Chapitre Dix-Huit, Salamandre

***

Si l'on avait dit un jour à Tillian qu'il trouverait du réconfort dans une activité aussi simple et primitive que le jardinage, il aurait ri au nez de celui qui avait eu l'impudence d'avancer de telles imbécillités. Il l'aurait peut-être même fait enfermer un ou deux jours dans l'un de ses donjons, histoire de lui apprendre à tenir sa langue. Mais Tillian avait grandi. Il n'était plus le petit prince vaniteux qui pensait plus à retrousser des jupons qu'aux besoins de son peuple. Et il avait trouvé en cette activité rudimentaire, un exutoire. Car même s'il s'était très nettement assagi, il sentait encore en lui, formant une boule lourde et compacte au creux de son estomac, sa colère et son impétuosité. Comme son frère, depuis qu'il était coupé de sa magie, il percevait les grondements de son loup qui tournait en rond dans cette caverne sombre dans laquelle il était reclus et entravé. À moins d'une semaine d'une nouvelle pleine lune, il avait besoin de se changer les idées. Encore un mois sans pouvoir se transformer et il deviendrait complètement dingue.

Prenant la petite bêche à deux mains, il gratta avec énergie la terre durcie par le froid de la nuit précédente, déracinant les mauvaises herbes et y creusant de larges rigoles. Malgré le vent qui soufflait, ébouriffant ses cheveux et rougissant son nez, il avait le visage humide de transpiration. Passant une main sous son nez, il renifla bruyamment et reprit son labeur. Ce n'était pas une saison idéale pour les semis et les plantations, mais Tillian avait trouvé en cuisine quelques tubercules et racines qui supporteraient très bien de passer l'hiver en terre. Il piocha l'une des échalotes dans le panier que lui avait fourni la vieille cuisinière et l'enfouit dans la terre avant d'en recouvrir le bulbe.

— Qui aurait cru, un beau jour, voir l'héritier centralien - aussi imbu et égoïste qu'il soit - accroupi dans la boue, le visage recouvert d'humus, retourner la terre de ses mains ? demanda-t-on dans son dos. Eh bien... certainement pas moi.

Pour la forme, Tillian jeta un coup d'œil derrière lui, mais il savait déjà que la bouche en cœur qui venait de parler d'un aussi froid qu'ironique, appartenait à Marga.

Il lui adressa un sourire contrit.

— Un coup de main ne serait pas de refus, fit-il en retournant à son travail.

— Et salir cette si belle robe ?

Tillian laissa retomber sa bêche sur le parterre et tourna une nouvelle fois la tête vers son ancienne amante.

La jeune femme avait relevé ses longs cheveux bruns en un chignon dans lequel des chaînes en argent s'entremêlaient aux mèches, formant un réseau gracieux et scintillant. Sa robe, d'un bleu si sombre qu'il en semblait presque noir, moulait son corps mince du cou à la pointe de ses bottines vernies, modelant ses hanches fines et ses bras jusqu'aux poignets. Bien que sage, la coupe n'en était pas moins provocante, lui faisant comme une seconde peau, tant le velours était ajusté. Sur ses épaules, une fourrure de loup gris attachée par une broche de saphir la protégeait du vent. Ses joues étaient rosies par le froid.

La voir ainsi le ramena presque un an plus tôt, lorsque Marga, pleine de vie et d'innocence lui avait demandé s'il l'aimait tandis que, de ses lèvres une buée glacée s'échappait en fines volutes. Ce jour-là, s'il n'avait pas pensé à ses petits désirs égoïstes. S'il s'était préoccupé des sentiments de la jeune femme, peut-être que toute cette histoire n'aurait pas fini ainsi. Peut-être qu'elle serait restée la douce, la si jolie Marga avec sa peau de rose et son sourire timide.

Le sortant de ses pensées, elle tourna sur elle-même, lui donnant une vision d'ensemble de sa tenue.

— Tu es très belle, Marga.

Elle sourit, penchant humblement la tête en avant. Mais Tillian n'était pas dupe. Dans les yeux de la jeune femme brillaient satisfaction et orgueil.

Il se redressa, essuyant ses mains maculées sur son pantalon de coton.

— Je vous ai rarement vu si négligé, prince. Il ne faudrait pas que votre fiancée vous voie ainsi. Elle fuirait l'autel à toutes jambes.

