Chapitre Dix-neuf, Ou la certitude qu'il ne faut pas contrarier une future mère

***

Allongée sur un large banc de pierre, le corps recouvert d'une épaisse couverture de laine afin de ne pas sentir la morsure du froid, Annabelle écoutait – attentive - des battements de cœur. Son ouïe affinée par son don pouvait en distinguer deux. L'un était puissant et régulier, l'autre était plus ténu, mais galopait à la vitesse d'un cheval fougueux. Malgré son hörr qui l'empêchait d'utiliser sa magie d'Algaël à sa pleine puissance, elle gardait cet instinct félin et les réflexes acquis lorsqu'elle était entrée dans la guilde ; ils faisaient, sans doute, trop partie d'elle pour que la machine ne lui entrave en totalité. À quelques mètres au-dessus de sa tête, les branches d'un marronnier faisaient bruisser doucement ses feuilles et ses bogues, jouant avec la bise et dansant avec les rayons de soleil qui apparaissaient par taches lumineuses sur la peau de la jeune femme, réchauffant son corps immobile.

Annabelle se sentait apaisée. Elle ne l'avait pas été depuis de longues semaines et elle voulait que cet instant de paix reste gravé dans sa mémoire. Elle ferma les yeux et écouta plus attentivement les battements qui se mêlaient, en un roulement hypnotique et reposant, à sa respiration régulière.

Une main vint se poser sur sa tête, lui caressant doucement les cheveux et entremêlant entre ses doigts ses boucles blondes. Le léger renflement qu'elle sentait sous sa joue était encore invisible à l'œil nu, mais l'apprentie Algaël savait qu'il renfermait un trésor. La promesse d'un avenir moins sombre.

— Comment vas-tu l'appeler ? demanda-t-elle, un sourire bienheureux illuminant son visage.

Au-dessus d'elle, Euridice souffla. Annabelle ne pouvait pas la voir, mais elle savait que le nez de son amie était froncé dans un mélange d'exaspération et d'ennui.

— On en a déjà parlé, Anna. Je ne veux pas lui donner de nom. Ce serait...

— ... Trop réel ? demanda-t-elle, finissant la phrase de son mentor et se redressant.

Les sourcils froncés, elle mit dans son expression toute la réprobation qu'elle ressentait, mais qu'elle avait gardée pour elle jusque-là.

— Ne me regarde pas comme ça, gronda Euridice. Ce n'est pas parce que j'ai accepté de garder le bébé que je suis prête à lui donner un nom. Tu le sais.

— Et qu'en pense Tahis ?

— Tahis ? Qu'a-t-il à voir là-dedans ?

Annabelle leva les yeux au ciel. Au-dessus d'elle, les nuages s'amoncelaient, annonçant l'orage.

— Bah... Bande-toi les yeux, voile-toi la face tant que tu veux. Tu sais très bien ce que je veux dire.

— Mmmf.

Annabelle se rallongea dans sa position initiale : la tête posée entre le ventre et l'aine d'Euridice. Elles restèrent un long moment immobiles et silencieuses avant qu'Euridice ne craque.

— Je m'ennuie​.

— Tiens donc... Moi qui pensais que, pour un Algaël, la patience était une clef qui ouvrait toutes les portes...

— Tu as fini de retourner tous mes enseignements contre moi, saleté ?

Annabelle ouvrit la bouche, d'articulant une nouvelle répartie bien sentie, mais ne laissa échapper qu'un couinement pitoyable lorsque la jeune rousse la poussa de ses deux mains, la faisant basculer par-dessus le banc. Enroulée et prisonnière de la couverture, elle s'empêtra dedans et roula dans l'herbe fraîche. Se redressant, elle moulina bravement des bras afin de sortir de sa prison de laine tandis qu'Euridice riait aux éclats, les mains pressées sur son ventre tant ses côtes étaient contractées par son hilarité.

— On dirait un bébé phoque qui essaye de remonter sur la terre ferme !

