Chapitre quarante, Et l'ingrédient manquant

Celui qui disait que mourir c'était comme couler lentement dans une inconscience bienheureuse où nulle douleur ne pouvait plus vous atteindre était... un beau salopard ignorant !

Mourir, ça faisait mal. Ça vous arrachait les muscles, ça vous brisait les os, ça vous giflait la peau et, plus que tout, ça vous poignardait l'âme. Encore et encore. Jusqu'à ce qu'il ne reste de vous qu'une carcasse malingre et souffreteuse.

Tillian poussa un grognement chargé de douleur. Du moins, il tenta de le faire avant que du sable ne lui obstrue le nez et la bouche, griffant ses voies respiratoires. Il poussa sur ses paumes afin de se redresser, mais les muscles de ses bras chancelèrent avant de céder sous son poids. Il s'effondra lourdement, sa joue mordant une surface dure et inhospitalière.

Les grains de sable poncèrent sa langue et son oesophage. Il crachota, les yeux brûlants.

Les paupières closes, il entendait le roulement des vagues et sentait l'humidité percer la toile de son pantalon tandis que l'eau allait et venait en glissant sur ses jambes.

La paix à laquelle il s'était attendu au moment de mourir n'était pas venue, seulement la douleur de ses poumons en feu et de son corps cahoté par la mer.

Ses souvenirs lui revenaient par images entrecoupées de sons décousus et de flashes amnésiques.

Il entendait le rugissement de la vague gigantesque dans son dos et le poing d'eau rugissant qui s'était abattu sur Syssana, Léné et lui.

Il avait voulu activer sa magie, mais il était déjà trop tard et, avant qu'il ne puisse lever le moindre bouclier, la mer les avait engloutis tous les trois.

Désarticulé, incapable de se tendre vers la surface pour respirer, il avait vite perdu toute notion de haut et de bas. Même nager était devenu trop difficile. Alors, survivre ?

Il s'était laissé flotter, les yeux grands ouverts sur la masse bleu marine qui semblait s'étendre à l'infini où que se porte son regard.

Il avait senti deux mains lui encadrer le visage tandis qu'il se noyait, ballotté par le courant. Puis une bouche s'était posée sur la sienne, soufflant dans ses joues, et il avait pu de nouveau respirer.

Syssana ?

Ignorant la souffrance qui semblait vouloir lui broyer le crâne tout en l'écorchant centimètre par centimètre, on le fit basculer sur le dos.

Il gémit.

Il aurait voulu bouger, mais en était incapable. Même le simple fait d'ouvrir les paupières semblait au-delà de ses capacités actuelles.

Au lieu d'une voix, c'est un bourdonnement qui enveloppa ses tympans. Une main palpa son corps, ses membres puis son crâne. Il gargouilla sans réussir à crier. Quelque chose de chaud poissait sa tempe gauche.

La douleur fut si vive que lorsque les ténèbres vinrent le prendre dans leur bras d'inconscience, il les accueillit avec un soupir soulagé.

Mourir, ça apaisait peut-être les souffrances, après tout ?

Léné s'éveilla dans un sursaut, se dressant en position assise.

Le drap glissa sur ses cuisses dévoilant sa nudité. Les marques lactées sur sa peau ressortaient comme si quelqu'un avait déposé des pièces de monnaie rutilantes sur chaque coup de couteau que Silla Mhùron avait plongé dans son corps. Chacune des plaies qui le couvraient était désormais cicatrisée, mais elles ne s'étaient pas estompées au point de disparaître. Elles persistaient, comme un rappel éternel de tout ce qu'il avait trahi.

L'esprit ailleurs, il traça du majeur la ligne potelée de celle qui scindait son torse en deux, courant de son foie à son pectoral gauche.

Sa main trembla. Il devait se nourrir. Partir d'ici au plus vite et...

— Ne bouge pas, fils de Vanyre. Tu es encore trop faible.

Le ton n'avait rien de menaçant, pourtant les crocs de Léné scintillèrent dans la douce pénombre qui nimbait la pièce.

Une rangée de dents tout aussi scintillantes lui renvoya un sourire.

— Je t'ai préparé de quoi te requinquer.

Du menton, son interlocuteur désigna un bol en gré émaillé posé sur la table de chevet à la tête du lit. L'odeur si particulière du sang mêlé à celle du feu et des plantes séchées envahit soudain l'espace restreint, teintant les iris du vampire d'un carmin sauvage. Il se jeta dessus, laissant échapper quelques gouttes sur la peau de mouton qui servait de descente de lit. Le sang coula dans sa gorge. Dans sa hâte, il s'échappa de la commissure de ses lèvres, souillant son menton. Ses tremblements s'estompèrent peu à peu.

