Chapitre Quarante-trois (Bis), Là où mon cœur t'emmène
⁂
Les jambes de Léné étaient comme moulée dans du mortier. Plus il s'attardait auprès d'Annabelle, plus le chemin du kiosque lui paraissait impossible à rebrousser. Il savait que son premier pas serait le plus dur. Le reste suivrait. Il fallait simplement l'entamer.
Il s'apprêtait à partir, ses doigts encore entremêlés à ceux d'Annabelle, quand une silhouette ondula entre deux colonnes. Lorsque la voix qui l'accompagnait carillonna jusqu'à eux, il savait déjà sans l'ombre d'un doute à qui elle appartenait : il avait déjà expérimenté ce sentiment de se consumer sous le frisson hardent qui lui léchait soudain la peau.
— Je comprends ce qui t'anime chez elle, mon bel enfant. Le feu qui brûle en elle attirerait, même en plein jour, jusqu'au plus craintif des papillons de nuit.
D'un geste aussi instinctif que défensif, Léné se plaça entre sa Déesse et Annabelle. Mais Vanyre n'approcha pas plus. Sa longue chevelure de feu sombre parrait les frondaisons des arbres d'une touche chatoyante et sa robe courte dévoilait des jambes fines qui scintillaient comme deux rayons de lune dans la pénombre du jardin. Sa posture détendue n'avait rien de menaçant, bien au contraire, pourtant le regard qu'elle porta sur Annabelle le dérangea.
Léné était certain qu'elle n'avait rien loupé de leurs retrouvailles passionnées. Chaque caresse, chaque regard, chaque souffle manqué, chacun des mots qu'ils avaient échangés, elle les avait épiés. S'il avait été plus humain, il en aurait rougi, mais il était un vampire – comme elle – et les vampires n'avaient pas honte du sexe, aussi intime fût-il. Vanyre les avait observés comme un artiste qui déploie sur sa toile son œil d'esthète. Elle les avait admirés pour la beauté empreinte de sauvagerie qui les avait laissés pantelants et étourdis, fondus l'un dans l'autre. Elle les avait contemplés comme elle le faisait désormais, plongée dans les prunelles dissemblables d'Annabelle, incapable – ou refusant – de reprendre sa respiration.
— Tu revenais vers moi, n'est pas, Léné Say'On ? demanda-t-elle avant d'enchaîner, sans se soucier de la réponse qu'elle connaissait déjà. Elle te l'a demandé. Parce que vous avez désespérément besoin de mon sang. Je ne vous demanderai pas pourquoi, je m'en moque. S'il t'en faut, je t'en donnerai. Mais... puisque tu m'as fait attendre, j'ai une condition supplémentaire à notre petit arrangement...
Léné n'aimait pas le ton liquoreux de la Déesse ni sa façon de dévorer Annabelle des yeux comme si elle se demandait si sa peau serait aussi douce et son sang aussi juteux que les nectarines de son verger. Il n'aimait pas ça, mais, plus que tout, il avait peur. Parce que si Vanyre décidait de lui prendre Annabelle de force, il n'était pas certain d'avoir le dessus. Après tout, la Sombre Déesse avait plusieurs millénaires de plus que lui.
Il resserra sa prise sur la main d'Annabelle. Le couperet tomba comme la hache d'un bourreau :
— Elle boira de mon sang.
Un feulement rauque lui répondit.
— Du calme, mon enfant sauvage. Elle restera tienne. Qui suis-je pour séparer ce qui ne peut pas l'être ? Mais je vous veux. Tous les deux.
Comme si sa précédente phrase avait pu leur laisser le moindre doute quant à ses intentions, Vanyre précisa – dans un sourire si emprunt de sensualité qu'Annabelle du répimer un mouvement vers elle :
— Nous ferons l'amour et vous aurez de mon sang.
Mais Léné n'était pas prêt à laisser la situation lui échapper.
— Pourquoi ? Qu'est-ce que ça vous apporte ?
Vanyre sourit comme pour féliciter la méfiance bien acquise du vampire. Afin de se procurer ce qu'elle était venue chercher, elle était prête à une pleine transparence.
