Chapitre quarante-sept, Ou les assauts du chaos

L'esprit de Tillian déchira son voile d'inconscience quelques secondes à peine après qu'une décoction fut déposée avec délicatesse et précision entre ses lèvres.

Il cracha et poussa un gémissement : ce qu'on lui faisait boire était infect. On eut dit le croisement maléfique d'huile de foie et d'excréments bovins. Mais on le força à terminer, une main glissée sous sa nuque, tandis qu'il émergeait d'un sommeil de plomb qui ne lui avait apporté nulle satisfaction sinon une légère fièvre.

La première chose qu'il vit en ouvrant une paupière fut le regard uniformément bleu de Syssana. Elle lui sourit quand elle se rendit compte qu'il la fixait d'un œil endormi et lui essuya machinalement le coin de la bouche afin de faire disparaître toute trace de l'immonde boisson. Elle posa ensuite le bol vide par terre puis plaça ses mains pâles dans son giron comme pour se faire la plus petite possible sur le côté du lit.

— Bon retour parmi nous, prince Tillian.

— 'ai do'mi 'ongtemps ? marmonna-t-il, la bouche pâteuse et l'esprit embrumé.

— Pas assez, je suis désolée. Mais nous avons besoin de v... toi. Pour le rituel.

— Dans ce cas, commença-t-il en se redressant sur son lit avec un grognement qui témoignait mieux que mille mots de son état.

L'aküanide l'aida à s'asseoir, enveloppant son buste de ses bras fins. Tillian se tendit, mais la laissa faire. Son corps semblait ne plus répondre correctement aux messages que lui envoyait son cerveau. Il mit sa réaction sur le compte d'un réveil précoce et remonta un peu la couverture sur son ventre, se raclant la gorge.

— Je.. hum... merci, Syssana.

Elle lui sourit, ses paupières verticales clignèrent plusieurs fois.

— Quelque chose à boire ? s'enquit-elle en lui touchant l'épaule avec sollicitude.

Il frissonna à son contact sans comprendre pourquoi, laissa passer un temps puis grimaça.

— Laisse-moi d'abord me remettre de la décoction infecte que tu m'as fait boire.

— Si j'étais susceptible, je prendrais très mal ce que tu viens de dire, prince, lâcha une voix masculine.

À cet instant, Tillian prit conscience que Syssana et lui n'étaient pas seuls dans la chambre. La pièce était déjà étriquée pour deux personnes, alors la véritable procession qui s'y agglutinait, la faisait passer pour le garde-manger d'une maison de poupées.

Tillian chercha le propriétaire de la voix et rencontra les yeux sombres ourlés de bordeaux de Léné. Il lui renvoya son regard, les sourcils arc-boutés.

— Pourquoi ? Tu as pissé dans le godet que m'a servi Syssana ?

Un mince sourire s'épanouit sur les lèvres du vampire.

— Tu ne veux pas savoir.

Tillian ouvrit la bouche pour répliquer, mais une grande paluche s'écrasa sur son épaule lui arrachant un grognement.

— Heureux de voir que ta baignade forcée n'a pas amoché ce si beau visage que nous partageons, mon frère.

Tillian renvoya une grimace à Gelt.

— Apparemment, tu as bu un aphrodisiaque, l'informa-t-il en réprimant un rire d'un pincement de lèvres.

— Je... un quoi ?

— Un aphro...

— Oui, oui... mais pourquoi ?

Gelt haussa les épaules et se redressa. Le haut de sa tête frôla les poutres du plafond.

— Je n'ai pas les détails. Demande donc aux principaux intéressés.

Il tourna la tête vers Syssana dont les paupières verticales s'affolèrent. Il la connaissait désormais assez pour savoir que c'était un signe de gène ou de rougissement chez ceux de son espèce. Elle secoua doucement la tête et se tortilla sur le matelas. Une bouffée de chaleur colora les joues du prince. Comprenant qu'il n'obtiendrait rien d'elle, il chercha sa réponse du côté du vampire.

Le sourire de Léné en disait long sur son propre amusement.

— Tu étais plongé dans un sommeil magique. Il fallait te réveiller. Ne me regarde pas comme ça, je n'y suis pour rien... (Il fendit l'air d'une main désinvolte.) presque.

C'était son sang, mêlé à celui de la déesse Vanyre qui avait servi de catalyseur à la décoction de Frenn, mais il préféra passer les détails sous silence.

— Ça explique...

Le prince ne finit pas sa phrase et jeta un coup d'œil sur la main qui était posée sur le matelas frôlant sa cuisse. Son corps se tendit. Il avait l'impression d'être retourné quelques années en arrière lorsque la vue d'un jupon lui liquéfiait les genoux. Le jupon en question à cet instant était celui de l'aküanide qui n'avait aucune idée de ce que sa proximité immédiate soulevait sous les draps.

Le rouge aux joues comme un adolescent pubère, Tillian imposa à son esprit de changer d'idée fixe. Son regard enveloppa chacun des occupants de la chambre l'un après l'autre.

Annabelle et Martial, qui flottait en retrait, complétaient le groupe.