Il n'était pas humain – il n'en avait pas la liqueur épaisse comme un sirop et le goût teinté de souvenirs –, mais, même animal, il gonflait ses veines d'énergie et de puissance.

C'était si doux, si bon qu'il utilisa ses doigts pour racler le fond du récipient. Il les lécha avec délectation comme un affamé, quelque part entre l'homme et la bête.

Le paillage d'une chaise craqua.

Léné s'immobilisa. Les sens aiguisés par la ration de sang frais. Par-dessus son bol vide, il détailla son interlocuteur.

Un garçon d'une quinzaine d'années, les cheveux roulés en mèches épaisses et vêtu d'un unique pagne se tenait face à lui. Assis dans un fauteuil de rotin recouvert de peaux, il avait ramené ses jambes maigres contre lui et le menton posé sur les genoux fixait Léné comme s'il était un oiseau exotique. Sans peur, avec une simple et franche curiosité.

Lentement, Léné reposa le bol sur la tablette. Ses mâchoires contractées étaient le seul signe extérieur de sa méfiance envers l'étranger.

— Où sont mes compagnons.

Un sourire en coin étira les lèvres charnues de l'adolescent.

— Tu sais, fils de Vanyre, la plupart des gens auraient remercié leur hôte.

— La plupart des gens ont du temps à perdre.

— Mais pas toi.

— Non. Je dois...

— ...retrouver tes compagnons. Ils sont dans la chambre voisine.

Léné se leva. Seuls la pénombre et le sang qui avait coulé jusqu'à sa gorge l'habillaient.

— Où sont mes vêtements ?

— Ils sèchent. Du thé ?

Sans attendre de réponse, le garçon sauta souplement hors de son cocon d'osier et s'approcha d'une grosse bouilloire en fonte qui fumait dans la cheminée.

— Est-ce que j'ai l'air de quelqu'un qui boit du thé ? ironisa Léné en fronçant ses épais sourcils noirs.

Le garçon l'ignora, versant l'eau chaude dans deux tasses où se déplièrent des feuilles séchées.

— Certains disent que la feuille de théier possède des propriétés méditatives et calmantes. Cela ne te ferait pas de mal, fils de Vanyre.

Léné s'agaça. La patience n'avait jamais été son fort.

— Je ne sais pas qui tu es, ni ce que...

— Je suis Frenn.

Léné fixa le garçon comme s'il le voyait pour la première fois. Le sourire de l'adolescent s'élargit. Son annonce avait eu l'effet escompté. Il en profita pour lui glisser la tasse entre les mains, puis se rassit dans le fauteuil, les jambes croisées, soufflant sur le nuage de vapeur qui lui chatouillait le nez.

— Je n'ai pas besoin d'aller plus loin dans ma présentation à ce que je vois, fit-il en interprétant sans difficulté l'expression de Léné.

— Tu es un Dieu.

— Comme tous ceux qui vivent ici, fils de Vanyre. Du moins, pour les humains. En réalité, nous ne sommes qu'une espèce de plus dans le cosmos. Mais il était si facile et si divertissant de se faire passer pour des Dieux à l'époque.

Frenn soupira comme caressé par une douce nostalgie.

Léné s'ébroua et jeta le contenu de sa tasse au feu, puis la tasse elle-même. Il n'avait pas le temps de discutailler comme une ménagère autour d'un thé et d'un plateau de biscuits secs. Il devait retrouver Annabelle. S'assurer que la vague ne l'avait pas happée, elle aussi.

À sa mention, ses muscles se contractèrent et un frisson brûlant chemina le long de sa nuque. Il ne pouvait pas la perdre une seconde fois. Pas une poignée de minutes seulement après qu'elle lui eût redonné une chance. Il sentait encore le goût de son baiser sur ses lèvres. Si parfait, que son nouveau cœur battant en avait presque raté un battement.

Que c'était étrange de se trouver si vulnérable dans les bras d'une femme. Étrange et excitant.

— Ton linge est étendu dehors, annonça le Dieu, le tirant de ses pensées. Passe voir tes amis lorsque tu te seras habillé. Et remercie l'aküanide. Syssana ? Elle vous a sauvé la vie en vous traînant hors de l'eau.

Léné ne lui fit pas remarquer qu'il ne pouvait pas mourir noyé ; il avait d'autres choses à faire que d'enfoncer des portes ouvertes.

— C'est un juste retour des choses. Si elle ne s'était pas statufiée devant la vague, nous aurions pu atteindre la grotte à temps.

Les yeux de l'adolescent brillèrent d'amusement. Il avala une gorgée de thé.