— Chaque Dieu puise différemment son pouvoir. Comme Monirya ou des Dieux mineurs de la luxure, je tire le mien de mes amours. C'est un mélange de sexe et de sang qui m'éveille à mes dons. Le sang que je bois les renforce. Le sang que je donne les étend. Mais comme tous les teaniens, je suis tributaire de la foi de mes fidèles. M'unir à un couple de saüa brisera cette condition. Ma force ne sera plus soumise à leur dévotion.
Cette fois, c'est Annabelle qui réagit. Sa main chercha la bosse que faisait Misia Lo Gaï sous son corsage de cuir. Elle fronça les sourcils.
— Nous ne risquerons pas que l'un de vous puisse prendre le pas sur Arcandias.
— De quoi as-tu peur ? Que je te dérobe Misia Lo Gaï, Annabelle ?
La jeune femme détacha brusquement sa main du bijou comme si son geste pouvait détourner l'attention de la Déesse.
Comment avait-elle su ?
Vanyre répondit à la question qui était restée suspendue à ses lèvres sans réussir à s'en décrocher :
— Je la sens sur toi, expliqua-t-elle. Léné est mon enfant, je sens donc votre lien aussi distinctement que celui qui t'attache à la Pierre de Sang.
L'apprentie Algaël secoua la tête.
— Qui nous dit que vous ne profiterez pas de ce surplus de pouvoir providentiel pour mener votre propre conquête ? Arrêter une calamité pour en créer une autre n'est pas ce que l'on appelle un coup de génie.
— Je me fiche de votre monde. Je lui ai assez donné. Je suis un esprit libre, ce que je veux, c'est m'émanciper. Rien de plus.
Annabelle ouvrit la bouche.
— Nous partons, annonça Léné sans préambule, lui coupant l'herbe sous le pied.
La Déesse garda le silence le temps de cueillir une fleur violette sur la glycine qui enlaçait l'une des colonnes du jardin.
— K'tëzs sait que vous êtes à cette fête.
La peur glaça Annabelle jusqu'à la moelle. Dans son esprit, la vague immense s'abattit à nouveau sur elle, emportant Léné, la plaquant contre la pierre rugueuse, mordant sa chair, lui arrachant tout ce pour quoi elle vivait. Elle pouvait entendre le rire du Dieu. Elle pouvait sentir ses yeux la traverser de part en part, sa bouche l'avaler toute entière.
— Comment sait-il ? souffla-t-elle, un nœud à l'estomac.
— Je l'ai prévenu.
Léné et Annabelle ne lui demandèrent pas pourquoi ; ils connaissaient déjà la réponse. Ils auraient pu refuser son offre, retourner auprès de Tillian et attendre son retour à la conscience à l'abri du cabanon de Frenn. Ils auraient pu miser sur le fait qu'ils y seraient en sécurité les quelques jours nécessaires à son rétablissement, mais maintenant que le Dieu du Chaos savait exactement où les trouver, ils n'avaient plus le choix que d'accélérer la guérison du prince en acceptant la proposition de Vanyre.
Elle avait bien joué et sa suffisance faisait luire ses iris.
— Venez, dit-elle simplement en tendant ses deux mains. Ne perdons pas plus de temps.
Léné et Annabelle échangèrent un regard. Il lui caressa la joue. Ses lèvres lui murmurèrent qu'il l'aimait.
Lorsqu'ils pénétrèrent dans le kiosque, il y réglait une atmosphère feutrée. L'odeur des fleurs exotiques embaumait l'air. Elle était si riche, qu'elle aurait pu leur faire tourner la tête.
Vanyre se tourna vers eux.
— Un charme enveloppe la tonnelle. Vous y serez à l'abri jusqu'au matin. Lorsque vous aurez rempli votre part de notre accord, je retiendrai K'tëzs le temps que vous quittiez ma demeure. Remplissez votre mission, si le sort vous est favorable. (Elle dévisagea Annabelle.) As-tu déjà été avec une femme ?
La gorge sèche, elle secoua la tête.
— Alors, je vais t'apprendre, fit Vanyre en s'approchant avec la grâce d'un papillon voletant autour d'une fleur sur le point de s'épanouir.
Elle s'arrêta, leurs visages à un souffle l'un de l'autre.
— Tu as peur ? demanda-t-elle, sa respiration sur sa bouche.
— Non.
— Tu as envie de m'embrasser ?
Elle acquiesça en silence.
