Chapitre Quarante-cinq, Premiers pas

Eleon était assise sur le trône de son père dans la salle des états-majors. C'était l'une des rares parties de la forteresse à ne pas avoir subi de dégâts matériels.

Les tables et les chaises rembourrées étaient positionnées en U face au trône, ses murs s'habillaient de cartes détaillées d'Arcandias et un mobile colossal représentant des centaines de constellations tintait au plafond au moindre soupir. De longs rideaux de brocard blancs tissés d'argent occultaient les fenêtres donnant sur la cour, cinq étages plus bas. Jardiniers et paysagistes étaient en plein labeur pour lui redonner une figure présentable. La pénombre qui régnait sur la salle était lourde d'une tension écrasante.

Le coussin brodé qu'Eleon avait glissé sous ses fesses afin de paraître plus grande ne l'empêchait pas de chercher discrètement une position plus confortable. Elle avait chaud dans sa tunique de velours boutonnée jusqu'au menton.

À sa droite – sur un siège au dossier pourtant plus bas que le sien – se tenait la reine Louve Elanora Roy'Quin, sublime dans sa robe irisée d'un bleu si profond qu'il faisait écho à ses prunelles fixées sur l'assemblée animée.

La jeune princesse aurait voulu avoir son aplomb, son port de tête souverain, sa prestance naturelle, mais surtout ce regard qui ne laissait aucunement place à la réplique. La reine Louve décidait, les autres suivaient.

C'est également cette aura innée de pouvoir qui avait fait du règne de son père un bloc solide que nul n'avait jamais osé fendiller.

Jusqu'à maintenant.

Neuf jours s'étaient écoulés depuis la mort du seigneur Mhùron et Eleon doutait d'avoir dormi une seule nuit plus de deux heures d'affilées. Elle était épuisée, anéantie, perdue. Mais plus que tout, elle se sentait faible. Car cela faisait également neuf jours qu'elle avait été dépossédée de sa magie.

Bien entendu, aucun de ses sujets n'était dans la confidence. C'était un secret qu'elle et Louve s'évertuaient à dissimuler à ceux qui auraient pu profiter d'une fissure sur l'assise du trône pour en faire basculer la jeune princesse. Après s'être rassasiés sur le cadavre de son père, les vautours n'attendaient qu'une démonstration de faiblesse ou d'incompétence pour la dévorer à son tour.

Silla Mhùron était mort pour le bien du monde.

Silla Mhùron était mort pour le malheur de son enfant unique.

Eleon avait toujours aimé les manigances, les jeux, les mauvais tours, mais aujourd'hui, elle se rendait compte que toutes ces mesquineries n'avaient jamais été rien d'autre que les caprices d'une gamine rongée par l'ennui. Sur ce plan-là, son père ne s'était pas trompé. Il avait toujours su lire en elle.

Eleon poussa un soupir.

— Si l'avenir de notre Royaume vous ennuie, Votre Altesse Royale, peut-être feriez-vous mieux de nous laisser en discuter entre gens concernés.

Les derniers mots avaient tout d'une insulte. Son interlocuteur aurait aussi bien pu dire « entre adultes » que la pique aurait eu me même effet. Mais il était trop exercé à l'art protocolaire pour prendre de front l'héritière légitime du trône d'Ombria.

La salle s'était faite silencieuse et attentive. Certains nobles se servirent une rasade de vin aux épices.

Eleon se dressa sur son siège comme si on l'avait giflée. Ses yeux papillonnèrent un instant avant de faire le point sur le visage avenant du chevalier Bryone.

Dans la petite trentaine, il affichait des yeux si pâles qu'ils possédaient la transparence du cristal, une chevelure blanche identique à la sienne tranchée par plusieurs mèches brunes ainsi qu'une peau dorée et métissée. Son nez était trop long pour son visage en pointe et ses épaules trop larges, portées par des mollets sans rondeur. Mais son sourire étincelant et son assurance éclipsaient le plus gros de ses défauts. Renversé sur sa chaise, il observait la princesse sans animosité. Pourtant, un frisson parcourut l'échine de la jeune femme. À son côté, Louve se tendit dans un mouvement presque imperceptible. Et dans leur dos, l'ombre imposante du commandant des Lames Rouges se déploya un peu plus largement.

Eleon rendit son sourire au chevalier Bryone.

— Veuillez excuser ma brève absence, cher cousin, le sommeil me manque. J'ai fait de mon mieux pour être présentable, mais je suis navrée de faire si pâle figure à côté de vous. Regardez-vous, vous resplendissez. Il m'est fort agréable de constater que, malgré le labeur et les obligations qui vous accablent couplés au long voyage qui vous a mené jusqu'ici, vous puissiez présenter un visage si reposé. J'espère que vous m'en confierez le secret ?