— Bébé phoque ? s'offusqua-t-elle en émergeant vaillamment. J'vais t'en donner, moi, du bébé phoque ! Je te rappelle que ce n'est pas moi qui, dans quelques mois, sera si grosse qu'elle ressemblera à une baleine échouée.

Euridice, mi-outragée, mi-hilare essuya ses yeux larmoyants.

Enfin libérée de sa couverture, Annabelle bondit sur ses pieds, la mine sombre et les yeux fendus d'anticipation. Au coin de sa lèvre, un sourire essayait de passer son masque offusqué, mais elle le contint, concentrée.

Le temps se suspendit entre les deux Algaëls. D'un point de vue extérieur, elles se fixaient, immobiles, presque nonchalantes. Pour leurs yeux à elles – affûtés par les entraînements - chaque muscle de l'adversaire était contracté, prêt à l'attaque. Leur regard alerte, à l'affût du moindre signe, du plus petit tremblement qui ferait pencher la balance et renverserait le statu quo. Elles étaient tendues à l'extrême, tant que l'on aurait pu fendre l'air en deux.

Puis l'équilibre fut rompu et Annabelle se rua sur Euridice.

La jeune rousse évita l'assaut en passant ses longues jambes par-dessus le banc et courut jusque derrière le tronc du marronnier. Annabelle sauta à son tour au-dessus de l'assise de pierre et s'arrêta à quelques pas du tronc d'arbre derrière lequel Euridice l'attendait avec un sourire entendu. Les mains posées à plat sur l'écorce rugueuse, elle ne laissait passer que sa tête. Ses yeux pétillèrent de malice.

— Et si l'on pariait de qui, de la baleine ou du bébé phoque, gagne ce combat ?

— Tenu ! Prépare-toi à pleurer ta défaire, gros cétacé !

Annabelle se jeta en avant, mais, lorsque ses doigts se refermèrent, ce fut dans le vide – Euridice ayant déjà disparu derrière l'arbre dans un rire de gorge. Sa voix retentit, moqueuse :

— Eh bien ? Ne t'ai-je donc rien appris durant cette année à mes côtés ?

Annabelle déboula de l'autre côté du tronc, mais Euridice ne s'y trouvait plus. Pas à pas, elle en fit le tour afin de s'assurer qu'elle ne la prendrait pas à revers.

— Tu m'as appris à faire face à l'adversaire. Pas à te cacher derrière un arbre comme une petite fille.

Lorsqu'elle revint bredouille à son point de départ, elle regarda autour d'elle. Aucune trace de l'Algaël. La voix d'Euridice était toujours proche, mais semblait venir de tout côté, portée par les bourrasques en train de se lever. Le hörr l'empêchait d'utiliser son don, alors comment faisait-elle pour disparaître ainsi ?

— Toutes les techniques sont bonnes pour gagner, Anna.

— Une belle leçon sur l'honneur, grogna-t-elle, frustrée.

— L'honneur est une notion surfaite, apprentie. Les morts sont enterrés avec. Mais à quoi cela leur sert-il ?

Annabelle médita cette réponse tandis qu'une goutte lui tombait sur le nez. Elle l'essaya et contempla ses doigts humides. L'orage venait d'éclater, faisant passer la pluie à travers les feuilles du marronnier. Dans son esprit, une étincelle s'alluma. À force d'avoir le nez collé au sol, elle n'avait pas pensé à le redresser et, ainsi, ouvrir son champ des possibles. C'est ce qu'Euridice lui apprenait depuis des mois : ouvrir les yeux. Alors qu'elle les levait vers les premières branches du marronnier, certaine d'y trouver son amie - perchée et souriante - Euridice se laissa tomber, la propulsant lourdement au sol. Assise à califourchon sur son apprentie à moitié sonnée par le choc, elle lui sourit gentiment.

— Tu portes encore tes œillères. Ton cerveau doit être capable d'analyser toutes les solutions possibles dans un laps de temps très restreint. Ça peut te sauver la vie.

