Chapitre Quarante et un, Et la jolie Déesse
⁂
— Comment ça, vous allez mourir ? demanda Euridice en croisant les bras. Vous ne pouvez pas mourir ! Je vous rappelle que nous avons besoin de vous, au cas où vous l'auriez oublié ! Alors à moins que vous n'ayez un frère jumeau quelque part qui pète le feu et qui serait heureux de récupérer son cœur, il va falloir attendre un peu avant de crever.
Les épaules de Cal'Driuzh se voûtèrent, pliant son dos. Il s'approcha d'un vieux tabouret paillé et s'y ratatina tandis que l'aînée de ses deux filles le toisait de ses yeux furieux. Il désigna son menton maculé de sang et sa lèvre fendue comme une preuve tangible de ce qui l'inquiétait.
— Ça n'aurait pas dû arriver.
— Bien sûr que si. C'est moi qui lui ai appris à donner ce coup, répondit-elle, une pointe de fierté se manifestant par-dessus sa colère. Vous avez même eu de la chance. D'habitude, c'est fracture de la mâchoire.
— Nos corps sont bien plus solides que les vôtres. Nous ne saignons pas à cause d'un simple coup de coude. Je n'en ai plus pour longtemps, je le sens dans mes tripes. J'ai usé de pouvoirs qui me dépassaient en vous faisant venir ici...
Il s'interrompit, accablé par sa propre prise de conscience.
— Mais le temps presse, reprit-il en s'ébrouant sur son tabouret. Nous devons mettre en place le rituel. Une fois que Misia Lo Gaï m'aura été restituée, votre monde ne courra plus aucun danger.
— Dans ce cas, nous devons retourner sur la plage et retrouver nos compagnons, intervint Tahis.
Le Dieu guérisseur secoua la tête et ses boucles brunes sautillèrent autour de sa tête.
— Mes filles doivent rester ici. La Pierre aussi. Ainsi que tous les éléments essentiels au rituel. Je ne peux courir le risque de vous perdre si près du but. Pour l'instant, vous êtes en sécurité entre ces murs. K'tëzh ne peux sentir votre présence grâce à la clef qui ferme la grille et je suis le seul à pouvoir l'utiliser. Mais si vous sortez, il pourrait sentir que vous êtes là. Ce serait trop dangereux.
— Pourquoi nous avoir fait venir, si le danger est sur l'île ? s'étonna Euridice. Vous auriez pu venir à nous, cela aurait simplifié les choses.
— Non. Je n'avais pas le choix. Je vous ai dit que Tea'Nhone était ma prison à toi et ta soeur.
Un frisson hérissa brièvement les bras d'Euridice. Elle ne s'était pas encore faite à l'idée qu'en plus d'être sa sœur d'âme, Annabelle était également sa vraie sœur, sa sœur de sang. Enfin, sa demi-sœur. Mais cela ne changeait en rien l'étrange sentiment qui la traversait chaque fois qu'elle y pensait.
— Sans Misia Lo Gaï, continua Cal'Driuzh ignorant ses tourments intérieurs, sans mon cœur, je ne peux survivre en Arcandias. Juste après ma rencontre avec Orock El Aël, j'ai dû retourner ici. Je tire ma force vitale de Tea'Nhone. Sans elle, je meurs. Lorsque je suis venu ici, il y a deux miles ans, je l'ai fait en sachant que je ne retournerai jamais sur Arcandias. Le seul moyen de nous réunir était donc de vous faire venir.
— Je vais retourner sur la plage.
Cinq visages se tournèrent vers Gelt qui, du bout des doigts, jouait avec un mobile doré représentant une constellation. Lorsqu'il prit conscience des regards fixés sur lui, il récupéra sa main et la passa nerveusement dans ses cheveux encore humides.
— Vous devez rester cachés, se justifia-t-il. Je suis le seul qui n'a aucune utilité dans ce rituel. Je pars à leur recherche.
— Cal'Driuzh ? appela Euridice, interrompant Gelt.
— Appelle-moi Cal, mon enfant.
— Mhmm... Cal. S'ils sont... s'il manque une aküanide et un vampire lors du rituel ?
— Alors je ne pourrai reprendre possession de mon bien.
— Pourquoi ?
Le Dieu aux yeux aveugles soupira. Les coudes posés sur ses genoux, il expliqua :
— Parce que la magie possède des codes. Des codes stricts. J'ignore pourquoi la prophétie de Misia Lo Gaï est apparue ainsi aux oracles. Mais si j'ai appris une chose en des millénaires d'existence, c'est que le destin finit toujours par s'accomplir. Qu'importe le nombre de tournants que nous aurons pris pour l'éviter.