— Qu'il en soit ainsi. Ça me libérera de l'un de mes fardeaux.

— La perspective d'un nouveau trophée dans votre lit ne vous met pas en joie ? demanda-t-elle, feintant la stupeur, une main sur son cœur. Mais qui êtes-vous ? Et qu'avez-vous fait de mon suzerain ?

— J'ai changé.

— On ne change pas, mon prince. On évolue.

Il haussa les épaules, s'avançant. Fouillant dans ses prunelles.

— Et toi, Marga ? As-tu tant évolué que tu laisserais un tyran dominer le monde ?

Elle ignora sa question et fit les derniers pas qui la séparaient de Tillian, posant une main légère sur son buste. Elle joua un instant avec le col de sa tunique et plongea ses yeux marine dans le regard triste du prince.

— Puis-je te poser une question ? demanda-t-il, sérieux.

Elle haussa les sourcils, la mine narquoise.

— Depuis quand demandez-vous la permission ?

Il se pinça les lèvres. Était-ce au contact de Mhùron qu'elle était devenue ainsi ? Ou avait-elle toujours eu cette part de noirceur dans son âme. Soupirant, il se lança :

— Les choses auraient-elles pu se dérouler autrement ?

— Quand ?

— Ce jour-là, dans les jardins Suspendus. Si j'avais dit...

— Peut-être. Mais il est trop tard.

Tillian lui caressa doucement la joue.

— Je me souviens d'une jeune femme douce et rêveuse, murmura-t-il. D'un cœur pur et des plus beaux yeux qu'il m'ait été donné de contempler. Où est-elle ?

Elle repoussa sa main.

— Et moi, je me souviens d'un homme capricieux qui n'hésitait pas à mentir et manipuler pour avoir ce qu'il voulait. Coucher avec moi jusqu'à ce que l'ennui finisse par le gagner.

— Je suis désolé, Marga. Sincèrement. Si je pouvais retourner en arrière...

— Mais vous ne le pouvez pas, mon beau prince. Et j'aime l'idée que cela puisse vous hanter jusqu'à la fin de vos jours.

Tillian lui prit les mains et les enveloppa dans les siennes, les montant à ses lèvres.

— Aide-nous, Marga. Je t'en conjure. Je te donnerai tout ce que tu veux.

— Un royaume ?

Le prince n'hésita pas une seule seconde.

— Oui. Tu pourras tout avoir. Moi, le Royaume central, le pouvoir.

Les yeux de la jeune brune brillèrent d'excitation et d'émotions. L'une de ses mains monta jusqu'au visage de Tillian, caressa sa joue, sa mâchoire carrée et contractée. Du pouce, elle essuya doucement la trace de terre sous son nez. Sans le quitter du regard, elle se jucha sur la pointe des pieds et il se pencha, approchant son visage de celui de Marga.

— Oh, Tillian...

— Marga..., souffla-t-il tandis que ses lèvres frôlaient les siennes. Que leurs souffles dansaient entre eux. Que leur baiser se rapprochait.

Passant une main derrière la nuque du prince, elle enfonça ses doigts dans la tresse qui maintenait ses longs cheveux en place. Puis son visage glissa, leurs joues se rasèrent jusqu'à ce que sa bouche se place tout contre son oreille dans un murmure.

— Je ne suis plus la jeune fille innocente d'il y a un an, mon amour. Et... tu n'es plus aussi bon menteur que jadis.

Lorsque Marga s'éloigna, interrompant leur échange, c'est un sourire entendu qui étirait ses traits et l'image d'une femme forte, sûre d'elle qui recula jusqu'à se retourner et s'en aller.

La bouche entrouverte, Tillian resta les bras ballants, entre stupeur et abattement. Autant pour son plan de faire flancher Marga et de la manipuler afin qu'elle les aide à s'échapper. Sortant de sa torpeur, il tendit une main.

— Marga !

Mais la jeune femme ne se retourna pas, s'éloignant d'un pas léger, presque guilleret.

Et alors qu'il amorçait un mouvement afin de la rejoindre, on l'appela. Le son, d'abord ténu, se fit plus pressant, plus désespéré. Il tourna sur lui-même, essayant de définir d'où pouvait provenir la voix. Et à qui elle appartenait. Il en trouva la source quelques secondes plus tard lorsqu'une silhouette s'arracha de l'ombre entre deux buissons aux feuilles brunies.