— Où sont Euridice, Tahis et Eyvie ?

— Avec Cal'Driuzh, dans son repaire, intervint l'apprentie Algaël. C'est d'ailleurs là que nous devons nous rendre le plus vite possible. Dès que tu pourras te lever. Le temps presse, K'tëzs est à nos trousses. Il a failli réussir à tous nous noyer, il pourrait vouloir recommencer. Avec plus de succès, cette fois.

En parlant, Annabelle caressait la chaîne qui dépassait de l'encolure de son bustier de cuir. C'était un geste automatique, Tillian le savait. Un seul coup d'œil lui suffit également pour percevoir l'attraction que son corps exerçait sur celui du vampire. Une attraction réciproque qui lui disait que sa petite sieste lui avait fait manquer beaucoup.

— Ah ! s'exclama une voix juvénile. Tu es réveillé, prince humain. Bien, bien. J'avais peur que les effets secondaires du remède ne te fassent copuler avec la première venue, mais il semblerait que tu y résistes avec facilité.

Tillian n'était pas de cet avis. La simple proximité de Syssana lui mettait les nerfs en pelote. Il remonta un peu plus le drap sur lui et se racla une nouvelle fois la gorge.

— Et vous êtes ?

L'adolescent exécuta une révérence qui aurait fait pâlir le gardien de l'étiquette centralienne, tout en balancements et déguingandage.

— Frenn, se présenta-t-il, mais je pense que vous me connaissez déjà.

Tillian hocha le menton.

— Bien. Peux-tu te lever ? demanda le dieu médecin en grattant sa tignasse emmêlée.

— Je...

La pulsation qu'il sentait croître dans son entrejambe lui disait qu'il ne pourrait pas, sans se mettre dans un embarras profond.

— Dans quelques minutes, leur annonça-t-il. Syssana, j'ai changé d'avis, pourrais-tu m'apporter un verre d'eau ? Avec du miel, si possible ?

L'aküanide hocha le menton, se leva et disparut dans la pièce adjacente. Le prince réprima un soupir de soulagement lorsque le parfum de Syssana s'en alla avec elle.

Comment, diantre, un aphrodisiaque pouvait-il être si puissant ?

Des cris, une porte ouverte à la volée, des pas lourds et précipités sortirent vite cette question de son esprit. Chacun des membres de son groupe se tourna vers l'entrée de la chambre, arme au poing. Prêt à en découdre.

Eyvie déboula dans la chambre, les yeux exorbités, la fourrure humide et le souffle court. Serrée contre sa poitrine, elle tenait une clef. Elle chercha parmi les compagnons le visage d'Annabelle. Lorsqu'elle la trouva, elle lui agrippa les épaules et ne cessa de la secouer tout au long de sa diatribe verbale.

— Sefyr ! La déesse des bourgeons, c'est K'tëzs ! Il s'était déguisé. Toutes ces années. Cal'Driuzh a disparu. Il est mort, je crois. Oh, par mes vieux os ! Sefyr... enfin K'tëzs... il a poignardé Tahis, ce cafard de taverne ! Euridice est restée dans la grotte. Elle m'a poussée dehors. Je voulais rester, mais elle a insisté. Elle s'est enfermée avec lui. Il va la tuer. Il va les tuer tous les trois !

À mesure qu'Eyvie parlait Annabelle sentait son sang se résorber et un froid glacial envahir ses extrémités. Son cœur semblait vouloir bondir de sa poitrine. Une nausée grandissante s'empara d'elle. Un seul mot s'échappa de sa gorge dans un murmure éraillé.

— Euridice.

Puis elle tourna des talons et disparut dans l'encadrement de la porte. Les mains d'Eyvie étaient vides. Elle venait d'emporter la clef.

Et la Pierre de Sang.

Droit sur le dieu du Chaos.

Euridice aurait voulu être le genre de personne à facilement s'évanouir. Mais elle ne l'était pas et ça n'allait pas commencer aujourd'hui.

Ça lui aurait toutefois évité bien des souffrances.

Sans relâcher une once de concentration, elle prit une aspiration rauque, suffisant à peine à oxygénerer ses poumons. La pression était trop forte.

Le nouvel assaut ne la prit pas au dépourvu, pourtant, elle en gémit de douleur lorsque le choc vibra jusque dans ses côtes.

Le dos plaqué contre le mur suintant d'humidité, les mâchoires soudées, les bras contractés autour du corps de Tahis affalé sur elle, l'Algaël mettait toute sa volonté à repousser les attaques du chaos.

Elle avait réussi à piéger le dieu entre les murs de la citerne scellée par une magie qui s'était montrée plus puissante que lui, mais à quel prix ? À chacune de ses incursions infructueuses contre leur prison commune, la rage de K'tëzs gonflait un peu plus. Ainsi que sa violence.

Autour d'eux, la pièce ravagée avait tout du champ de bataille ; jonchées d'objets brisés, de meubles renversés, de livres déchirés. Les chandelles étaient éteintes, plongeant la citerne dans une obscurité totale, seulement percée par des lames de pouvoir assassines.

