Chapitre Neuf (Bis), La Mort Rouge
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— Je vais te raconter une petite histoire, et tu vas ouvrir grand tes oreilles, se contenta de répondre Silla.
Un claquement de doigts, et les gardes disparurent derrière la porte de métal, gardant l'entrée et leur laissant un peu d'intimité.
Tillian se demanda s'ils ne pourraient pas en profiter pour tenter... Non, tant que leurs dispositifs seraient en place, ils ne pourraient rien contre Mhùron.
Le roi s'écarta ensuite du puits, et se rapprocha de sa fille. Du bout du majeur, il lui caressa doucement la joue, l'embrassa sur le front, puis se détourna pour de nouveau faire face aux deux princes.
— Pourquoi penses-tu que j'ai créé la Mort Rouge, Tillian ? Pourquoi ces raids contre tes villages côtiers ? Pourquoi cette volonté de faire plier ton Royaume ? Ta mère ?
Le jeune homme recula de quelques pas, emportant son frère avec lui. Il ne voulait plus voir ces corps à l'agonie. Les entendre supplier et gémir était déjà bien au-delà de ses forces.
— Tes raisons m'importent peu. Ce sont tes actes, les seuls juges. Des actes barbares et sans fondement.
— Tu ne veux donc pas savoir ? C'est dommage, j'allais vous raconter une merveilleuse histoire d'amour.
Les jumeaux restèrent muets, les râles résonnant à leurs oreilles.
— Bon, je me lance ! (Silla Mhùron se tourna vers sa fille) Écoute bien, ma princesse, c'est une histoire que je ne t'ai jamais racontée, mais dont tu es l'aboutissement.
« Il était une fois, un jeune prince de tout juste quinze ans qui alla passer une année dans un Royaume voisin afin d'apprendre les ficelles de son futur métier au côté de puissants souverains. Il faut savoir que de telles traditions étaient monnaie courante à l'époque entre ces deux Royaumes alliés. Mais passons.
« Le roi et la reine avaient une fille de deux ans son aînée. Cette jeune princesse s'appelait Louve. Louve Elanora Roy'Quin.Vous voyez de qui je parle, n'est-ce pas, les garçons ?
Tillian et Gelt, le visage fermé, se contentèrent de plisser les yeux.
— Bien, reprit Mhùron en faisant le tour de la trappe, bien. Cette princesse, en plus d'être belle à s'en damner, était aussi une fabuleuse magicienne, et le jeune prince de ce Royaume voisin en tomba immédiatement et irrémédiablement amoureux.
« Après quelques mois à lui faire une cour acharnée et passionnée entre deux leçons, elle succomba et tomba à son tour amoureuse du garçon. Ils se promirent mille amours. Ils se jurèrent fidélité et l'union, par leur propre mariage futur, de leurs deux Royaumes si riches et prospères.
Mhùron fit une pause dans son récit, ses poings serrés, crépitaient d'une magie contenue. À ce moment-là, Tillian comprit réellement que ce jeune prince tombé amoureux de sa mère n'était autre que Mhùron lui-même.
Alors c'était cela ? Ce bâtard dégénéré avait créé la Mort Rouge afin de se venger d'un vague amour de jeunesse ? Comment pouvait-on être assez fou pour en venir à de telles extrémités ?
— Ma mère vous a rejeté pour s'unir à mon père et vous vous êtes vengé des années plus tard, ruminant votre orgueil blessé ?! Vous n'êtes qu'un...
Soudain, Tillian sentit une pression sur sa gorge et ses mots refusèrent obstinément d'en sortir comme coincé par l'air devenu trop dense.
Mhùron n'avait pas eu besoin d'incanter, il avait seulement levé l'une de ses mains.
— Pas exactement, mon filleul. Pas exactement.
Il jeta un coup d'œil à Gelt qui, immobile, semblait vouloir plonger ses ongles dans sa propre chair, et s'en détourna, revenant à son récit.
— Nous passâmes une année merveilleuse. Louve ne cessait de m'éblouir un peu plus chaque jour. Rien ne semblait trop dur pour elle. Politique intérieure et géopolitique. Stratégie militaire. Tactique. Magie de guerre, de guérison. Étiquette et savoir-vivre. Histoire. Diplomatie... Elle savait même comment me rendre fou d'amour et me faire languir de ses charmes. Près de douze mois après mon arrivée, alors qu'il ne nous restait qu'une semaine avant que je ne dusse rentrer à Ombria auprès de mes parents, elle m'accorda enfin sa main, et l'accès à sa couche.
« Le lendemain de notre nuit ensemble, main dans la main, nous étions sur le chemin pour annoncer à ses parents notre décision de nous marier et d'ainsi unifier les deux plus puissants Royaumes humains d'Arcandias. Nous avions des arguments imparables. Ils ne pourraient pas refuser.
Les yeux de Mhùron se tintèrent d'une lueur encore plus sombre que le noir de ses iris.
