Chapitre Quarante-six, Bas les masques
Tahis hoqueta.
Il dévisagea la jolie Déesse sans comprendre, puis ses prunelles violettes glissèrent vers son estomac où le manche d'un couteau dépassait.
Sefyr se pencha sur lui avec une grimace satisfaite qui jurait horriblement sur son visage doux. La main gauche posée avec délicatesse sur son épaule, elle enroula l'autre autour de son arme et la tira brusquement en arrière, arrachant un cri de douleur à l'elfe qui se plia en deux sous la violence du choc. Une projection cramoisie souilla la pierre grise de la cache sur plusieurs pas.
Lorsque la lame ressortit de son ventre, Tahis eut l'impression qu'on le poignardait de nouveau. Il n'avait jamais eu peur de mourir ni mal au point d'en pleurer, mais ce jour était, semble-t-il, arrivé. Sa gorge éructa un son caverneux, incapable de mettre des mots sur l'indescriptible.
Sous son habit de sang, la lame dans le poing de son bourreau était en bon vieil acier. Derrière la souffrance, son esprit pratique s'éveilla et il fronça la ligne fine de ses sourcils blonds. La déesse suivit son regard puis répondit à la question qui s'était suspendue – faute de réussir à l'exprimer – à ses lèvres.
— À Nek'vör, tu n'es plus un immortel. N'importe quelle lame peut te tuer, fils d'Eléfène. Mon cher et tendre Cal aurait-il oublié de te le préciser ?
La bouche de Tahis articula une plainte inaudible tandis que Sefyr se mettait à marcher de long en large devant lui, le couteau roulant autour de ses doigts graciles comme une plume d'écriture en attente d'inspiration.
— Je suis désolée que ça ait dû tomber sur toi. Vraiment. Mais j'avais besoin que l'un des deux hérauts meure. C'était toi ou le fils de Vanyre. J'ai perdu sa trace, et tu étais à ma portée.
Tahis vacilla sur ses jambes. Les quelques pas qu'il fit en arrière le plaquèrent contre le mur circulaire de la citerne. Le choc lui coupa un peu plus le souffle.
— Tu comprendras aisément que je ne peux prendre le risque que Cal récupère Misia Lo Gaï, n'est-ce pas ?
— Je... je ne... 'prends p...pas. Qui... ?
— Comment ? fit la déesse en tendant l'oreille. Tu devrais sérieusement songer à articuler, fils d'Eléfène. Je ne déchiffre pas un traître mot de ce que tu baragouines.
Dans un geste vif, elle planta son arme dans le bois d'un meuble écritoire, le faisant sursauter, puis plaqua ses poings sur ses hanches fines, pleine d'une assurance et d'une autorité qui tranchait avec son apparence fluette.
— Alors ?
— Qui... qui êtes-vous ? réussit-il à articuler, la bouche sèche.
De ses paumes, Tahis tentait tant bien que mal d'engorger le flot de sang qui s'échappait de sa blessure. Un geste vain, il le savait ; il sentait déjà sa vie lui filer entre les doigts.
Sefyr l'observait comme une curiosité. Elle ne répondit pas : les morts emportaient leur savoir avec eux, alors pourquoi se donner cette peine ? Du bout des ongles, elle ôta une poussière chimérique de son corsage.
— Sefyr, ma douce, mon amour, qu'as-tu fait ?
La déesse dressa la tête à l'appel de son prénom ; Cal se tenait devant la grille, agrippé aux barreaux ouverts comme s'il avait besoin de s'y amarrer afin de rester debout.
Elle lui sourit. Ce sourire n'avait rien de déplacé. Au contraire, il avait l'air si vrai que Tahis en eut un frisson avant de glisser le long du mur, ses jambes ne supportant plus son poids. Les deux êtres célestes l'ignorèrent. Sa prise sur son estomac se resserra ; il devait gagner le plus de temps possible.
— Tu vois, Cal. Cinq petites minutes. J'ai tenu ma promesse.
Le visage bandé du dieu faisait la navette entre Tahis, sa blessure, le couteau planté dans la table et Sefyr, comme s'il tentait de relier la scène à ce qu'il savait du caractère doux, presque timide, de son amour.
Cal'Driuzh pouvait voir. Pas avec des yeux qu'il ne possédait plus depuis deux millénaires, mais par projection. Il était capable en « lançant » son esprit de percevoir le vivant. Et ce qu'il « voyait » à cet instant ne réussissait pas à coller avec l'image qu'il avait de Sefyr. Elle n'avait pas pu... Il devait y avoir autre chose. Forcément.