Euridice ignorait comment, mais le petit humain qui grandissait en elle réussissait à les protéger tous les trois derrière une épaisse barrière immatérielle. Elle avait vite compris que, pour tenir face aux attaques de K'tëzs, elle devait rester concentrée, comme si son enfant utilisait son corps comme catalyseur à sa propre magie.

Les deux mains appuyées contre la blessure de Tahis, elle le pressa un peu plus contre elle, joue sur joue. Le souffle de l'elfe sifflait à son oreille. Il était en vie. Mais pour combien de temps encore ?

Au centre de la tempête de poussière et de débris qui les surplombait, l'Algaël entendait la voix grondante du dieu surgissant de partout à la fois.

« Tu ne tiendras pas éternellement ! » rugissait-il.

Et chacun de ses mots sonnait comme un coup de tonnerre. Emplissant ses oreilles, s'insinuant dans son esprit, griffant, mordant pour qu'elle relâche sa volonté.

Euridice ne voulait pas mourir, elle était bien trop têtue pour ça, mais, plus que tout, à cet instant, elle refusait de perdre Tahis.

Depuis le début de leur aventure, elle l'avait rarement vu autrement que comme un caillou dans sa bottine. Un compagnon ennuyeux qu'on l'avait obligé à emporter avec elle. Mais elle se rendait désormais compte qu'au fil des mois, son irritation lorsqu'il ouvrait la bouche s'était transformée en quelque chose de différent : une curiosité. Un : « Et si ? »

K'tëzs poussa un cri de rage accompagné d'une bibliothèque pleine. Le meuble s'écrasa à quelques centimètres des deux corps prostrés, contre le champ protecteur. Bois, cuir, papier explosèrent dans la pièce. Les échardes épinglèrent les objets qui avaient survécu au carnage. Couvertures de livres et grimoires s'échouèrent au sol telles des chauves-souris mortes. Les feuilles de parchemin voletèrent au travers de la citerne comme des oiseaux en bout de course.

Euridice ressentit le choc pareil à un coup dans l'estomac. Chaque attaque mettait ses nerfs à vif. Elle avait l'impression que chacun de ses os était brisé, qu'on lui arrachait la peau, qu'on lui perforait les muscles. La magie de son enfant encaissait le plus gros, mais l'Algaël vivait un véritable supplice. Seules sa volonté et sa rage les maintenaient en vie. Refoulant une douleur qui, elle le savait, aurait pu être bien plus sérieuse, elle se prépara à un nouvel assaut.

... Dwiiyr...murmura-t-on à son oreille dans un couinement éraillé.

— Je suis là, Tahis, le rassura-t-elle. Ne parle pas, ne bouge pas et garde tes forces. Je vais trouver une solution.

Le sourire que tentèrent les lèvres de Tahis avait tout du rictus douloureux, mais Euridice en comprit le fond tout contre sa joue.

— Et ne souris pas non plus, le rabroua-t-elle. Garde chaque goutte de vie en toi, d'accord ?

La tempête de sable noir se ramassa sur elle-même. Euridice se contracta. Puis un poing monstrueux s'abattit sur eux. Elle hurla, des larmes aux coins des yeux. K'tëzs lâcha un rire grondant.

« J'ai l'éternité devant moi, humaine. Et toi ? »

L'Algaël sentit un liquide chaud couler de son nez. Ses lèvres goûtèrent une note métallique. Elle retint un sanglot. Elle n'avait jamais eu aussi mal. Mais elle devait tenir. Pas uniquement pour elle : pour sa famille.

Tahis tenta de se redresser contre elle, de tourner la tête pour la regarder dans les yeux, mais elle l'en empêcha. Elle refusait qu'il la voie pleurer.

K'tëzs siffla sa colère au-dessus d'eux.

— Un jour... tu m'as dit que... que tu voulais... savoir ce que Më Dwiiyr... signifiait, lâcha Tahis en tentant d'ignorer la tempête déchaînée.

Chacun de ses mots était expiré avec une difficulté grandissante. Il prenait des pauses. Inspirait. Reprenait.

Euridice ne voulait pas qu'il parle. Ils devaient tenir. Tenir jusqu'à... Quand ? Elle l'ignorait. Le plus longtemps possible était tout ce à qu'elle espérait. Tahis devait garder ses forces, et pour ça, il devait se taire, pourtant, elle ne le rabroua pas une seconde fois. Elle avait besoin d'entendre sa voix et de sentir qu'il était auprès d'elle. Elle ne voulait être seule.

— Et tu crois que c'est le moment ? railla-t-elle.

Il se contenta de hocher la tête.

— Idiot d'elfe ! Tu me le diras quand tu seras debout sur tes deux jambes.

— Je... je vais mourir, ma Gardienne. Je ne...

Euridice resserra sa prise dans un frisson d'horreur.

— Non, Tahis. Tu ne vas pas mourir. Personne ne va mourir. Tu ne me laisseras pas élever ce bébé toute seule !

L'elfe ferma les paupières, mais un sourire naquit sur ses lèvres.

— Bien... sûr que non, souffla-t-il.

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