Annabelle se redressa en gémissant et Euridice s'assit à côté d'elle. Désormais, l'abri de l'arbre n'était plus suffisant pour arrêter la pluie qui tombait dru, mouillant leurs vêtements.

— Moi qui pensais que nous étions en train de nous divertir. Tu en profites pour glisser un entraînement, l'air de ne pas y toucher ?

— Je t'ai délaissée ces derniers temps. Je n'ai pas été à la hauteur de mon rôle de mentor.

Avant que la belle rousse baisse les yeux au sol, s'attaquant à une touffe d'herbe qui aurait préféré être ailleurs, Annabelle aperçut dans son regard une ombre. Un sentiment d'impuissance qui grignotait peu à peu sa joie de vivre.

— Euridice..., commença-t-elle d'une voix douce. Tu m'as protégée, tu m'as sauvée quand j'étais en train de mourir dans cette cellule putride. Tu as sacrifié ton amour-propre. Pour moi. Tu n'aurais pas pu me prouver d'une plus belle façon que tu tenais à moi. Tu n'aurais pas pu être un plus bel exemple. (Euridice releva les yeux et Annabelle mit tout l'amour qu'elle ressentait pour elle, dans ses prunelles brillantes d'émotion.) Je n'ai jamais regretté de t'avoir suivie. Et quoi qu'il arrive. Et même si je dois mourir entre ces murs, je ne le regretterai jamais. Tu m'entends ? Jamais. Tu es ma sœur.

Alors que les bras avides d'Euridice se refermaient sur elle dans une chaude étreinte, elle ferma les yeux. Savourant le contact d'un être qu'elle aimait et qui l'aimait sans condition et sans faillir. Une minute plus tard, lorsque son mentor s'éloigna, les yeux humides, elle sourit de toutes ses dents.

— J'exige une revanche !

Euridice retrouva son sourire en coin.

— Tu as perdu.

Elle leva les yeux au ciel.

— C'est tout le principe d'une revanche. J'ai perdu, mais je garde une chance de revenir et de gagner.

— ...ou de doublement perdre.

Annabelle donna un coup d'épaule à Euridice et bondit sur ses pieds. Son mentor en fit de même, jambes fléchies. Sans attendre de feu vert, se fendit d'un pas vers elle, poing en avant. Annabelle l'esquiva, renversant son buste vers l'arrière. Et alors qu'Euridice revenait à la charge, son poing se dirigeant vers les côtes d'Annabelle, une voix sirupeuse figea son geste, aussi sûrement que si elle avait été prise dans la glace.

— Comme c'est touchant..., grinça une voix dont ironie était si palpable qu'elle figea, cette fois, les deux Algaëls sur place. Regarde, Eleon. Deux petites filles qui jouent à chat.

Un rire bref lui répondit tandis qu'Annabelle et Euridice se retournaient afin de prendre la pleine mesure des deux personnages qui se trouvaient devant elles.

Silla Mhùron et sa fille se tenaient droits et magnifiques, leurs longs cheveux blancs aux reflets argentés ondoyants derrière eux, mousseux et légers comme l'écume. Vêtus de pourpre, comme à leur habitude. La pluie ne semblait pas les atteindre, gardant leurs vêtements au sec contrairement aux Algaëls trempées.

— Que fais-tu là, Mhùron ? lança Euridice.

— Ah, ma douce. Pourquoi tant de glace dans ta voix ? Ne puis-je donc pas me promener dans le parc de mon château, sans que tu doutes de mes intentions ?

— Tu ne fais jamais rien au hasard.

— C'est vrai. Mais pour cette fois, je plaide l'innocence.

Un sourire étira ses traits, contrastant avec ses yeux sombres et froids comme une nuit d'hiver.

— Ne t'ai-je donc pas explicitement ordonné de cesser toute activité qui pourrait mettre la vie de mon enfant en danger ?

Annabelle avança d'un pas, ses boucles distendues par la pluie. Elle posa sa main sur le poignet d'Euridice et répondit à sa place :

— Elle n'y est pour rien. J'ai insisté.