— Tu ne revenais pas... se justifia-t-il afin de se donner du temps. J'ai... je suis venu te chercher... et...
Elle ouvrit les bras en finissant sa phrase.
— ...tu es sur le point de percer mon petit secret.
— Sefyr...
— La Déesse des bourgeons s'est éteinte il y a des années, idiot ! cria-t-elle soudain.
Le choc figea Cal'Driuzh comme si ses veines s'étaient brusquement remplies de glace.
— Elle...
— Elle est morte, mon bon Cal, compléta la déesse en reprenant son calme, les doigts frôlant les bourgeons frémissants de sa robe. À l'exact moment où son dernier fidèle s'est éteint. Je dois dire que ça n'a pas été facile de tous les traquer au fil des décennies et de les exterminer un par un. Qui aurait pu croire qu'une divinité aussi pathétique qu'inutile aurait tant de fervents croyants ?
Elle saisit l'un des bourgeons de son jupon et l'arracha d'un geste vif avant de le jeter au sol. Comme s'il agonisait, le bouton rose se tortilla puis se flétrit avant de tomber en poussière.
— Tu... tu l'as assassinée ? hurla Cal'Driuzh.
Sefyr plaça une paume sur son cœur.
— Tu m'offenses, Cal. Je n'ai pas posé un seul doigt sur elle.
— Comment as-tu fait ? Tu n'as pas pu t'y rendre toi-même. Les voyages vers Arcandias sont restreints depuis...
Elle le coupa d'un mouvement de main agacé et s'assit d'un bond sur l'écritoire, faisant pendre ses jambes comme une écolière.
— J'ai fait exactement comme toi, Cal. Comme nous tous. Je me suis introduit dans les rêves de mes fidèles. J'ai fait germer en eux la graine du Chaos. Je leur ai murmuré mes volontés. Et ils ont été ravis d'y répondre.
Les paroles de Sefyr réveillèrent un doute au fond de l'estomac de Cal. Ses mains se mirent à trembler d'une terreur qu'il avait jusque-là refoulée derrière sa peine et sa colère.
— K...K'tezs ? bégaya-t-il.
Elle sauta de son perchoir et ouvrit les bras.
— En chair et en... bourgeons, mon bel amour.
Cal'Driuzh s'arracha à la grille et fit un pas incertain dans la citerne. Il ouvrit plusieurs fois la bouche avant de trouver la force de poser la question qui faisait remonter son cœur dans sa gorge.
— C...combien ?
Le dieu du Chaos le toisa sous ses traits féminins.
— Ne sais-tu donc pas t'exprimer correctement ? Une phrase complète est-elle trop te demander ? Oh, tant pis, après tout ! Sefyr s'est éteinte avec son dernier fidèle, il y a deux cent dix-sept ans... Si tu sais encore additionner deux et deux, Cal, tu réaliseras que vous n'avez jamais été ensemble. Ça a toujours été moi. Sefyr était trop timide, trop farouche pour entretenir la moindre liaison. Je l'ai donc fait disparaître et pris sa place. Et je dois dire que je me suis amusé comme un fou. (K'tëzs s'interrompit, les yeux rivés par-delà l'épaule de Cal'Driuzh.) Oh, mais je vois que nous avons de la compagnie. Excellent !
Eyvie et Euridice venaient d'apparaître dans le dos du dieu guérisseur. Lorsque l'Algaël vit Tahis, elle poussa un cri de détresse et tenta de contourner son père afin de le rejoindre. Mais il lui barra la route d'un bras inflexible qu'elle fut incapable de déplacer ou d'esquiver.
— Laissez-moi passer ! hurla-t-elle en dernier recours n'écoutant que la peur qui lui rongeait les entrailles à l'idée que Tahis puisse être mort.
Sans la regarder, les yeux rivés sur l'imposteur, Cal'Driuzh exhuma la colère glacée qu'il ressentait à présent. K'tëzs l'avait dupé. Il lui avait volé l'Amour. Lui avait fait croire en quelque chose qui n'avait jamais été là. Il s'était joué de lui, comme les Douze aimaient à le faire avec les dieux mineurs ou leurs humains. Simplement parce qu'ils étaient plus puissants. Simplement parce qu'ils le pouvaient.
Ça ne pouvait continuer. Il ne le supportait plus.
— C'est toi qu'il veut, dit-il à sa fille aînée. Si tu rentres, il te tuera.