— Nous avions tort, lâcha-t-il avec une amertume qui ne paraissait pas s'être estompée avec les années. Nous étions jeunes et ignorants à l'époque. Même ma Louve n'avait pas réussi à prévoir ce qui allait se passer ensuite. Car lorsque nous sommes entrés dans la salle du trône, un jeune bellâtre arrogant de cinq ans mon ainé, s'était déjà vu promettre la main de ma douce Louve. Drake Selenn O'Elh, fils de Gallan Selenn O'Elh, l'homme qui s'opposait depuis des années à la montée sur le trône des Roy'Quinn par des attentats meurtriers et des actes barbares à l'encontre de leurs partisans.
« J'ai lutté bec et ongles pour faire entendre raison au roi et à la reine, mais de leur point de vue, l'union de deux Royaumes amis ne valait pas autant que la réunion de leur propre Royaume et la fin de conflits centenaires. Je fus donc renvoyé chez moi, la queue entre les jambes et le cœur en miette. Car ma Louve, comprenant les intentions de ses parents, avait, elle aussi, fini par suivre sa raison. Elle m'a trahi, m'a oublié. Elle a fondé une famille heureuse. Elle est même tombée amoureuse de son roi. Et l'ultime affront fut, une année plus tard, de me demander de devenir le parrain de son fils.
« J'ai accepté. J'ai fait des courbettes. J'ai gardé ma rancœur, certain qu'un jour, je réussirai à lui faire payer. Cinq ans plus tard, j'épousais ta mère Eleon, et elle m'offrait le plus beaux des cadeaux.
« J'ai créé la Mort Rouge pour affaiblir le Royaume de Louve. Pour l'occuper d'un côté pendant que je préparais ma revanche dans l'ombre.
— Et les raids ? lança Tillian à brûle-pourpoint.
Mhùron haussa les épaules.
— N'avais-je pas le droit de me distraire, et, par la même occasion, de distraire mes troupes ?
— Vous êtes fou !
— C'est ce que l'on dit, oui.
Il y eut un nouveau silence, pesant. Entrecoupé de cris d'agonie. Gelt, qui n'avait plus prononcé un mot depuis le début du récit, son corps tremblant et écumant de rage, ouvrit la bouche :
— Fermez la trappe, lança-t-il, les dents serrées. Je ne supporte p...
Mhùron avança d'un pas, le coupant, sa cape pourpre claquant derrière lui.
— Tu ne supportes plus, demi-prince ? Tu ne veux plus les entendre geindre ? Décidément, tu n'as vraiment rien d'un souverain. Un vrai monarque fait passer son peuple avant ses propres désirs ! Ferme donc cette trappe, toi-même !
Gelt resta obstinément figé. Après un moment, il reprit la parole :
— C'est votre peuple qui a décidé de créer la Mort Rouge... ou vos désirs égoïstes ?
D'abord décontenancé par tant d'aplomb, le roi éclata ensuite d'un grand rire tonitruant.
— Mhmmm, fit-il appréciateur après avoir repris contenance. Tu n'es pas si demeuré que ça, finalement.
Gelt enfonça un peu plus ses ongles dans sa peau. Dans son corps, tournant en rond, son loup grondait férocement. Mais bridé par le dispositif sur la poitrine de son humain ne pouvait rien faire d'autre que d'attendre. Attendre son heure. Car, il en était certain, elle viendrait. Qu'il faille attendre deux heures ou cent ans.
— Vous avez tué mes parents.
Encore une fois, Silla parut un instant surpris.
— Tu parles de ce soldat et de sa femme ? Ceux qui t'ont recueilli alors que ton père, cet homme bon et loyal, avait demandé que l'on t'exécute ? Oui, le capitaine Say'On m'a raconté. Navré qu'ils aient été un dommage collatéral...
— UN DOMMAGE COLLATÉRAL ?! hurla Gelt, se propulsa en avant, prêt à déchiqueté Mhùron à mains nues.
Si son loup ne pouvait pas sortir les crocs, c'est l'humain qui le ferait.
Mais Tillian s'interposa. Le calma de sa voix grave, de ses paroles réconfortantes. Il n'avait pas besoin de mourir maintenant dans un accès de rage. Mhùron payerait un jour.
Lorsque Gelt eut promis qu'il ne tenterait rien au risque de voir son cœur imploser, Tillian se retourna vers Silla qui les fixait tous deux avec un intérêt renouvelé. Comme un enfant regarde une fourmilière à travers une loupe, juste avant d'y mettre le feu. À côté de lui, Eleon ne semblait pas bouleversée par ces révélations. Elle suivrait son père, quelles que soient ses motivations initiales.
— Pourquoi nous raconter tout cela ? Pourquoi nous gardes-tu en vie ?! Qu'est-ce que cela t'emporte donc ?
— Quelle étrange question, mon filleul ! Tu préférerais donc mourir ?
