Chapitre Onze, Më dwiiyr
***
Quelqu'un avait crié.
Trop tard.
Euridice ignorait ce qu'avait bien pu mettre Marga dans la fiole, mais une chose était certaine : c'était virulent. Plus que tous les poisons qu'elle connaissait et qui figuraient sur l'almanach de sa guilde. Une fois avalé, il ne fallut que quelques secondes pour que le liquide blanc torde et lacère son estomac.
Entre ses doigts devenus gourds, la bouteille glissa et tomba avec un bruit feutré entre les brins d'herbe jaunis par l'arrivée de l'hiver. Y avait-il encore du poison dedans ? Avait-elle tout bu ?
Elle l'ignorait.
Elle l'espérait.
Elle n'avait jamais envisagé de devenir mère - les Algaëls, à l'instar des Lames Rouges, fondaient rarement des familles heureuses et idylliques ; leur métier et les risques associés les rattrapaient trop souvent pour qu'ils envisagent des liens durables. Elle ne ferait certainement pas non plus une bonne mère. Elle n'y connaissait strictement rien en amour maternel, en langes et en tétées. C'est la matrone acariâtre d'un orphelinat qui l'avait élevée. Ou plutôt éduquée à devenir un bon petit soldat.
Euridice était désolée et se détestait pour ce qu'elle venait de faire, mais elle se refusait à porter l'enfant de Mhùron. C'était plus, bien plus que ce qu'elle ne pouvait en supporter.
La tête lui tourna soudain et sa vision se troubla comme si l'on venait de recouvrir son visage d'un voile obscur. Le paysage, la plaine, le grand chêne au-dessus d'elle, tout s'estompa, se mélangea pour ne plus former qu'un monochrome vert dans lequel aucune nuance n'avait sa place.
Son corps devenu trop lourd, elle bascula vers l'avant. L'une de ses paumes heurta la fiole qui se brisa et entailla sa peau. Elle porta sa main devant ses yeux. À travers la brume qui opacifiait sa vue, l'Algaël distingua le sang qui s'épanouissait lentement, parant sa peau pâle de pétales carmin. La seule note assez vive pour se détacher de cet océan de vert dans lequel elle se noyait désormais.
Un spasme violent lui fit enrouler ses bras autour de son ventre. Elle allait enfin être libérée de son fardeau.
Marga n'avait pas menti : la douleur arrivait par vagues d'une puissance inouïe, sans lui laisser un seul répit. Alors qu'elle se renversait sur le dos, pensant s'étendre dans l'herbe fraîche, elle eut l'impression qu'on l'enveloppait dans une étreinte protectrice.
Mais elle était seule dans cette immense étendue floue. Ses compagnons ne connaissaient pas l'existence de son sanctuaire.
Elle s'était toujours juré de ne jamais avoir besoin de personne. De demeurer un être libre. Sans attache. Mais en cet instant, alors qu'elle se sentait mourir et que la peur enflait peu à peu dans sa poitrine oppressée, elle espéra de tout son cœur que quelqu'un la rassure.
Était-on en train de lui caresser les cheveux ? Non, sûrement une illusion due au poison.
Euridice avait toujours bien supporté la douleur, mais ce qu'elle sentait au creux de son ventre était pire que tout ce qu'elle avait déjà ressenti. Un tisonnier chauffé au rouge fourrageait dans ses entrailles afin de consumer la moindre parcelle encore intacte de son corps. Elle avait le sentiment qu'on tentait de lui arracher une partie d'elle. Un morceau qui refusait de la quitter. Une part de son âme.
Elle se sentait partir.
La jeune brune aurait-elle profité d'un de ses moments de faiblesse pour éliminer l'enfant et la mère ? Deux êtres qui lui faisaient de l'ombre ? Qui contrariaient ses idées de grandeur ?
Euridice ne voulait pas mourir. Elle avait en elle, cette rage, qui ne la quittait jamais. Une colère sourde et animée qui la poussait à vivre avec toujours plus de détermination.
Elle tenta de focaliser son attention sur ce qui se trouvait au-dessus d'elle, mais ne réussit qu'à percevoir deux ronds violets flottant sur une marée claire. Une couleur douce et rassurante. Deux billes qui paraissaient la fixer d'un air apeuré. Mais les objets inanimés ne pouvaient pas avoir peur. Si ?
« Euridice. Euridice. Euridice... », répétait-on au-dessus d'elle comme un écho lointain.
Elle tenta une nouvelle fois de se concentrer malgré les flammes qui lui balayaient l'intérieur. Les billes devinrent deux remarquables yeux violets. Si beaux...
On la redressa en position assise et elle gémit. Quelque chose de chaud et d'épais coula dans sa gorge, glissa sur son visage, s'échappant d'entre ses lèvres.
« Encore ? » pensa-t-elle.