Comme elle, c'est Eleon qui répondit à la place de son père :

— Tu es à mon service, maintenant. Tu n'as pas à traîner dans le parc alors que des corvées t'attendent dans mes appartements !

Annabelle sut à l'instant où elle parla qu'elle n'aurait pas dû. Mais sa colère mue par son impuissance et sa frustration délièrent sa langue.

— Alors ça ?! La fille à papa à une langue et un cerveau indépendants du bon vouloir de son géniteur ? Quel choc !

À ses côtés, Euridice se contracta. Son corps se plaça d'instinct en avant pour la protéger.

— Comment oses-tu ? Stupide et grotesque petite sotte !

Malgré le regard d'avertissement dans la voix d'Euridice et les éclairs dans les yeux de la princesse, elle répondit une nouvelle fois avec insolence :

— Grotesque ?! De nous deux, qui irait se cacher dans les jupes de son père s'il en était pourvu ?

Sa pique fit monter le sang aux joues d'Eleon. Les poings de la princesse se serrèrent, s'illuminant de magie.

Et avant qu'elle ne puisse réagir, une boule d'air la cueillit au creux de l'estomac et la propulsa contre le tronc du marronnier derrière elle. L'addition des deux chocs lui coupa le souffle. Elle sentit une nausée envahir sa bouche tandis que, devant ses yeux, un voile opaque se tendait.

Péniblement, elle se redressa, ses yeux – elle l'espérait – gorgés d'effronterie.

— C'est tout ce que tu as ?! hurla-t-elle à une Eleon qui prévoyait déjà une nouvelle salve. Plus puissante.

Annabelle s'était préparée à l'affrontement et à la douleur. Un peu plus un peu moins, cela ne changerait pas grand-chose à sa vie, mais Euridice choisit de reprendre le flambeau et de titiller Eleon jusqu'à ce que sa magie enfle au point d'illuminer le parc malgré le ciel noir d'orage et l'atmosphère gorgée de pluie. Les yeux de la princesse étaient désormais rivés sur l'Algaël et brillaient de rage.

— Eleon..., gronda Mhùron tandis que sa fille l'ignorait.

Elle arma ses bras.

— Ne la touche pas, Eleon !

Mais la princesse mésestima l'ultime menace dans la voix de son père. Ses mains pulsant d'une magie destructrice, elle lança un éclair rougeoyant qui fendit le rideau de pluie et se dirigea droit sur Euridice.

Sa vision redevenue assez nette pour pouvoir suivre l'action, Annabelle hoqueta. Euridice avait voulu la protéger malgré sa stupidité. Qu'avait-elle fait ?

Euridice ne bougea pas. Avec ses réflexes d'Algaël, elle n'aurait eu aucun mal à éviter le rayon, mais Annabelle se trouvait derrière, et si elle avait bougé, c'est son apprentie qui aurait reçu la magie de plein fouet. Le cri d'effroi qui sortit de la bouche d'Annabelle lorsque l'éclair toucha Euridice, lui arracha la gorge. L'action n'avait duré qu'une poigné de secondes et pourtant chaque infime moment paraissait s'être distendu vers l'infini, permettant à Annabelle de prendre toute la mesure de ce qu'elle avait fait. À travers les gouttes de pluie glacée qui inondaient son visage, elle sentit la chaude humidité de ses propres larmes.

Le corps d'Euridice reçut la décharge mortelle de face.

Elle vacilla - déséquilibrée par le choc - mais resta campée sur ses pieds. Sa peau se mit à scintiller tandis, qu'aux visages hébétés de Mhùron et de sa fille, on sentait bien qu'elle n'aurait jamais dû en réchapper. L'éclair aurait dû la carboniser.