Il se redressa, le visage tourné vers l'apprenti Lame Rouge.
— Réussirais-tu à retrouver le chemin de la plage ?
Prenant conscience que non, Gelt secoua la tête.
— Je pars avec lui, annonça Martial qui flottait toujours derrière Eyvie. Mon état de fantôme me permet de voir même dans l'obscurité la plus totale. Je retrouverai facilement la voie que nous avons empruntée à l'allée.
— Bien. Nous vous attendrons ici. Suivez-moi, je vais vous ouvrir la grille.
Eyvie décrocha le fragment de mur qu'elle portait autour de son cou et qui permettait à Martial de rester connecté à elle. Elle passa ensuite le cordon de cuir par-dessus la tête de Gelt.
Il lui prit les mains, lançant un regard sur sa sœur assoupie.
— Le sort que j'ai placé sur Annabelle n'est que temporaire. Lorsqu'elle se réveillera, elle sera de nouveau terrassée par la douleur. Si je ne reviens pas avant, empêche-la de faire des bêtises, d'accord ?
Elle lui tapota la joue avec tendresse.
— Tu as bon cœur, mon petit.
Un pli ennuyé sur les lèvres de Gelt afficha clairement ce qu'il pensait des paroles de l'ogresse. La langue d'Eyvie claqua, agacée.
— Cesse de penser que tu ne vaux rien. C'est faux !
— Tu es une mère poule, Eyvie. Tu m'encouragerais et m'aimerais encore même si j'avais lâché mille démons sur Arcandie.
— Peut-être, concéda-t-elle. Mais je te connais depuis que Lucius t'a déposé sur le sein de ta mère. Je sais exactement qui tu es. Peut-être mieux que toi-même.
— Tu n'étais pas là durant ces derniers mois...
— Tu as bon cœur, répéta-t-elle.
Gêné, Gelt haussa les épaules et plongea le pendentif sous sa tunique.
— On y va ? demanda-t-il au Dieu et au fantôme, avant de se diriger vers la grille.
Ils descendirent la volée de marches, puis traversèrent la citerne, les pieds dans l'eau. Cal'Driuzh ouvrit la grille, laissa passer Gelt et le fantôme avant de la refermer de deux tours de clef.
— Cal !
Le Dieu et l'apprenti Lame s'immobilisèrent. Les doigts de Gelt volèrent vers la garde de son sabre tandis qu'ils se retournaient tous les trois.
Une jeune femme, les pieds nus, sa robe volant derrière elle comme des ailes, courait vers eux, le visage rougi par l'effort.
Sous son bandeau de soie, la surprise de Cal'Driuzh éclipsa son inquiétude.
La jeune femme s'arrêta, essoufflée par sa course. Elle portait une courte robe de la couleur de ses joues parsemée d'une centaine de minuscules bourgeons qui semblaient pousser sans mal sur le tissu léger. Mais ce qui intriguait le plus, lorsqu'on la détaillait, c'était sa longue chevelure d'un vert tendre et ses yeux aussi uniformément verts que ceux de Syssana étaient bleus.
— Sefyr, ma douce, que fais-tu là ?
Elle se jeta dans ses bras.
— Cal ! J'ai eu si peur ! Lorsque j'ai vu cette vague gigantesque s'écraser sur l'entrée du passage, je n'ai pas pu m'empêcher de venir voir si tu n'avais rien.
— Je vais bien, mon amour. Rassure-toi.
Ses deux paumes fraîches encadrèrent le visage du Dieu aveugle et elle le couvrit de baisers. Il lui rendit avec plaisir son étreinte et ses démonstrations d'affection avant qu'un raclement de gorge gêné ne les arrête au milieu de leurs roucoulements. Cal'Driuzh tourna son visage bandé vers Gelt et Martial, qui échangèrent un coup d'œil.
— Je vous présente Sefyr, la Déesse des bourgeons.
L'intéressée pinça les côtés de sa robe et exécuta une gracieuse révérence. Les bourgeons qui en parsemaient le tissu s'ouvrirent légèrement comme s'ils les saluaient à leur tour. Puis elle se tourna vers son amant, une main délicatement posée sur son torse.
— Cal... Que s'est-il passé ?
— K'tëzh, répondit-il laconique.
Mais il n'avait pas besoin d'en dire plus. Sefyr frissonna.
— J'ai utilisé la plume de Myssenlyos comme tu m'en avais donné l'idée, lui expliqua-t-il. Au moment où je faisais venir mes filles et leurs hérauts sur Tea'Nhone, il l'a senti. Il a tenté de les tuer.
— Oh, mon amour, je suis désolée. C'est ma faute. Si je ne t'avais pas donné cette idée stupide...