Un tic aux coins des lèvres du chevalier fit vaciller un instant sa bonne humeur de façade puis, il décolla son dos de sa chaise, posa ses coudes sur la table et croisa lentement les doigts.

— Avec plaisir, chère cousine.

— Votre Altesse Royale, le corrigea-t-elle.

— Votre Altesse Royale, se reprit-il dans un sourire repentant.

Eleon répondit du menton avant d'englober le reste de l'assemblée d'un regard qu'elle espérait magnétique.

Il y avait là les vassaux de son père, tous les chefs de famille de la haute noblesse, certains survivants du massacre de ce que l'on appelait déjà « le Bal de carmin », d'autres qui avaient fait le déplacement depuis les quatre coins du Royaume afin de répondre à l'appel de leur princesse. Parmi eux, Eleon n'ignorait pas qu'une grande partie était présente pour tester la future héritière et, si possible, lui ravir sa place ou y placer l'un de leurs pions – un fils, bien plus malléable.

Ce qu'ils n'auraient jamais osé avec Silla Mhùron, ils le tentaient avec cette si jeune femme dont le corps frêle se faisait engloutir par le dossier d'un trône trop imposant. Le chevalier Bryone était l'un d'eux. Et il possédait une place de choix pour fomenter sa déchéance. Fils de la sœur aînée du Seigneur Mhùron – trop malade et trop chétive pour prendre les rênes du Royaume –, il était placé en second dans la succession tant qu'Eleon n'aurait pas d'enfant légitime. Ses bravades étaient là pour le lui rappeler.

La princesse se leva, lissa le devant de sa robe pourpre et or, puis prit la parole d'une voix forte :

— Vassaux ! Si je vous ai convoqués aujourd'hui, c'est pour que vous reformuliez la promesse d'allégeance faite à mon père. Mon couronnement aura lieu dans trois jours. J'exige avant cela que les fondations de notre Royaume soient solides et que nous montrions un front uni. C'est pourquoi la cérémonie de l'Hommage aura lieu la veille au soir.

— N'est-ce pas un délai trop court, Votre Altesse Royale ? demanda le chevalier sans attendre la réponse de la princesse. Nous nous remettons à peine de la mort tragique de notre suzerain. Le peuple a besoin de porter le deuil.

Chaque fois que le chevalier Bryone utilisait son titre honorifique, Eleon avait l'impression qu'on lui limait les dents. Le ton sirupeux n'y changeait rien.

— Mon père n'aurait pas voulu que sa mort...

— En parlant de la mort de notre bien aimé seigneur. Puisque vous en parlez... Je ne suis sans doute pas le seul à la trouver... comment dire cela sans heurter votre sensibilité d'orpheline ? Mhmm... ah, oui... suspecte !

Un frisson parcourut l'assemblée. Eleon n'aurait su dire si c'était d'appréhension ou d'excitation. Sans doute un savant mélange de l'un et l'autre.

— Les deux coupables sont en fuite. Une unité de vampire d'élite est partie à sa poursuite, chevalier.

— Comme c'est commode, marmonna-t-il assez fort pour que toute la tablée l'entende avant de reprendre comme s'il ne venait pas de lui lancer un affront en plein visage. Certes, cousine, certes. Mais vous m'accorderez le bénéfice du doute.

Le regard d'Eleon se fit glacial. Elle sera les poings si fort qu'elle entendit craquer les jonctions de ses doigts.

— M'accuseriez-vous de quelque chose, cousin ?

La nuée des voix s'était faite scandalisée, mais pas autant que la grimace qu'affichait le chevalier à cet instant. Il leva les mains devant lui.

— Par N'mereck, jamais je n'oserais, Votre Altesse Royale ! Vous êtes de mon sang, vous êtes l'enfant de mon roi. Ce que je voulais dire, Votre Altesse Royale, c'est que l'arrivée d'étrangers au sein de la forteresse des Vents, le massacre d'une partie de notre armée, du sombre régiment et de membres hauts placés de la cour, ainsi que l'assassinat de notre Seigneur Mhùron coïncident affreusement. Je ne peux être le seul à l'avoir remarqué.

Tandis qu'il parlait, ses yeux convergèrent vers la reine centralienne. Louve ne cilla pas un seul instant. Elle garda le dos droit, son regard désintéressé. Eleon comprit qu'elle ne dirait rien, qu'il n'en était pas de son ressort à elle.

— La reine Louve Elanora Roy'Quin est mon invitée jusqu'à ce que j'en décide autrement. S'en prendre à elle, c'est s'en prendre au trône de mon père. Je passe pour cette fois, vos accusations éhontées, chevalier, mais que je ne vous y reprenne pas. Vous ou personne dans l'enceinte de mon fief. Où je pourrais trouver une province bien moins douce et bien moins lucrative à vous assigner.