C'est Silla qui, le premier, réagit. Il se tourna vers sa fille, le visage décomposé par la fureur, ses doigts crépitant d'une magie noirâtre et si épaisse qu'elle semblait collée à sa peau. Eleon se retourna à son tour vers lui, les yeux exorbités. Elle savait qu'elle allait regretter son geste. Que l'objet de sa colère soit encore en vie importait peu aux yeux de Mhùron. Elle tomba à genoux en criant, le corps contracté à l'extrême, comme si une nuée d'aiguilles s'enfonçait dans sa peau.

— Je t'ai dit de ne pas la toucher ! gronda-t-il d'une voix si grave qu'Annabelle la sentit vibrer dans ses os douloureux.

La main ouverte devant lui, tendue vers sa fille, et les doigts comme des serres, Mhùron augmenta la pression. Eleon hurla de plus belle, les mains plaquées contre ses tempes.

— Père... père..., je... vous en... supplie...

Les mains de la jeune fille s'illuminèrent faiblement, mais sa magie s'éteignit comme on souffle une mèche. Elle n'avait ni la force ni la concentration nécessaire pour riposter. Toute son attention était focalisée sur la douleur. Une douleur si dense, si intense qu'elle lui broyait petit à petit les os du crâne. Sa peau semblait plongée dans un bain d'huile bouillante, ses yeux exorbités étaient injectés de sang et aucun de ses membres ne lui répondait.

— Personne ne me désobéit, Eleon ! Personne !

Cette fois, la princesse s'écroula, le visage vers le ciel, la pluie inondant désormais sa peau cuivrée tandis que le roi restait toujours imperméable à l'orage. Son dos se cambra si violemment qu'Euridice crut entendre sa colonne craquer. Les doigts plantés dans la terre, elle continuait à hurler, la voix brisée.

— Vous allez la tuer ! cria Annabelle, qui s'était relevée et approchée d'Euridice - ne voulant en supporter plus.

Mais Mhùron ne l'entendait pas. Il ne l'écoutait pas, trop concentré sur sa fureur. Ses deux mains en l'air, il continuait à torturer sa fille. Annabelle agrippa le bras d'Euridice, le pressant jusqu'à lui faire mal.

— Euridice, fais quelque chose, murmura-t-elle, le visage hanté. On ne peut pas accepter ça...

L'Algaël s'avança d'un pas et hurla :

— Mhùron ! Arrête ! Elle va mourir ! TA FILLE VA MOURIR !

Le crépitement qu'elle sentit dans ses doigts, lorsqu'elle cria, lui fit baisser les yeux. Ses mains, illuminées, étaient baignées d'une douce lumière blanche, et avant de comprendre ce qu'elle faisait, poussée par l'instinct, elle les propulsa en avant. Une boule de lumière s'échappa de ses paumes et frappa Mhùron, qui fut projeté à deux mètres en arrière.

Eleon avait arrêté de crier.

Annabelle la rejoignit en courant.

Lorsque le roi ombrien se releva, son beau manteau de brocard souillé de boue et le charme qui empêchait la pluie de l'atteindre brisé, sa fureur avait laissé place à une profonde et sincère curiosité.

— Comment ?

Euridice, les yeux rivés sur ses paumes, ne répondit pas. Non seulement parce qu'elle n'avait pas la réponse à cette question, mais qu'elle ne le voulait pas. Son hörr aurait dû l'empêcher de s'en prendre à Silla Mhùron. Et surtout. Surtout. Elle ne possédait pas une telle magie.

Annabelle, ses gestes encore maladroits, se pencha sur une Eleon inconsciente et posa deux doigts sur son cou. Lorsqu'un faible battement lui répondit, elle soupira. Elle n'aurait pas dû être soulagée. Cette fille était l'un de ses ravisseurs. Elle était une ennemie qui se complaisait à faire souffrir les autres. Mais lorsqu'elle posa ses yeux sur ses traits si jeunes, si purs, elle ne put retenir un pincement au cœur. On ne devenait pas ainsi sans de l'aide. Et après la petite démonstration de torture que Mhùron avait opérée sur sa propre fille, elle comprenait mieux comment une si jeune femme pouvait être devenue si mauvaise.

