Chapitre Quarante-cinq (bis), Premiers pas
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— Je sais que vous ne voulez pas m'épouser, cousin.
Eleon parcourait de long en large l'antichambre de ses appartements où elle avait l'habitude de faire patienter ses invités le temps d'enfiler une tenue s'accordant aux visites. Elle n'avait pas voulu recevoir le chevalier dans sa chambre – trop intime –, mais n'avait pas non plus trouvé d'autre lieu de réunion à la fois isolé et pratique. Elle s'était donc levée du trône de son père avec un détachement royal et avait ordonné au chevalier Bryone de la suivre d'un geste ample de la main, laissant le reste des nobles murmurer à leur guise dans la salle des états-majors le temps que cette monumentale bavure soit réglée.
Le tapis à point noué, sur lequel la princesse se défoulait d'un pas lourd possédait un fond vert d'eau, orné par des festons de fleurs blanches et rose, quadrillé d'or. Il s'assortissait à merveille avec le mobilier de bois clair et les tapisseries qui se déclinaient dans un camaïeu de bleu et vert sur les murs de la pièce percés d'une unique fenêtre en ogive.
Dans sa tunique de velours rouge, Eleon ressemblait à un piranga écarlate qui s'agiterait dans la neige, dispersant sa fureur et ses plumes aux quatre vents sans autre résultat qu'un caquetage ininterrompu.
Son cousin suivait son manège des yeux, le bras passé autour du dossier du canapé à confident sur laquelle il était élégamment étendu, un verre de vin aux épices à la main.
— Non, c'est exact. Mais voyez comme ma déclaration a soulevé les cœurs de vos bannerets. Ils se rassurent à l'idée qu'un homme prenne le trône à vos côtés.
Eleon se figea si soudainement qu'elle sembla s'être pris une vitre sur le coin du nez ; sa grimace renforçait cette impression.
— Je n'ai nul besoin d'un homme à mes côtés, grinça-t-elle.
Le chevalier Bryone chahuta un instant le liquide pourpre dans son verre en cristal, savourant la colère de sa princesse – Il aimait jouer les raisonnables – puis ses iris translucides se plantèrent dans celles d'Eleon.
— C'est vrai. Vous préférez les conseils d'une étrangère.
— Cette « étrangère » est la monarque du Royaume Central et la mère de mon promis, cousin. Vous semblez l'avoir oublié.
— Vous préféreriez donc vous associer à, non pas un, mais deux étrangers plutôt qu'à un homme de votre Royaume, de votre sang ?
Eleon leva les yeux au ciel, s'appuyant sur la desserte de service en laiton qui accueillait verres, mignardises et carafes.
— Arrêtez de jouer sur les mots ! Vous savez parfaitement qu'un traité de plus de vingt ans court entre Ombria et le Royaume Central. Cet accord a été entériné par mon père lui-même. Revenir dessus reviendrait à salir sa mémoire.
Le chevalier Bryone sourit dans sa coupe.
— Vous devriez prendre un verre, cousine. Vous avez l'air tendu.
Elle serra les mâchoires avant de souffler son exaspération par le nez ; les leçons de son père lui dictaient une attitude flegmatique. Elle s'en composa rapidement une.
— Cela vous fera-t-il taire ?
Il haussa les épaules avec bonne humeur.
— Remplissez le mien du même coup, et cela devrait pouvoir se faire.
Eleon prit la coupe que lui tendait le chevalier et les servit tous les deux. Lorsqu'elle lui présenta, il tapota l'assise du canapé près de lui.
— Rejoignez-moi donc, Votre Altesse Royale. Vous voir user la trame de ce pauvre tapis me donne un mal de tête épouvantable.
Elle ravala son insulte et s'assit gentiment, en sirotant son vin. Le chevalier parut satisfait.
— Pour en revenir à nos épousailles...
— Il n'y aura pas d'épousailles, Tristun !
— Vous usez de mon prénom, ma cousine ? Si tôt ? Vous me flattez.
Une longue gorgée de vin lui coupa l'envie de lui fracasser sa coupe sur le sommet du crâne.
— J'ai besoin du soutien de mes bannerets, vous le savez, chevalier. (Il hocha un menton accommodant.) Et il semblerait qu'ils vous suivent.
— En effet, Votre Altesse Royale.
— J'aimerais donc trouver un arrangement qui n'implique pas le mariage. Qu'en pensez-vous ?