La femme qui s'avança d'un pas incertain comme si ses jambes n'étaient plus assez fortes pour la porter, était recouverte d'un mélange de boue, de feuilles et diverses brindilles et d'autres fluides que Tillian n'arrivait pas à discerner. Elle était souillée et trempée. Sa longue robe était déchirée jusqu'en haut des cuisses et il lui manquait un soulier. Elle avait vécu l'enfer, et cela ne se voyait pas que dans son apparence. Son regard était hanté et hagard. Un regard monochrome. Bleu lagon.

— Prin...prince ? articula une petite voix si éraillée que sa gorge ressemblait sans doute à du papier de verre.

— Syssana ?!

Sans répondre, l'aküanide s'arracha entièrement de l'abri procuré par les arbres et s'écroula en avant, sa main glissant sur tronc qui la maintenait debout.

Tillian l'attrapa de justesse avant qu'elle ne s'abatte sur le sol.

— Par tous les Dieux de la magie et des illusions, Syssana ! Est-ce que c'est toi ? C'est vraiment toi ? Tu... Tu es morte !

Les bras enroulés autours du cou du prince, elle secoua la tête.

— Je... vous ai... trouvé, bredouilla-t-elle avant de s'évanouir.

Tillian attrapa Syssana sous les genoux et la prit dans ses bras.

Regardant autours de lui, il s'assura que personne n'avait assisté à la scène et s'élança entre les arbres du jardin.

Lorsque Syssana s'éveilla près d'une heure plus tard, ce sont les grands yeux inquiets de Tillian qu'elle aperçut en premier. Puis les murs gris d'une chambre occupée par deux lits et enfin un plateau argenté sur lequel étaient disposés du pain, du fromage, des fruits et un godet rempli de vin.

— La vieille cuisinière qui fait trembler les marmitons m'a à la bonne. Mange et raconte-moi tout. Absolument tout.

Elle se redressa en grimaçant. Les doigts crispés sur son ventre, là où la robe déchirée et tâchée de sang laissait entrevoir une petite bosse bleutée où une plaie aurait dû se trouver.

Tillian tremblait d'impatience, mais il attendit en silence, se contentant d'observer l'akuänide lorsqu'elle but le vin à petites gorgées. Il ne voulait pas la brusquer et elle en avait grand besoin. Ses traits étaient si tirés et ses yeux si enfoncés dans ses orbites qu'elle ressemblait à un spectre. Et avant qu'on ne lui démontre le contraire, Tillian resterait sur cette idée fixe.

— Je ne me souviens que de bribes, répondit-elle en fronçant les sourcils et secouant la tête. Je me rappelle m'être réveillée dans une charrette. Une charrette pleine de cadavres...

Lorsqu'un frisson glacé la traversa de part en part et que ses yeux s'écarquillèrent de terreur au souvenir, elle passa ses mains sur ses bras, les pressant afin de se rassurer. Elle tremblait comme une feuille. Tillian se rapprocha d'elle. Un instant, ses doigts se suspendirent au-dessus de l'épaule de l'aküanide, puis s'y posèrent. Elle sursauta, mais lui sourit brièvement et se jeta dans ses bras.

Il la berça contre sa poitrine, caressant ses cheveux de soie tandis qu'elle éclatait en sanglots afin d'exorciser sa terreur et des souvenirs trop douloureux.

— Le fossoyeur n'a pas pu creuser la terre, reprit-elle, le visage baigné de larmes, posé sur la poitrine du prince. Le sol était gelé. Vous savez ? Avec l'arrivée de l'hiver... Je crois qu'il est parti. Je ne sais plus... j'ai de nouveau perdu conscience à ce moment-là. Lorsque je me suis réveillée, j'étais toujours étendue dans la charrette, à moitié ensevelie sous les corps de trois hommes. Je... je ne sais pas qui ils sont. Je...

Des larmes épaisses ruisselèrent sur ses joues, trempant la chemise du prince.

— Chut, murmura-t-il, sentant qu'elle était au bord d'une puissance crise d'angoisse. Ils ne t'en voudront pas de ne pas connaître leurs noms, Syssana, ils sont morts.