— Exact. Enfin, pas tout à fait, corrigea K'tëzs en jouant de l'index sur le manche du couteau planté à la verticale. Pour tout dire, je souhaite seulement Misia Lo Gaï. Remets-la-moi et vous aurez tous la vie sauve.
— Jamais.
— Oh, ne le prends pas ainsi, vieux corbeau ! La Pierre de Sang contre la vie de ta fille. Cela me paraît être une transaction tout à fait honnête.
— À quoi bon ? Si c'est pour leur faire endurer à elle et sa sœur une vie d'asservissement ? Je préfère encore qu'elles soient mortes.
— Cal... gémit Euridice, qui ne pouvait se concentrer sur rien d'autre que la mare de sang qui s'élargissait sous le corps affaissé de Tahis. Je vous en prie. Laissez-moi le rejoindre...
K'tëzs tourna la tête vers l'elfe, semblant tout à coup se rappeler de sa présence. Un sourire tranquille s'épanouit sur les traits de la déesse des bourgeons. Le dieu du Chaos venait de trouver un nouvel angle d'attaque.
— Tu tiens à lui, humaine ?
Euridice hocha le menton, les joues baignées de larmes.
— Alors tu ne seras pas contre un petit échange, n'est-ce pas ?
Les épaules de Cal'Driuzh se raidirent.
— Assez ! hurla-t-il.
L'attention de K'tëzs était de nouveau dirigée vers le dieu guérisseur.
Euridice, les yeux rivés sur Tahis, sentit que l'on glissait quelques choses dans sa main. Elle ne risqua aucun coup d'œil vers l'objet froid qui reposait désormais sur sa paume, mais se pinça les lèvres en comprenant de quoi il s'agissait.
— Je ne te laisserais pas utiliser les faiblesses de mon enfant pour arriver à tes fins, K'tëzs. Retourne d'où tu viens. Tu ne récupéreras jamais Misia Lo Gaï.
— Tu m'ennuies, Cal.
D'un signe indolent de la main, K'tëzs fendit l'air. Un cri – unique, vif – s'échappa de la gorge du dieu guérisseur, puis il se volatilisa dans une bourrasque. Lorsque le vent se calma, ce fut comme s'il n'avait jamais existé. Il ne restait rien de lui.
Euridice se retrouva soudain en première ligne face à l'un des douze dieux et déesses créateurs : le Messager du Chaos, le Faisseur de tornades.
— Qu'avez-vous fait de lui ?
— Quoi ? Ce dieu pathétique ? Ne me dis pas que tu le regretteras, humaine ? Après tout, c'est à cause de lui que tu vas tout perdre.
Eyvie s'avança au côté d'Euridice, toisant la fausse déesse comme si elle était une gamine récalcitrante et glissa sa main dans celle de l'Algaël.
— Maintenant, donne-moi la Pierre.
— Guérissez d'abord Tahis.
— Tu n'es pas en mesure d'exiger quoi que ce soit, humaine. Remets-moi Misia Lo Gaï et le fils d'Eléfène vivra. C'est à prendre ou à laisser.
Euridice devait gagner un peu de temps afin de trouver un plan. Elle ne possédait pas la Pierre de Sang : c'est Annabelle qui la portait, mais elle devait à tout prix sauver Tahis. Il était si immobile qu'elle craignait qu'il fût déjà mort. Sa peur se transmit au petit être qui poussait sous son nombril, lui nouant l'estomac. Elle aurait tout donné à cet instant pour posséder une infime partie de l'ouïe surnaturelle des immortels afin de réussir à percevoir les battements de cœur de l'elfe.
Euridice fit discrètement rouler l'objet entre ses doigts essayant de réfléchir avec discernement. Elle pressa la main d'Eyvie qui n'eut pas besoin de la regarder pour comprendre le message : gagner du temps et détourner l'attention.
— Je ne sais pas vous, mais moi j'ai une faim de loup, lâcha-t-elle.
L'un des sourcils de K'tëzs s'arc-bouta.
— Et en quoi est-ce pertinent ?
Eyvie haussa les épaules.
— Je l'annonce, c'est tout.
— Tu es une étrange créature, bout d'ogresse.
Elle renifla entre mépris et colère.
— Appelez-moi encore « bout » de quoi que ce soit et vous comprendrez que je suis assez ogresse pour vous arracher doigt après doigt.
Le dieu à l'apparence de déesse sauta de son perchoir.
— Des menaces en l'air, demi-sphax ! Je suis l'un des Douze. Je t'aurai moi-même démembrée que tu n'auras pas encore fait un pas.
— Foutaises ! Vous n'êtes pas un Dieu. Vous n'êtes qu'une imposture. Un profiteur !