Tillian se renfrogna.
— Dis-moi, seulement, ce que tu comptes faire de nous.
Silla sembla réfléchir, mais en réalité, il savourait l'instant. Il prenait plaisir à faire tourner en bourrique le fils de Louve. Celui qu'il aurait dû avoir avec elle.
— Tu vas épouser ma fille, enfin ! N'est-ce pas prévu depuis des décennies ?
L'expression de Tillian se fit sincèrement surprise. Ses yeux reflétaient un mélange confus d'intrigue et de stupeur. C'est Gelt qui répondit à sa place :
— Comment pouvez-vous penser, ne serait-ce qu'une seule seconde que mon frère épousera votre fille ?! Après ce que vous nous avez fait ? Après que vous nous ayez dévoilé votre infecte vendetta contre notre mère ? Vous êtes vraiment aussi fou qu'on le dit.
Les doigts de Mhùron caressèrent la pierre ronde pendue à son cou dont les reflets sanguins donnaient une teinte vermeille à sa peau brune.
— Lorsque Misia Lo Gaï sera mienne, il n'aura pas le choix, mon jeune chiot. Oh non... (Il se tourna vers Tillian) Tu prendras ma fille comme épouse, et tu t'en feras une joie. Lorsque vous serez mariés, Eleon deviendra reine à la place de Louve. Et je récupérerai ce Royaume que l'on m'avait promis.
Mhùron fit un signe au gardien, qui se tenait immobile et en retrait, et ce dernier referma la trappe. Il inonda une nouvelle fois l'air d'arabesques et la subtile pression qui enveloppait la salle s'évanouit soudain.
— Assez discuté. Rentrons, annonça Silla Mhùron en se dirigeant vers la sortie où son escorte l'attendait.
Gelt avança de deux longues enjambées et tendit un bras devant lui. Alors qu'Eleon se détournait à son tour, afin de suivre son père, une poigne douce lui enveloppa le poignet. Les yeux baissés, elle riva son regard sur cette grande main au teint légèrement hâlé et aux doigts calleux à force d'entraînements armés. Le pouce, lentement, dessina un cercle sur sa propre peau sombre, la caressant comme un objet fragile, s'y posant à peine plus longtemps que les ailes d'un papillon. Le mouvement était hypnotique, beau. On ne l'avait jamais caressée ainsi. En tout cas, pas depuis longtemps. À ses narines, le parfum doux de sa mère s'éleva, l'enveloppant dans son voile rassurant. Pendant de brèves secondes, elle se sentit aimée, en sécurité. Son poignet paraissait si fragile dans cette main de guerrier. Une seule torsion, et il se serrait brisé en mille éclats. Cette pensée, elle n'aurait pas dû l'avoir, mais on l'avait façonnée ainsi. Son père l'avait façonnée ainsi. Un parfait petit soldat à la magie destructrice. Une bombe à retardement qu'il gardait précieusement pour le jour où viendrait ce mariage qu'il espérait tant. Et la Grande Guerre qu'il engendrerait. Car Alouan ne se laisserait pas faire.
Le sentiment de sécurité et de bien-être qu'elle ressentait au contact de cette peau rugueuse s'égrena soudain jusqu'à ne plus ressembler qu'à un écho si mince, si lointain. Trop idyllique.
Elle leva les yeux, bien loin au-dessus de sa tête, et plongea ses prunelles d'un noir presque d'encre dans celle d'un marron chaud de Gelt. Des yeux qui lui rappelaient ceux de sa mère, la si belle et si gentille Mora. Ils avaient la couleur du chocolat chaud et en avaient la douceur. Mais dans cette chaleur si accueillante, elle décelait aussi une fêlure. Et cette brèche, c'est elle qui l'avait ouverte. Refusant de continuer à regarder ce qu'elle avait détruit – encore –, elle baissa de nouveau les yeux. Son poignet était toujours pris dans l'étreinte de Gelt et elle l'en retira d'un mouvement brusque. Il avait été stupide de lui faire confiance. C'était de sa faute à lui, pas de la sienne. Elle refusait de se sentir coupable.
— Tu n'es pas comme lui, Eleon.
Les sourcils blancs de la jeune femme se froncèrent et elle fit la moue.
— Qu'en sais-tu, tu ne me connais pas !
Il secoua la tête, malheureux.
— Apparemment pas. Je ne connais pas la garce capricieuse et manipulatrice qui se cache dans l'ombre de son père. Ce n'est pas d'elle dont je suis tombé amoureux.
Les mots du jeune homme lui transpercèrent la poitrine aussi sûrement que s'ils avaient été faits d'acier. Mais elle les ignora, sa langue en guise de bouclier, elle lança d'un ton dur :
— Tu aimes à sens unique, pauvre idiot. Je ne serai jamais une alliée.
Et sur ses mots, elle se retourna, sublime dans sa tenue sang et or.
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