec lui. Sans lui, tu n'as plus aucune chance d'y arriver, ma Gardienne. Donc, je repose ma question : comment devient-on le maître de la Pierre de Sang ?

Euridice ouvrit la bouche, mais c'est une autre voix féminine qui répondit :

— Pissez dessus. Si ça ne marche pas, dans le pire des cas, vous vous serrez au moins soulagé.

Tous les regards se tournèrent vers Annabelle, celui de Mhùron y compris.

— Annabelle..., gémit Euridice avant que le roi ne s'approche d'elle et ne lui saisisse violemment le menton entre ses doigts pressés.

— Ne confond pas impertinence et courage, petite sotte !

— Tuez-nous jusqu'au dernier si cela vous chante, coassa-t-elle. Vous n'aurez jamais le pouvoir de renverser le trône centralien.

— Il serait dommage d'abîmer un si joli visage, mais je n'hésiterais pas une seule seconde. Pas une seule. (Il tourna son visage vers l'Algaël.) Tu t'es jouée de moi pendant de trop longues semaines. Je répète ma question une dernière fois : comment actionne-t-on Misia Lo Gaï ?

Euridice sera les dents tandis que la lame de Mhùron caressait en un va-et-vient hypnotisant la peau fine du visage d'Annabelle. La jeune femme s'obligea à respirer profondément, mais la peur et la douleur faisaient accélérer et battre son cœur de façon frénétique. La pointe de la lame piqueta sa joue, juste sous l'œil et une larme de sang y fleurit traçant une ligne vermeille jusqu'à son cou.

— Mon seigneur..., s'annonça une voix mielleuse.

Mhùron se retourna. Sa fureur d'être interrompu enflammant ses yeux et faisant crépiter ses mains.

— QUOI ?! J'espère que tu as une très bonne raison d'intervenir, Diya. Il me reste une place pour toi sur l'une des tables, ma chasseresse, si, pour ton plus grand malheur, ce n'était​ pas le cas.

— J'ai retrouvé cette petite fouine de bibliothèque comme vous me l'aviez demandé, mon seigneur. Elle avait en sa possession ce carnet.

Curieux, le roi s'approcha de sa chasseresse et lui prit le livre qu'elle lui tendait avant de l'ouvrir et d'en parcourir ses lignes. Au bout d'une infinie minute, il redressa la tête, plongeant ses iris d'ébène dans celles de l'akuanïde.

— Qu'est-ce que cette langue ? Je n'arrive pas à la déchiffrer.

Elle déglutit, mais tint sa langue jusqu'à ce que Diya la secoue comme si elle voulait en faire tomber des pommes. Sa langue déliée, elle couina :

— C'est... c'est une langue d'Ombre. Celle qu'utilisaient les Algaëls dans des temps reculés pour communiquer entre eux.

Le cœur d'Euridice fit un bond et elle se mordit la lèvre jusqu'au sang.

Non, non, non. Ce ne pouvait pas être... Impossible ! Il avait été détruit.

— Mhmmm. Intéressant. Et que dit ce document ?

Les prunelles de Syssana se teintèrent brusquement d'une peur bien plus profonde. Elle porta son regard sur ses brefs compagnons de voyage, et détourna rapidement les yeux, le visage en berne. Mhùron lui redressa le menton du bout d'un doigt.

— Si je vous révèle ce que je sais, promettez-moi que vous laisserez mon peuple tranquille ? Nous sommes pacifistes. Nous ne voulons pas nous mêler des affaires humaines.

— Non, ne lui dis rien ! Il..., hurla l'Algaël.

Le reste de sa phrase fut avalée par le sort que venait de jeter le roi d'un geste négligent de la main.

— Je t'en fais la promesse.

L'akuanïde hésita encore un instant, cherchant du soutient parmi ses compagnons, mais leurs lèvres clauses ne pouvaient plus parler. Et ce sont les yeux doux du roi ombrien posés sur elle, qui la décidèrent. Elle reprit le carnet des mains de Mhùron et l'ouvrit au niveau d'une page cornée.

— C'est un journal. Il a été écrit deux mille ans plus tôt par Orock El Aël, fondateur de la guilde des Algaëls, élu du Caladrius, premier gardien et protecteur de la Pierre de Sang. Le tout premier Algaël.

Le sourire qui s'épanouit soudain sur le visage du roi n'avait plus rien de chaleureux. Une lueur de folie s'était allumée dans ses prunelles.

— Il y narre son histoire, celle de la fondation de sa guilde. Il a noirci des pages et des pages, contant les événements qui ont engendré la Grande Guerre des Races.

L'impatience faisait trembler les mains de Mhùron.

— Très bien, très bien, minauda-t-il. Il y fait donc mention du moyen d'utiliser Misia Lo Gaï, n'est-ce pas ?

Syssana hocha la tête. Devant elle, ses compagnons se débattaient entre leurs liens de cuir, forcés au silence par la.magiek. Dans leurs yeux, une peur viscérale flamboyait, la conjurant de se taire. Elle les ignora, des larmes glissant sur son visage bleuté et chatoyant. Elle le faisait pour son peuple. Mhúron avait promis...

— Misia Lo Gaï est à la fois vie et mort. Elle a besoin de sang, oui, mais il doit être mêlé à des larmes. Des larmes sincères. Qu'elles soient liées à un intense et véritable bonheur, ou provoquées par le chagrin.

Le sourire du monarque brillait désormais si fort qu'il faisait presque de l'ombre aux torchères fixées aux murs de la salle.

— C'est tout ?

L'akuanïde acquiesça. Derrière elle, Diya reprit le journal.

— Bien. Merci, ma chère. Tu as fait le bon choix.

La lame, que Mhùron venait de sortir de la doublure de sa veste, plongea dans la chair de Syssana, juste au niveau du foie. Elle ouvrit la bouche dans un cri muet et se plia en deux, les yeux agrandi, autant par la douleur que par la surprise.

— Ainsi, tu ne seras pas tentée de renseigner tes petits camarades.

Lorsqu'il délogea son couteau, le corps désarticulé de l'akuanïde s'écrasa sur le sol recouvert de sable, son sang s'infiltrant entre les grains dorés.

— Diya. Libère-les et fais-les soigner par mes guérisseurs. Je veux qu'ils soient en forme pour la soirée d'anniversaire de ma fille. J'aurais une grande nouvelle à annoncer à mon peuple.

— Bien maître. Et les corps ?

— Je ne vais quand même pas t'apprendre à te débarrasser d'un cadavre ?

La vampire baissa les yeux, humblement.

— Non, maître.

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