— Je n'avais encore jamais rencontré d'enfant de Vanyre. Et je dois dire que je ne suis pas déçu. Tu es tout à fait comme elle vous décrit.

Léné ne réussit pas à cacher sa stupéfaction.

— Tu... connais la Sombre Déesse ?

— Bien entendu. Et tu pourras la rencontrer toi aussi. Elle a fort mauvais caractère et ne sort que la nuit par peur de donner un hâle de paysanne à sa peau de porcelaine, mais elle organise des soirées mémorables.

Léné avait besoin d'air. S'approchant de la porte, il leva la planche de bois qui servait de loquet et sortit.

L'air marin lui fouetta immédiatement le visage, emmêlant davantage les mèches qui lui mangeaient les yeux. Plaquant une main sur son front, il rejeta ses cheveux en arrière pour découvrir qu'il se trouvait à une dizaine de mètres d'un à pic vertigineux. En bas, la mer échouait ses vagues contre une pierre creusée par l'érosion.

Léné se tourna vers la porte. Une maisonnette en pierre se lovait dans l'herbe grasse. Elle était surmontée d'un toit de chaume crachant une fumée épaisse et grise qui se fondait dans les silhouettes cotonneuses des cumulus moutonnants du ciel clair. Une barrière en bois délimitait un jardin de simples et un fil à linge tentait de retenir malgré le vent constant les vêtements qui séchaient sur sa ligne.

Ce n'était pas une demeure de Dieu. Loin s'en fallait.

À environ une demi-lieue derrière la maisonnette du Dieu Frenn, la plantureuse silhouette de Nek'vör semblait sur le point de l'avaler. Pourquoi avait-il choisi de s'exiler dans une chaumière balayée par les embruns tandis qu'une cité-palais dressait ses tours sublimes et vertigineuses à moins d'une heure de marche ?

Léné récupéra ses vêtements, s'habilla à la hâte et retourna dans la maison. Frenn avait quitté son fauteuil, sa tasse vide trônait sur le sol. Le vampire l'entendait chantonner dans une pièce adjacente. Plus vite il aurait quitté leur étrange hôte, mieux il se porterait.

Passant une main sous la tenture qui le séparait d'une troisième pièce, Léné s'avança en silence.

Syssana était assise de profil sur le bord d'un lit dans lequel était étendu un Tillian endormi ou inconscient. Plongeant un linge dans une cuvette posée à ses pieds puis l'essorant, elle épongea la sueur qui gouttait sur son front avec des gestes aussi sûrs que délicats. S'interrompant, elle replaça l'une des longues mèches humides de Tillian derrière son oreille. Ses doigts se suspendirent au-dessus de son visage et, après un instant d'hésitation, elle caressa sa joue. Délicatement, comme si elle avait peur qu'une poussée trop puissante ne puisse le briser. Dans ses grands yeux bleus inquiets, une lueur tendre s'alluma.

Léné se racla la gorge.

Syssana se retourna en sursaut, une main sur sa poitrine comme si son interruption était la dernière chose au monde à laquelle elle se serait attendue. Sa seconde paire de paupières cligna plusieurs fois à la verticale. Sa bouche prit un pli embarrassé.

— Léné ! Je... je ne vous avais pas entendu. Je m'assurais que le prince allait bien.

— Et ?

Elle cligna une nouvelle fois des paupières.

— Et quoi ? demanda-t-elle d'une petite voix coupable.

— Eh bien ? Comment va-t-il ?

— Oh ! s'exclama-t-elle presque avec soulagement. Il euh... Frenn lui a fait boire une décoction qui le plonge dans le sommeil. Il devrait se réveiller en meilleure forme, mais pas avant au moins cinq jours d'après ses dires.

— Nous n'avons pas trois jours.

— Je sais, mais...

— Nous devons y aller. Immédiatement. Tu as entendu comme moi ce qu'a dit Cal'Driuzh. K'tëzs veut Misia Lo Gaï. Et comme tu as pu le constater, il n'hésitera pas à nous passer sur le corps pour mettre la main dessus. Je ne sais pas pour toi, mais je ne veux pas expérimenter d'autres mises à mort. Nous allons devoir le laisser ici pendant que nous recherchons les autres.

Syssana bondit sur ses jambes.

— Non !

Elle se plaqua une main sur la bouche comme si elle était surprise de sa propre véhémence.

— Non, répéta-t-elle plus bas. Je ne le laisserai pas. Il m'a sauvé la vie.

Léné avait envie de la secouer.

— Et tu as sauvé la sienne. Ta stupide dette d'honneur est payée, tête de mérou ! Tu dois venir avec moi. Sans une aküanide, le rituel ne marchera pas !