Encore du poison ? Oui, peut-être n'en avait-elle pas pris suffisamment pour tuer l'enfant. Elle avala par petites gorgées, la gorge incandescente et à vif. Un goût cuivré envahit sa bouche et remplaça celui, à la fois amer et douceâtre, de la potion abortive. Était-ce Marga qui était venue finir le travail ? Pourquoi ne lui plantait-elle pas tout simplement un couteau dans l'estomac ? Pourquoi tant de tendresse dans ses gestes ? Tant de précautions ?
Non, c'est n'était pas elle qui la berçait : ces yeux qui la fixaient n'appartenaient pas à la courtisane.
— Ta...his ? murmura-t-elle d'une voix si éraillée qu'elle crut qu'il ne l'entendrait pas.
Mais il répondit, d'un ton doux que la panique faisait tressauter :
— Oui, Më dwiiyr.
— Tu... m'as trou...vée...
— Je ne suis jamais loin, ma Gardienne. Je veille sur toi.
Euridice n'aimait pas qu'on l'appelle ainsi. Ce nom, elle l'avait entendu à de trop nombreuses reprises dans la bouche de Mhùron. Doucereux. Ironique. Mais porté par la voix de l'elfe, il semblait avoir un autre sens, il sonnait plus juste. Plus beau. Il avait quelque chose de doux, de profond, mais, surtout, de sincère.
— Je t'ai vu échanger avec la maîtresse de Mhùron. Elle t'a donné quelque chose, mais je n'étais pas sûr de savoir quoi avant de te voir boire. Si jamais je mets la main sur cette Sass'Olack...!
Au centre de son brouillard, Euridice sourit. Tahis, si tempéré, ne jurait jamais. Et lorsqu'il le faisait, il utilisait l'Arcandien ancien pour d'alléger ses propos. Mais au ton qu'il venait d'employer, crachant presque l'insulte, elle devina que cette dernière était, de loin, la plus dure de son vocabulaire.
Au creux de son ventre, la fournaise lui laissa juste assez de répit pour qu'elle reprenne ses esprits. Le voile qui recouvrait ses yeux se leva et les traits fins de Tahis envahirent sa vision. Ses nattes blondes et perlées encadraient son visage à l'expression inquiète. Il avait peur pour elle et cela transparaissait dans sa manière de la tenir dans ses bras. De la blottir contre son torse comme un objet fragile, cassant. Comme si, à chaque instant, son corps de porcelaine pouvait se briser en mille éclats scintillants.
Ils avaient pourtant si mal commencé... Ils s'étaient tant haïs l'un l'autre...
— E...est-ce que tu... m'aimes, Tahis ?
Les yeux de l'elfe s'agrandirent de surprise. Décidément, Euridice était toujours là où on ne l'attendait pas. Avalant sa salive, il préféra répondre par une question :
— Pourquoi ?
— J'aimerais le... savoir avant... avant de mourir.
Les doigts de Tahis frôlèrent sa joue, écartant une mèche collée par la sueur. Il s'y attarda un instant, puis lui sourit.
— Tu ne vas pas mourir.
La stupeur écarquilla, cette fois, les yeux de la jeune femme.
— Mon ventre..., commença-t-elle avant de se rendre compte que la douleur si aiguë s'était muée en quelque chose de plus sourd, moins intense. Elle était toujours présente, mais soutenable.
Une interrogation lui brûlait les lèvres. Elle les mordit, et se lança.
— Et le bébé ?
Une lueur plus sombre brilla dans les prunelles de l'elfe. Il secoua la tête.
— Je ne sais pas.
Euridice aurait cru que l'annonce de la mort probable de l'enfant de Mhùron gonflerait son cœur de joie, mais il n'en était rien. Elle se sentait vide. Ni heureuse ni triste. Après tout, elle ne l'avait pas réalisé avant, mais c'était aussi son enfant.
— Je ne sais pas si mon sang suffira à le sauver, continua Tahis.
— Ton sang ? Tu m'as fait boire... de ton sang ?
— Tu es liée à moi, Më dwiiyr. Tu es donc plus résistante, et mon sang peut accélérer ta guérison. Ma reine peut être discutable dans sa manière de faire, mais il y a toujours une bonne raison dans chaque pion qu'elle avance. (Euridice haussa un sourcil, peu convaincue. Dalaryss n'en restait pas moins un être détestable à son humble avis.) Tu pensais que les vampires avaient le monopole des tours de passe-passe sanguinolents ?
Elle sourit faiblement, trop épuisée et souffreteuse pour pouvoir en faire plus.
— De l'humour ? Je suis impress...
Une salve de douleur l'empêcha de poursuivre. Elle se recroquevilla sur elle-même et Tahis resserra ses bras autour de son corps, la berçant en attendant que la crise passe.
Au bout d'un long quart d'heure, haletante, elle reprit :
— Tu dois me... prendre pour un monstre.