Un rire mauvais étira la bouche en cœur de Sefyr avant qu'elle ne lance ses deux bras en avant, paumes ouvertes. Il y eut un roulement de tonnerre sourd puis un jet crépitant de magie noire s'élança sur les deux femmes comme une nuée grouillante de chauves-souris. Elles eurent juste le temps de se blottir l'une contre l'autre en attendant que la mort les frappe de plein fouet. Éblouies, elles fermèrent les paupières.
Au moment de l'impact, la création du dieu du Chaos se rétracta sur elle-même, tressauta comme si elle était prise de hoquet puis plongea dans le ventre d'Euridice, pour y disparaître entièrement aspirée par sa peau.
Pendant une étrange seconde, suspendue au fil du temps, K'tëzs parut déstabilisé. Les traits doux de la déesse de bourgeons s'étirèrent dans une expression de stupeur. Puis le visage emprunté se détendit et un léger froncement de sourcils accueillit le phénomène.
— Qu'as-tu de spécial ? demanda-t-il sans réellement attendre de réponse.
Sa tête se pencha sur le côté, ses yeux se troublèrent et les deux femmes attendirent en silence que son visage s'anime de nouveau.
— Oh, je vois, fit le dieu après quelques secondes. Tu attends un enfant. Serait-ce lui qui... ? Oui, bien sûr. Qui est le père de ce bâtard, humaine ?
Euridice cracha par terre et K'tëzs accueillit son affront d'un haussement d'épaules.
— Ne te donne pas cette peine. Je l'apprendrai tôt ou tard. Je suis un dieu, après tout. Tu as de la chance que ton bâtard attise ma curiosité. Je te laisserai la vie sauve jusqu'à ce que tu aies mis bas.
— Vous ne poserez pas vos sales pattes sur ce petit !
Eyvie avait fait un pas en avant. La colère lui colorait les joues, hérissait sa fourrure et lui bombait la poitrine. Elle était prête à se battre, qu'importe que l'issue lui soit fatale. On ne touchait pas à sa famille et ce bébé-là en était un membre à part entière.
Mais Euridice ne laissa ni à l'ogresse ni au dieu le temps de réagir. Elle attrapa Eyvie par le bras et la poussa en arrière. L'ogresse tituba jusqu'à l'entrée de la citerne.
— Mais, qu'est-ce...
La grille se rabattit avec violence sur ses yeux écarquillés. Elle agrippa les barreaux, tentant de pousser la barrière métallique, mais Euridice faisait déjà tourner la clef dans la serrure, l'enfermant à l'extérieur.
L'Algaël avait espéré que la magie qui permettait de sceller la pièce reconnaîtrait son sang. C'est aussi ce qu'avait voulu son père en lui glissant la clef dans la main. Elle fut soulagée de constater que son affiliation avec Cal'Driuzh suffisait à la faire fonctionner.
K'tëzs était pris au piège. Et d'après ce qu'Euridice entendait dans son dos, il venait de comprendre.
— Va-t'en !
La clef fut glissée de force dans la paume de l'ogresse. Son regard bascula du bout de métal au visage déterminé de l'Algaël.
— Il n'en est pas question !
— Mon bébé me protégera, se justifia-t-elle avec une conviction qu'elle ne ressentait pas.
Mais elle devait faire face, être forte pour que l'ogresse accepte de fuir en les laissant derrière.
Dans le dos d'Euridice, les cris de K'tëzs s'étaient gonflés de quelque chose de plus profond : l'annonce d'une tempête.
— Cours, Eyvie !
— Je ne te laisserai pas ici ! s'entêta sa compagne en tentant de glisser la clef dans la serrure.
— Non ! Je t'en supplie, cours. Trouve Annabelle. Protège-la. Protège ma petite sœur. Sur ta vie, promets-le-moi !
— Je...
— Promets-le-moi, Eyvie !
Les yeux de l'ogresse s'emplirent de larmes.
— Je promets.
— Dis-lui... dis-lui que je l'aime. S'il te plaît.
Elle hocha le menton et se mit à courir. Euridice vit disparaître les jupons de l'ogresse avec un pincement au cœur.
Lorsqu'elle se retourna, ce fut pour se plonger dans les orbites pleines de fureur d'un dieu sous sa véritable apparence.
— Tu n'aurais jamais dû faire ça, humaine.
Le dieu du Chaos était en rage. Autour de son corps déformé, une tornade soulevait même les objets les plus lourds.
Euridice caressa son ventre avec douceur puis dressa le menton.
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