Elle hocha la tête, agrippant dans ses poings le tissu comme une bouée de sauvetage.

— Il pleuvait... J'avais froid, j'étais trempée jusqu'aux os. J'avais mal. Dieux, je n'ai jamais ressenti une telle douleur... Mais je savais que l'homme chargé de nous enterrer ne tarderait pas à revenir. Et s'il se rendait compte que j'étais en vie, cette fois, on ne me louperait pas. Avec la pluie, la terre était redevenue meuble. Je n'avais pas de temps à perdre. Je me suis hissée au-dessus des cadavres. C'était... c'était indescriptible, Prince. L'odeur, les corps glissants d'humidité, les fluides corporels. J'en étais recouverte. Je ne me suis jamais sentie aussi sale. Je...

Elle s'interrompit le temps qu'un nouveau sanglot secoue son corps gracile. Tillian continua à lui caresser les cheveux. Jusqu'à ce que son pouls décélère et qu'elle s'apaise contre lui.

— J'ai rampé et glissé hors de la charrette pour atterrir dans la boue. J'ai marché à travers un vieux cimetière. La pluie est devenue si dense que je ne voyais pas plus loin que la pointe de mes pieds. Je me suis effondrée, je crois... J'ai dû perdre conscience. Et cette fois, lorsque je me suis réveillée, c'était tout prêt de vous. J'entendais le bruit de votre bêche. (Elle se redressa, ses yeux sans pupille rivés sur le prince.) J'ai d'abord cru à un jardinier, puis j'ai aperçu vos longs cheveux bruns et votre visage concentré. Et elle est arrivée. La maîtresse de Mhùron. Je me suis cachée en attendant qu'elle s'en aille. J'ai eu si peur qu'elle me découvre... Si vous saviez comme j'ai été soulagée de voir un visage familier ! Si vous saviez...

Il lui sourit, passant une main sur sa joue, puis ses sourcils se froncèrent. Il ne voulait pas la brusquer, la faire replonger dans des souvenirs encore plus douloureux, mais il n'avait pas le choix. Il devait savoir.

— Tu es... morte, Syssana. J'ai vu la lame de Silla te transpercer. Tu ne respirais plus. Comment ?

Elle frissonna au souvenir du métal froid plongeant dans ses chairs, la ravageant de l'intérieur. Se redressant tout à fait, elle piocha un morceau de pain sur le plateau et mordit dedans avec un soupir. Tillian patienta le temps qu'elle avale ses premiers morceaux. À son visage émacié et à sa peau encore plus transparente qu'à l'ordinaire, il se rendait compte qu'elle avait terriblement besoin de reprendre des forces.

— Syssana... Comment ? la pressa-t-il malgré tout.

— Je suis une Aküanide, prince Tillian. Nos gênes sont différentes de ceux des humains. Je ne sais pas comment vous expliquer. (Elle fouilla dans sa mémoire, cherchant le meilleur moyen de vulgariser son explication pour qu'il puisse la comprendre.) Connaissez-vous les salamandres ?

— Ce sont des lézards, non ?

Elle sourit comme un professeur à un élève de bonne volonté, mais ignorant. L'érudite en elle s'était réveillée. Et malgré ce qu'elle venait de subir, malgré le choc, la peur, le danger, elle parla d'une voix calme. Pédagogue.

— Oui, si l'on veut. En partie. Les salamandres ont la faculté de faire repousser leurs membres amputés, car leurs blessures ne forment pas de tissu cicatriciel, mais un blastème. C'est un composé de milliers de cellules qui se multiplient pour régénérer les différents tissus du membre amputé ou de la partie blessée. Cela inclut les muscles, les nerfs, les os, les vaisseaux sanguins et la peau.

— Tu veux dire que vous pouvez guérir de toutes vos blessures ? Même d'une amputation ?

— Oui et non. Cette faculté est réservée aux jeunes akuänides. Passés quarante ans, la régénération est plus lente et plus fatigante. Une chance que je sois dans la force de l'âge, n'est-ce pas ?

Elle engloutit la fin de son morceau de pain et se pencha pour attraper une grappe de raisin. Elle avait encore les mains tremblantes, mais semblait aller mieux. Tillian la regarda faire, les yeux perdus dans le vide.

— Je suis désolé, souffla-t-il le regard en berne.