Les doigts d'Eleon, posés sur le canapé près de la jambe du chevalier Bryone, se hasardèrent à caresser le côté de sa cuisse. Il sembla, une seconde, troublé par leur contact, mais son expression décontractée reprit vite le dessus. La princesse n'en avait rien loupé. Elle prit sa soudaine tension à son avantage et s'aventura plus haut sur sa jambe.
— Nous n'avons pas besoin d'un mariage pour obtenir mutuelle satisfaction, n'est-ce pas ?
Tristun Bryone avala bruyamment sa salive.
— Q... qu'avez-vous en tête ?
Cette fois, Eleon leur retira leurs verres, les posa au sol et se jucha sur les cuisses de son cousin.
— Serais-je trop subtile ? se moqua-t-elle.
La mâchoire décrochée du chevalier illustrait à merveille la réussite de son stratagème. Eleon se permit un sourire en coin avant d'aller titiller du bout des dents, son oreille. Il poussa un hoquet.
— Princesse, ce n'est pas... !
Elle le moucha d'un coup de langue.
— Renoncez à ce mariage, chevalier.
— Je...
— Renoncez-y publiquement et je vous...
Le reste de sa phrase se perdit dans un murmure rauque, ponctué par les couinements d'expectative de son compagnon. Elle s'éloigna afin de pouvoir le regarder dans les yeux. Ce qu'elle y lut lui plut : elle avait gagné. Mais elle voulait s'en assurer.
— Renoncez.
Il acquiesça d'un signe de tête énergique et elle scella leur accord d'un baiser profond.
Eleon n'avait aucune envie de coucher avec lui aujourd'hui. Ni jamais. Mais elle avait toujours été excellente aux jeux de séduction. Elle n'aurait aucun mal à le faire mariner suffisamment longtemps afin de se laisser le temps et les moyens de remettre ses vassaux sur le droit chemin. Lorsque le chevalier se serait rendu compte qu'il n'aurait jamais ce qu'elle lui avait promis, il serait déjà trop tard.
Le corps du chevalier Bryone tressauta. Eleon mit d'abord cela sur le compte de sa trop grande excitation masculine, mais ses tremblements s'accordèrent bientôt d'une sorte de gloussement qu'il faisait couler dans sa bouche tandis qu'elle l'embrassait. Elle se dégagea, sourcils froncés.
Tristun Bryone était parcouru d'un fou rire qui faisait magnifiquement briller ses yeux bleus. Sans comprendre, elle attendit qu'il se calme et lui explique la raison de son hilarité.
— Oh, cousine ! s'exclama-t-il en l'attrapant par les hanches et lui pinçant les fesses.
Eleon voulut se dégager, mais il la maintint fermement assise sur ses genoux. Alors que, quelques secondes plus tôt cette position avait été le signe de sa supériorité, elle se sentait désormais, sous le regard brûlant du chevalier, comme un poussin entre les griffes d'un chat.
— Vous êtes prête à tout, n'est-ce pas ? J'adore ça !
Il intercepta la gifle qu'elle lui destinait et lui sourit, moqueur.
— Votre petit flirt aurait eu toutes les chances d'aboutir... si vous m'intéressiez, cousine.
— Lâchez-moi !
Il fut son obligé et elle bascula en arrière où elle mordit douloureusement le tapis. Il la regarda se débattre avec le lourd tissu de sa tunique, les coudes sur les genoux et l'air rêveur. Puis il la pointa de l'index dans un mouvement circulaire qui s'arrêta entre ses jambes écartées par sa chute.
— Je préfère quand mes partenaires possèdent un peu plus... d'attributs.
Elle serra les genoux.
Les joues d'Eleon la brûlèrent avec tant de vélocité qu'elle eut peur d'y passer les doigts. La honte cuisante qu'elle ressentait la mena à une colère hystérique.
— Vous allez me le payer !
Il secoua la tête comme s'il essayait d'éduquer une enfant capricieuse.
— Allez-y, Votre Altesse Royale. Faites-moi payer. Sortez d'ici et allez raconter à vos bannerets de quelle manière vous avez tenté de vous jouer de moi. Je suis certain que vos manières de prostituée les réjouiront au point qu'ils vous laisseront les rennes du Royaume sans rechigner.
— Vous êtes un porc !
Il hoqueta un rire avant de s'enfoncer dans le canapé.