Le Dieu guérisseur prit son amante dans ses bras et la pressa contre son torse. Sur des paroles de réconfort, il la berça jusqu'à ce que ses larmes refluent.
— Non, non, tu n'y es pour rien, ma douce. Au contraire, tu as eu le cran de me proposer d'agir enfin ! Quelque chose que je n'avais pas fait depuis des années. Si nous réussissons à retrouver les hérauts manquants, personne ne pourra plus jamais utiliser les pouvoirs de Misia Lo Gaï.
Elle s'essuya timidement le nez.
— Tes filles sont là ? Tu m'as tant parlé d'elles. Penses-tu que je puisse les rencontrer ?
Les doigts de la Déesse caressèrent la clef pendue au cou de Cal'Driuzh. Il les enveloppa dans sa paume et en embrassa la pulpe.
— Pas encore, ma douce. Pas encore. Pour le moment, tu dois retourner à Nek'Vör. C'est trop dangereux pour toi d'être ici pour le moment. Si K'tëzh apprend que tu m'as aidé...
— Non, je veux rester près de toi. J'en ai assez de nos rencontres en coup de vent. J'en ai assez de devoir me cacher lorsque je suis avec toi. Je veux que tu sortes d'ici, mon amour. Je veux pouvoir crier au monde entier que tu es à moi et que je suis tienne.
— Je sais. Je sais. Moi aussi. Plus que tout. Mais tu dois aller te mettre en sécurité dans la cité. Accompagne-les jusqu'à la sortie de la grotte et rejoins Nek'vör sans attendre. Je t'enverrai un message qui t'indiquera quand tu pourras me retrouver.
La Déesse des bourgeons n'était pas convaincue. Son nez se fronça et elle croisa les bras sur son torse. Ses boutons de fleurs se refermèrent comme des huîtres, boudeurs. Mais Cal'Driuzh fut inflexible et elle dut repartir, accompagnée de Gelt et Martial.
— Qui es-tu ? demanda-t-elle au jeune homme tandis que la lumière du jour apparaissait enfin après de longues minutes de marche dans l'obscurité.
— Juste quelqu'un qui a été mené ici par erreur.
— La plume de Myssenlyos vous mène à ceux que votre cœur appelle ou mène ces derniers jusqu'à vous. Si tu as été amené sur Tea'Nhone par la plume, tu n'es pas une erreur.
Tandis qu'il méditait ces paroles, le bout du tunnel s'évasa, laissant les embruns pénétrer la grotte.
— C'est ici que nos chemins se séparent, annonça Sefyr. J'espère vous revoir bientôt. Lorsque tout ceci sera enfin fini.
Gelt et Martial la saluèrent d'un signe de tête et la regardèrent s'éloigner un instant, ses bourgeons se balançant sur le rythme de ses hanches fines. Puis ils se dirigèrent vers la mer à l'endroit où leurs trois compagnons avaient été engloutis par la vague.
Redoutant de trouver des corps désarticulés, Gelt poussa un soupir de soulagement lorsqu'ils s'arrêtèrent près de trois renfoncements creusés dans le sable. Séparés par quelques mètres, ils étaient peu profonds et correspondaient aux formes de corps étendus sur le dos ou le ventre.
— Il y avait trois corps, annonça Gelt en s'accroupissant. Les traces de pas qui partent de l'un d'eux prouvent qu'au moins un de nos compagnons est en vie. Je pencherais pour Syssana, elle a de plus petits pieds que Léné ou Tillian.
Les yeux rivés sur le sable, Gelt se redressa et suivit les traces de pas déjà à moitié estompées par les jeux de la brise.
— Elle est d'abord allée vérifier l'état des deux autres. Là, on distingue une seconde série de pas qui proviennent de la falaise. Quelqu'un est venu à leur secours. Tu vois cette rigole épaisse ?
Martial observa le sable, puis hocha la tête.
— On a traîné l'un des corps, supposa-t-il.
Gelt acquiesça d'un bref signe du menton.
— Tandis que l'autre corps a tout simplement été jeté sur l'épaule de celui dont les pas proviennent de la falaise.
— Comment le sais-tu ?
— Les traces qui s'éloignent sont plus profondes que celles qui s'approchent. Ce qui veut dire que l'étranger était plus lourd. Et donc plus chargé.
Martial siffla, impressionné.
— Je ne me souviens pas que les entraînements des Lames aient un jour intégré le pistage.
— Ce n'est pas le cas. J'ai passé des semaines à suivre la trace d'Annabelle au début de leur quête. Il faut croire que ça à développé quelques compétences. Suivons-les. Elles nous mèneront sans doute vers Tillian, Léné et Syssana.
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