— De quoi, prince ?

— De ce qui t'est arrivé. C'est de ma faute. Si je ne t'avais pas demandé de cacher le livre...

Une nouvelle fois, elle sourit et l'une de ses mains bleutées se posa sur la joue de Tillian.

— Ne le soyez pas. J'ai choisi de vous accompagner. On ne peut pas dire que je n'ai pas été prévenue, répondit-elle en grimaçant au souvenir d'Euridice lui crachant au visage qu'elle n'était qu'une petite fille sotte en quête de frisson.

Elle posa ensuite une main sur sa poitrine, frottant sa peau douloureuse. Soudain, Tillian lui attrapa le poignet, l'écartant, et ouvrit l'échancrure de sa robe découvrant une peau lisse et vierge.

— Où est ton hörr ? demanda-t-il, les yeux écarquillés.

Les joues en feu, l'aküanide referma son décolleté et glissa une main dans l'une de ses poches pour en ressortir le dispositif. À l'inverse de celui qui était greffé sur la poitrine du prince, ce dernier n'émettait plus le faible bourdonnement qui prouvait qu'il était bien actif.

— Syssana... Comment as-tu fait pour le retirer !?

Sous le crâne du prince, la confusion et la stupeur laissaient peu à peu la place à une bouffée d'espoir. Un souffle si puissant qu'il le sentait dilater son buste au point qu'il avait du mal à respirer. Son cœur tambourinait jusque dans ses tempes.

— Je n'ai rien fait. Il s'est détaché lorsque je suis tombée de la charrette. Je l'ai gardé. On ne sait jamais.

— Mais pourquoi n'est-il plus actif ?

Elle n'eut pas besoin de réfléchir.

— Parce que je suis morte, prince. Mon cœur s'est arrêté de battre pendant un laps de temps suffisant pour que le dispositif s'éteigne.

Tillian la regarda comme si elle était une cure miraculeuse à toutes les maladies. Prenant son visage entre ses deux mains, il lui sourit d'une manière si rayonnante, qu'elle en oublia de respirer.

— Sais-tu ce que ça veut dire, Syssana ? demanda-t-il d'une voix pétillante d'excitation. Vibrante d'espoir.

Elle, à l'inverse, choisit la dérision.

— Qu'il vous faudrait à tous des gênes d'aküanide pour vous débarrasser de vos hörr ?

Il sourit, indulgent, face à sa tentative d'humour.

— Non. Que nous avons un espoir de nous en sortir. Que pour la première fois depuis des mois, la situation ne semble plus si désespérée.

— Prince, gémit-elle, vous ne pouvez pas sérieusement penser à vous suicider ? C'est trop risqué ! Comment ferez-vous pour revenir ?

— Ne t'inquiète pas pour ça. J'ai déjà ma petite idée sur la manière de procéder. Et nul besoin de tous être libérés de nos hörr. Un seul suffira. Je ne veux pas te mêler davantage à cette histoire. Tu as déjà bien trop souffert. Tu resteras cachée. Mhùron ne doit pas apprendre que tu es en vie.

— Prince, vous... !

— Je crois que l'on peut se tutoyer et nous appeler par nos prénoms, maintenant, non ?

Syssana sourit faiblement, haussant les épaules et Tillian reprit :

— Ce n'est pas tous les jours que l'on nourrit et héberge une ressuscitée...

Elle gloussa, puis ses yeux se tintèrent d'une nuance plus sombre.

— J'ai peur Tillian. Et si... Si le fossoyeur s'était aperçu que l'un des corps était manquant ? Si cela revenait aux oreilles de Mhùron ?! Mes Dieux ! Non, je ne veux pas... je ne veux pas subir ça une nouvelle fois. Je... je ne veux pas mourir !

Syssana était une miraculée. La graine d'espoir dont ils avaient besoin. Il ne laisserait rien au hasard.

Se redressant, il défroissa sa chemise.

— Reste ici, d'accord ?

— Où allez... vas-tu ?

— Je vais prévenir mon frère afin qu'il te cache dans un endroit plus sûr et prenne soin de soi en attendant mon retour. J'ai une course à faire.

— Tillian...

Il se pencha sur elle, relevant son menton. Leurs visages à quelques centimètres.

— Je reviens le plus vite possible. Je te le promets.