— Elle est en vie, murmura-t-elle en tournant la tête vers Euridice.

L'Algaël hocha la tête et ses yeux emplis d'une fureur à peine contenue, se rivèrent sur Mhùron.

— Comment peut-on être assez cruel pour faire subir un tel sort à sa propre enfant ? Sa chair ?

— Elle m'a désobéi. Elle sait le châtiment que j'inflige à ceux qui me déchoient.

— Tu aurais pu la tuer !

Il haussa les épaules, chassant d'un geste négligent ses stupides inquiétudes.

— Aucun risque. Je ne serai arrêté.

— Tu es un monstre, Mhùron. Et tu vas mourir !

Euridice lança l'une de ses mains en avant. Le roi eut un mouvement de recul, ses bras se plaçant devant son visage dans un reflet purement défensif.

Mais rien ne se produisit.

Euridice regarda ses paumes comme elle l'avait fait la première fois. Mais cette fois, mêlée à la stupeur, il y avait un arrière-goût de déception. Pourquoi cela n'avait-il pas marché ?

Un sourire railleur et satisfait remplaça la peur que l'on pouvait lire quelques secondes plus tôt sur le visage de Silla Mhùron.

— Il semblerait que mon enfant ne souhaite pas ma mort...

Instinctivement, les mains d'Euridice se posèrent sur son ventre. C'était donc ça ? La magie qu'elle avait utilisée pour contrer Mhùron venait de son bébé ?

— Bien qu'il soit proprement impossible à un enfant non né d'user de magie et, qui plus est, en passant outre les barrières du hörr, il semblerait que mon héritier soit un être hors du commun. Cette puissance..., susurra-t-il en faisant rouler les mots sur sa langue comme s'il s'agissait d'un bonbon au miel. Il va devenir le magicien de plus puissant que ce monde ait connu.

— Père..., gémit une petite voix non loin de lui, interrompant ses délires prophétiques.

Le roi porta son attention sur sa fille qui, soutenue par Annabelle s'était remise sur ses pieds. Elle ouvrit la bouche, mais Mhùron la devança, son visage reflétant sa déception et son dédain.

— Retourne dans ta chambre. Je te verrai plus tard pour discuter de tout ça.

Eleon frémit et Annabelle ouvrit à son tour la bouche pour répliquer, mais la main que la princesse posa sur son épaule l'en dissuada. En une seconde, elle lut dans son regard toute sa détermination et sa force de caractère. Eleon s'écarta d'elle et se redressa. Ses membres et son menton tremblaient, mais elle les ignora.

— Bien père, fit-elle en soutenant les yeux noirs et furieux du roi.

Elle se retourna et s'éloigna en boitillant, les épaules carrées, malgré la douleur languissante qui fourmillait dans ses veines et son honneur brisé.

Ils la regardèrent s'éloigner avant que Mhùron ne rompe le silence. Les deux jeunes femmes croisèrent son regard brillant. Derrière lui, un éclair zébra le ciel. La pluie redoubla. Les trempant tous les trois jusqu'à l'os.

— Jusqu'à ce que l'anniversaire de ma fille ait lieu, tu es consignée dans ta chambre, ma Gardienne. Les seules visites qui te seront autorisées seront celles de mes médecins et de mes magiciens. Ils étudieront ton cas. Je ne laisserai plus rien au hasard. Je vous ai donné trop de liberté. Et cela pour quoi ? Pour que tu tentes de me tuer ?

Euridice ouvrit la bouche quand Mhùron fendit l'air devant lui d'un large mouvement de bras. Un fourmillement rampa sous sa peau et elle se retrouva ailleurs.

Un ailleurs qui avait l'exacte apparence de la chambre qu'elle occupait avec Annabelle dans le château du roi. Lorsqu'elle posa ses yeux sur le lit de son amie, elle sut que cette dernière ne viendrait plus dormir avec elle. Mhùron venait de changer de tactique. Désormais, il diviserait pour régner.


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