— Je me demandais ce qu'un vampire, une aküanide et un humain faisaient sur Tea'Nhone alors que son accès depuis Arcandias est presque impossible à emprunter. Maintenant, j'ai ma réponse. Cal à donc finalement fait venir ses filles... Il était temps que ce lâche cesse de se cacher et affronte K'tëzs. Ce jeu du chat et de la souris a assez duré. C'était drôle un temps...

Dans le chambranle se tenait le Dieu à l'apparence d'adolescent. Son visage ne reflétait rien d'autre que de la curiosité, mais Léné avait vécu assez longtemps pour savoir que peu de personnes méritaient qu'on leur fasse confiance. Il recula, son corps en barrage devant l'aküanide. Il n'était pas armé, mais ses crocs feraient l'affaire.

— Laisse-nous partir et je te laisserai la vie sauve.

Une exclamation joyeuse traversa le garçon, faisant tressauter ses épaisses mèches.

— Mais je ne t'empêche en rien de partir, fils de Vanyre, répondit-il en s'écartant de la tenture qui les séparait de la pièce principale. Je veux même t'aider.

La suspicion fronça un peu plus les sourcils du vampire.

— K'tëzs est un être méprisable, s'expliqua le garçon. Il pense qu'en absorbant les pouvoirs de Misia Lo Gaï, il réussira à asservir les sujets d'Arcandias, rendant sa grandeur aux Dieux, ainsi que leur emprise sur leurs serviteurs. Depuis quelques centaines d'années de nombreux teaniens se sont éteint par manque de fidèles. K'tëzs est certain que la Pierre nous permettra de regagner notre gloire et notre puissance d'antan. Beaucoup des miens pensent comme lui et se rallient à sa cause. Je ne suis pas de cet avis.

— Et qu'est-ce qui nous fait croire que tu n'es effectivement pas de son côté ?

— Rien. Sauf, peut-être, le fait que je peux accélérer la guérison de votre ami afin que vous puissiez rejoindre le reste de votre groupe et accomplir le rituel.

— Alors, fais-le.

— Ce n'est pas si facile. L'ingrédient principal qui me permettra de créer cette potion est contenu dans le sang de Vanyre.

— Tu la connais. Demande-lui-en.

— Encore une fois, ce n'est pas si facile. Vanyre ne partage son sang qu'avec ses amants.

— Pourquoi ?

Un sourire rusé fendit le visage juvénile du Dieu de la médecine.

— C'est un puissant stimulant sexuel.

— Et en quoi un stimulant sexuel aidera-t-il notre ami à se réveiller ?

— Il ne stimule pas que les appétits charnels, il éveille également les sens. J'en ai besoin pour l'élixir, c'est tout ce qui compte.

Léné réfléchit un instant, puis tendit son bras.

— Prenez mon sang, dans ce cas. Celui de la Sombre Déesse coule dans mes veines, cela devrait suffire à...

— Non. Je sens d'ici que ton essence appartient à un humain. Tu ne possèdes pas les capacités de ta Déesse. Tu ne peux l'offrir à un autre sans affaiblir le premier. C'est ce que tu souhaites, fils de Vanyre ? Je ne t'en dissuaderai pas si c'est ta décision, mais...

— Comment puis-je récupérer le sang de la Sombre Déesse ? l'interrompit Léné qui n'affaiblirait Annabelle pour rien au monde.

— Elle donne un bal, ce soir. Pour fêter les cinq millénaires de son union avec Eléfène.

— Et quoi ? Je m'y introduis, la pousse dans un coin sombre et lui demande si je peux la mordre dans un sourire enjôleur ?

Frenn gratta une barbe qui ne pousserait jamais sur son menton imberbe.

— Mhmmm. À peu près. Vanyre n'est pas connue pour être une femme fidèle. Eléfène compose avec ses nombreux amants. Que voulez-vous, il l'aime. Je t'introduirai au bal et ferai les présentations. Je compte sur ton charme pour la convaincre. Il te suffira en effet de boire son sang pour que je puisse récupérer dans le tien ce qu'il me faut pour ma potion.

— Donc je dois séduire celle qui est considérée par la plupart des membres de mon espèce comme notre... mère ?

— Considère-là plutôt comme ta créatrice, répondit-il en haussant les épaules comme s'il n'y voyait aucun problème majeur.

Léné se tourna vers Syssana et lui agrippa les épaules.

— Si je ne reviens pas au petit matin, je ne te demande qu'une chose.

Elle hocha la tête, attentive.

— Pars à la recherche de nos compagnons. Assure-toi qu'elle... qu'ils sont en vie.

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