Les lèvres de la Déesse effleurèrent celle d'Annabelle. Elles emprisonnèrent avec une étrange douceur le bourrelet rosé, tirant dessus, pêchant le second puis sa bouche entière. Non, Annabelle n'avait jamais été embrassée par une femme. C'était quelque chose de doux, de profondément sensuel ; elle y percevait même un goût d'interdit tandis que le regard intensément braqué sur elles, Léné demeurait aussi silencieux qu'immobile.
— Maintenant...susurra la Déesse, veux-tu que je m'arrête ?
Annabelle avait conscience que le chantage et l'urgence les avaient poussés sous le kiosque, mais elle se serrait menti à elle-même si elle avait dit « oui », alors ses lèvres mimèrent son consentement.
Vanyre porta ses doigts à sa bouche. L'une de ses canines effilées se planta dans la pulpe de son index et une fleur de sang y éclot comme un coquelicot sur la neige.
Annabelle s'était attendue à quelque chose de plus sanglant. Comme si elle avait eu besoin de cette excuse pour que son appréhension se transforme en répulsion, lui faisant quitter le kiosque sans un regard en arrière. Mais Vanyre mesurait chacun de ses gestes, chacun de ses regards. Elle captait l'essence d'Annabelle en capturant ses yeux, sans jamais les quitter une seconde. Lorsque son doigt glissa dans sa bouche, elle en fut presque surprise tant la manœuvre avait semblé naturelle.
Une note cuivrée se distilla sur sa langue.
L'effet ne fut pas immédiat. En tout cas, il ne fut pas ce à quoi s'était attendue Annabelle.
Un voile se leva.
L'air autour d'elle avait-il toujours scintillé ainsi, comme si mille et mille éclats de diamants s'étaient subitement greffés à ses iris ?
Elle voyait comme jamais elle n'avait vu auparavant, d'un œil neuf que même sa condition de métamorphe ne lui procurait pas ; pas avec autant d'acuité. Il lui sembla que la peau de la Sombre Déesse s'était parée d'une aura nouvelle comme si la lune elle-même l'avait revêtue de son habit bleuté. Elle était aussi transparente que de la soie, mais était-elle aussi fragile et douce ?
Annabelle tendit les doigts vers la Déesse. Lorsque sa peau entra en contact avec son bras, elle poussa un léger gémissement d'extase mêlé de surprise. Vanyre sourit ; son sang avait cet effet.
Annabelle se sentait légère. Ses pieds touchaient-ils encore le sol ? Elle avait la sensation d'être parfaitement à sa place. Le corps de la Déesse l'appelait, la guidait, l'invitait à la caresse. Elle mêla ses doigts à ceux de Vanyre, puis cette dernière s'avança vers Léné. Méfiant, on percevait néanmoins au fond de ses yeux brillants, l'étincelle de désir qu'avait fait naître leur baiser.
Annabelle voulait qu'il partage ce qu'elle ressentait. Elle désirait qu'il la touche, qu'il les touche.
Elle se glissa derrière lui avec la souplesse d'un félin. Ses mains glissèrent de ses poignets à ses épaules et elle tira sur son frac. Le vêtement tomba au sol.
— Rejoins-nous, chuchota-t-elle dans son dos tandis que Vanyre ramenait sa belle chevelure carmin sur son épaule blanche, dégageant sa gorge.
— Bois, lui intima-t-elle avec tant de sensualité dans sa voix rauque, qu'ils en frissonnèrent tous les deux.
Il n'hésita plus et planta ses crocs dans la peau fraîche de la Déesse, pressant son corps contre ses courbes accueillantes. Ainsi pris à la source, l'effet fut immédiat. Il sentit le désir l'immoler aussi brusquement que s'il avait sauté dans un brasier. Dans son dos, il percevait les mains d'Annabelle. Mais il voulait plus que ça.
Vanyre comprit et les guida l'un vers l'autre.
Le sang sur les lèvres du vampire passa sur la langue d'Annabelle et explosa dans son esprit.
Elle avait chaud et froid.
Elle voulait rire et pleurer.
Elle voulait aller trop vite et que le temps s'arrête.
Elle voulait qu'à trois, ils ne fassent plus qu'un.
Et quand la Déesse les guida tous les deux vers étoffes soyeuses d'une couche improvisée, elle découvrit que son corps – plus encore, son plaisir – était encore une terre sauvage et inexplorée.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top