L'homme hocha le menton, humble. Les chuchotements moururent avec son geste de paix. Mais Eleon n'était pas dupe.

Le chevalier Bryone était un Prince du Sang et gouvernait sous la tutelle royale toute la partie littorale ouest du Royaume d'Ombria. Il aimait se faire appeler « chevalier » pour illustrer ses faits d'armes lors des tournois annuels dans lesquels s'affrontait toute la haute noblesse ombrienne. C'est lui que la princesse redoutait le plus et quelque chose lui disait que son accession – pourtant légitime au trône – serait moins facile qu'elle l'avait escompté.

Après un silence, le chevalier Bryone déplia sa longue silhouette, faisant craquer le cuir et claquer le métal de son plastron d'apparat. Les regards convergèrent dans sa direction. Habitué aux attentions, il ne s'en embarrassa pas et tira un à un chaque doigt de son gant de cuir. Lorsque sa main gauche fut libérée de sa seconde peau, il retira avec encore plus de lenteur son autre gant. Se faisant, il contourna sa table, se plaça au centre du U qui faisait face au trône et se posta à moins d'un mètre de la princesse. Glissant ses gants mis à plat dans sa ceinture, il redressa enfin la tête et croisa le regard d'Eleon. Elle détesta ce qu'elle y lut. Pourtant, d'un point de vue extérieur, le chevalier Bryone n'était que fossettes et charme. La jeune femme l'aurait sans doute trouvé à son goût si ses yeux clairs n'avaient pas été comme deux crocs imbibés de venin prêts à se planter dans sa gorge au moindre signe de faiblesse. Il avait déjà testé son sang-froid à l'instant, mais Eleon savait que ce n'était que le premier tâtonnement d'une lutte à mort. Le chevalier Bryone ferait tout pour s'asseoir sur le trône de son père.

Il exécuta une révérence parfaite.

— Le duché Ombloi renouvellera sa promesse, ma chère cousine.

Eleon ne parvenait pas à être soulagée. Quelque chose ne collait pas dans l'attitude du noble. Son sourire était trop parfait. Trop satisfait.

La main du chevalier Bryone disparut sur son flanc droit. Eleon se tendit. Le chevalier avait les yeux rivés dans les siens – eau contre roche. Hypnotisée par leur teinte cristalline, elle ne vit pas l'objet qu'il tenait dans sa paume. On sursauta avant elle et la princesse réussit enfin à apercevoir la dague qu'il venait de sortir de sa botte.

Louve réagit presque immédiatement. Elle alluma sa magie et le noir de ses yeux se distilla dans le blanc pour les uniformiser. Sa main se tendit devant elle. Immédiatement, le chevalier commença à suffoquer. Des images de son passé frappèrent sa mémoire comme un torrent trop rapide pour ne pas s'y noyer. La magie de Vérité n'avait plus besoin d'un contact pour frapper.

Des chaises raclèrent le sol tandis qu'on bondissait d'horreur. La mine de la princesse se fit furieuse, plus implacable encore que le visage de Louve. Derrière les deux femmes, Aram Doul avait sorti son sabre au clair.

Eleon fondit sur le chevalier, sa petite taille lui fit dresser haut le menton, mais elle s'en moquait.

— Vous avez tenté de m'assassiner ? Devant le conseil dans son entier ? À quoi pensiez-vous, cousin ? Que nous vous laisserions sagement faire ?

Le chevalier tenta de parler, mais la pression qu'exerçait Louve sur sa gorge était trop serrée. Les images étaient trop vives, trop acérées. Il souffrait le martyre et cela se reflétait dans chacune des gouttes qui dévalaient ses tempes.

— Lâchez-le ! C'est un Prince du Sang ! Nous ne permettrons pas à une étrangère de malmener l'un des nôtres et de nous ridiculiser.

Il y eut un moment de flottement. Eleon hocha le menton puis le chevalier s'écroula.

— Vous avez tenté de m'assassiner, répéta-t-elle d'une voix qui venait des profondeurs de sa gorge.

— Ce n'est pas ce qu'il avait en tête à cet instant, intervint Louve pour les seules oreilles de la princesse.

Il toussa et se redressa, un genou à terre. Le poignard reposait dans la paume ouverte de sa main.

— Non, Votre Altesse Royale. C'est un cadeau. Dans la forêt des demi-dieux se trouve un gisement de cristal. Cette dague a été façonnée par mes meilleurs Orfèvres. C'est un cadeau, répéta-t-il encore hébété par son expérience. Je vous prie de l'accepter en guise de présent de mariage.

— Mon mariage avec le prince Tillian a été repoussé, chevalier. Nous n'avons pas encore de da...

— Non, cousine. Vous m'avez mal compris. Je parle de notre mariage.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top