Comprenant ce qu'elle voulait dire, il répondit, en lui caressant les cheveux :
— Non. Tu n'es pas un monstre. Tu as fait un choix. Peut-être l'un des plus difficiles en ce monde. Mais sache que... si l'enfant survit, je... j'aimerais...
— Quoi ?
Ne sachant pas comment exprimer ce qu'il ressentait, il changea de stratégie.
— Est-ce l'idée d'être mère qui te fait peur, ou celle que notre ennemi soit le père de ton enfant ?
Elle grimaça, portant ses mains à son ventre et les y posa.
— Les deux, je suppose.
— Alors, laisse-moi prendre sa place.
Euridice tourna brusquement la tête. Leurs visages, désormais, à quelques centimètres à peine, elle pouvait sentir son souffle sur sa bouche. Ses yeux plongés dans ceux de Tahis, elle y lut la réponse à la question à laquelle il n'avait pas répondu, plus tôt : ce qu'il ressentait pour elle.
Une réelle affection. De l'amour même, peut-être...
Mais, elle, on ne lui avait jamais appris à aimer. Au contraire. On lui avait inculqué que seule la solitude avait le pouvoir de la maintenir en vie. Elle ne s'était attachée qu'à trois personnes dans sa courte vie. Son maître, Vania, et Annabelle. Sa sœur d'âme avait été facile à aimer. Elle était à la fois innocente et désabusée. Douce et aiguisée. Comme le plat et le fil d'une lame. Tout à fait ce qu'appréciait Euridice. Vania... il avait toujours été là pour elle. Dans les meilleurs ou les pires moments. Après tout, ils avaient été élevés ensemble. Quant à son mentor. Il... Elle ne préféra pas y penser, replongeant son regard dans celui, en attente de Tahis.
— Il ne te laissera pas faire.
— Nous le tuerons, Euridice. Est-ce qu'un mort à son mot à dire ?
— Plus facile à dire, qu'à faire. Aurais-tu un plan machiavélique et génial pour nous faire sortir d'ici ?
L'elfe hocha la tête.
— J'y travaille. Mais pour le moment, tu dois reprendre des forces.
Elle acquiesça du menton.
— Qu'est-ce que Më dwiiyr, veut dire ?
Tahis parut gêné. Portant une main à sa nuque, il la massa en soupirant.
— En langue commune, ça n'a pas d'équivalent. C'est assez dur à expliquer...
Sentant qu'il ne souhaitait pas s'étendre, elle mit fin à son calvaire.
— Tu m'expliqueras plus tard. Pour le moment, j'aimerais savoir si mes jambes me portent encore. Tu veux bien m'aider ?
Avec un sourire, il acquiesça. Lorsqu'elle se redressa, grimaçante, il l'aida à se relever avec d'infimes précautions. La douleur était encore présente, et elle se sentait vidée comme à la fin d'un entraînement. Alors qu'elle se mettait debout, ses genoux cédèrent sous elle, la renvoyant dans les bras de Tahis.
— Si je propose de te porter jusqu'à ta chambre, tu y verras de ma part, une manière de te rabaisser dans ta condition de femme forte et indépendante, où je peux tenter ma chance ?
— Non, non, murmura-t-elle en enfouissant son nez dans la nuque de Tahis. Amène-moi. J'ai... j'ai besoin de repos. Et... d'oublier.
Il passa un bras sous ses genoux et la prit dans ses bras. Lorsqu'elle reporta son attention sur lui, ses yeux verts brillaient d'un mélange de regret et de souffrance physique.
— Tu ne leur diras pas, n'est-ce pas ? (Il secoua la tête, comprenant qu'elle parlait de leurs compagnons.) Pas même à Annabelle. Je ne veux pas être jugée. Je ne veux pas me sentir coupable. Pas plus que je ne me sens, maintenant.
Elle baissa les yeux, et tout ce qu'elle avait gardé enfoui en elle depuis des semaines franchit la haute digue qu'elle avait érigée afin de se protéger. Des larmes silencieuses coulèrent le long de ses joues. Tahis détourna les yeux afin de lui laisser une part d'intimité. Il observa le soleil continuer sa course dans le ciel et s'élever vers le midi. L'herbe se courber sous les bourrasques de vent, tandis que celui-ci secouait les larges feuilles du chêne-argent au-dessus de leurs têtes. Il écouta une famille de hérissons traverser la pleine pour rejoindre leur terrier à une dizaine de mètres d'eux. Deux écureuils se chamailler les derniers glands de la saison. Les sanglots d'Euridice se tarirent peu à peu. Il perçut ses battements de cœur, résonnant contre sa propre poitrine. Il attendit qu'ils ralentissent pour se mettre en route.
Il leva un pied. S'arrêta net, l'oreille tendue.
Une boule d'espoir enfla derrière ses côtes.
— Euridice ?
— Mhmmm ? répondit l'Algaël, le visage toujours caché dans sa nuque.
— J'entends son cœur battre.
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