— Vous avez commencé, cousine.
Eleon s'assit sur une causeuse à oreille avec le peu de dignité qu'il lui restait. Elle ouvrit la bouche, mais le chevalier la devança :
— Vous aimez les jeux, n'est-ce pas ?
Elle tourna un visage intrigué vers lui. Elle n'avait jamais vu autant de malice chez un autre qu'elle. Se serait-elle fait prendre à son propre jeu ?
— Que diriez-vous de jouer ma demande en mariage à une partie de cartes ? reprit-il.
— Vous êtes fou.
— Auriez-vous peur ?
— Bien sûr que non. Je trouve simplement votre idée stupide. On ne parie pas l'avenir d'un peuple sur un jeu.
— Je vous ai vu grandir, princesse. Je sais que vous avez déjà fait au moins aussi « stupide ». Vous aimez vous amuser sur le dos des autres, vous affectionnez les manigances, les mauvais tours. Jouez avec moi. Je sais que vous en mourez d'envie.
Elle se pinça les lèvres.
— La majorité des bannerets sont de mon côté. Ils seront pour un mariage. Qu'avez-vous à perdre, cousine ? Je vous propose de reprendre le contrôle.
— Pourquoi m'en donner la possibilité ? demanda la princesse, soupçonneuse.
— Parce que je suis autant, sinon plus, joueur que vous.
— Je ne...
— Je vous laisse même le choix des armes. Choisissez un jeu, n'importe lequel et je m'y plierai.
— Si... si vous perdez... ?
— J'annulerai publiquement ma demande et me plierai aux volontés de ma future reine.
— Qu'est-ce qui me fait croire que vous tiendrez votre parole, chevalier ?
— Parce que je n'y ai jamais manqué. Vous le savez. Je ne commencerai pas aujourd'hui.
Cette fois, Eleon capitula. Mais un sourire satisfait flottait sur ses lèvres.
— Bien. Nous ferons donc une partie de piquet.
— N'êtes-vous pas la championne en titre du piquet à la cour, Votre Altesse Royale ?
— Vous m'avez demandé de choisir, chevalier.
La petite table de jeu qui trônait dans un coin de l'antichambre fut rapatriée en son centre. Sur le tapis de velours vert, un jeu de cartes fut déposé avec révérence.
Le piquet était un jeu très apprécié à la cour ombrienne depuis quelques années déjà et n'était pas encore passé de mode. Dès que ses règles – pour le moins alambiquées – avaient été assimilées par la noblesse, on avait immédiatement assisté, dans tous les salons de jeu de la forteresse, à des batailles épiques qui duraient jusqu'au petit matin et accueillaient bon nombre de paris. À ce jeu, beaucoup y avaient laissé plumes et Moncules.
Eleon et son adversaire s'assirent autour de la table : le piquet se jouait à deux. Le chevalier distribua douze cartes à chacun en écartant toutes celles qui n'étaient pas l'as, le roi, la dame, le valet, le dix, le neuf, le huit, le sept et le six de chaque couleur, laissant le reste dans le talon. Il jouait la partie en tant que donneur, il partait donc avec un handicap, car le premier à atteindre le score de cent points remporterait la mise.
Ils ramassèrent leur jeu.
— « Dix de blanc » ! annonça derechef Eleon en montrant son jeu vierge de toute tête au chevalier qui accueilla sa déclaration avec une grimace.
Selon la première règle du piquet, dix points furent accordés à la princesse.
Les plis s'enchaînent. Les points s'accumulèrent dans les deux camps tandis que des « Tierce ! » « Quinte ! » et autres « Brelan ! » fusaient autour de la table. À chaque pli remporté, le vainqueur annonçait son score. Ce dernier était serré, mais la princesse menait toujours.
Eleon était si concentrée qu'elle n'entendit pas de suite ce que venait de lui dire le chevalier.
— Comment ? demanda-t-elle en levant les yeux de sa tierce.
— Cent, répéta-t-il.
Elle papillonna des paupières devant son sourire carnassier. Il déposa son « neuvième » – une suite de neuf cartes consécutives de la même couleur valant dix-neuf points, le maximum – sur le tapis de jeu et se leva avec grâce.
— Il me tarde de devenir votre roi, mon adorable cousine, murmura-t-il avec un clin d'œil avant d'exécuter une révérence à la princesse qui réalisa enfin avec horreur qu'elle avait perdu.
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