***

Tillian vérifia une nouvelle fois que le couteau long qu'il avait dissimulé dans son dos était bien en place et continua son chemin. Le port d'armes était désormais interdit en dehors des sessions d'entraînements et cette lame était tout ce qu'il avait pu dérober dans les cuisines sans éveiller les soupçons des serviteurs à la loyauté trop exacerbée.

Contournant un muret de pierre, il passa une vieille grille mangée par la rouille. Devant lui, des stèles de marbre bien alignées et posées à même le sol remémoraient aux vivants à quel point leur vie était éphémère. Au fond du cimetière se trouvait une butte. Cette dernière se détachait nettement sur l'horizon et le soleil couchant disparaissait peu à peu derrière la terre fraîchement retournée. Tillian savait que derrière ce talus se trouvait la fosse dans laquelle Syssana avait failli finir ses jours.

Une bouffée de colère monta en lui tandis que son poing s'abattait trois fois sur le bois d'une porte brune.

— Qu'est-ce que c'est ! éructa une voix bourrue.

— On m'envoie vous chercher. Le maître à une nouvelle fournée de suppliciés qui n'a pas résisté à l'art délicat de la torture.

La porte s'ouvrit pendant qu'il finissait son explication.

— Il veut que les corps soient enterrés avant cette nuit. Certains sont contaminés et il ne souhaite pas qu'une épidémie se répande à quelques jours de l'anniversaire de sa fille.

Le fossoyeur – un homme aussi maigre et noueux qu'une canne – le regardait d'un air de molosse.

— T'es qui toi ?

Apparemment sa fonction devait le tenir occupé. Et même si la forteresse était peuplée de quelques milliers d'âmes, rares étaient celles qui ne savaient pas que leur roi avait un prisonnier de marque entre ses murs. Un magicien, dont les yeux d'un marron presque noir, ne pouvaient mentir sur sa nature.

— Seulement un messager.

Il plissa les yeux avec suspicion, se penchant en avant et focalisant sa vision sur le visage de Tillian. Ce dernier retint son souffle, une main dans son dos. Puis le fossoyeur recula. De la sauce maculait ses lèvres grasses et une serviette plus brune que blanche était nouée autour de sa nuque. Il posa ses poings sur ses hanches.

— Je suis en train d'souper. Ça peut pas attendre ?

— Non... Comme je vous ai dit... les corps son inf...

— Crevure de morts ! Et moi qui pensais avoir trouvé un métier au calme !

Tillian haussa les épaules d'un air désolé.

— Pas de repos pour les braves ?

— Ça va, ça va. Garde ta salive, petit. J'arrive. Où sont mes corps ?

— Derrière la butte, près de la fosse. J'ai rapproché la charrette du trou afin que vous n'ayez pas à le faire vous-même.

— Brave petit. Reste là, je vais chercher mes outils.

Lorsque le fossoyeur revint une minute plus tard, délivré de sa serviette tâchée, il portait une pelle dans chaque main.

— Tu vas m'aider.

Tillian ne protesta pas. C'était exactement ce qu'il voulait. Il prit la pelle que lui tendait l'homme et le suivit. Ils marchèrent dans le cimetière entre les stèles.

— Je suis plus tout jeune, et j'y vois plus clair la nuit. Une paire d'yeux et d'bras fringants me feront rev'nir à ma gamelle plus vite.

C'était donc la raison pour laquelle il n'avait pas pu discerner les yeux sombres de Tillian. Il était malvoyant. Une chance.

Les dernières stèles passées, ils grimpèrent la butte sous les grognements et les halètements du vieil homme. Arrivés en haut, ils eurent une vue plongeante sur la fosse commune réservée aux prisonniers et aux ennemis du Royaume. Heureusement pour l'estomac de Tillian, les derniers corps avaient déjà été ensevelis et il ne demeurait au fond du trou que de la terre mêlée de chaux vive.

Le fossoyeur s'avança jusqu'au bord du trou et planta sa pelle dans le sol d'un geste vif. Tillian dans son dos en fit de même.

— C'plus d'mon âge, ces conneries. Un jour, pas si lointain, c'est moi qu'on foutra dans c'trou. Pas de belles cérémonies pour les fossoyeurs.

— Vous ne pouviez pas être plus proche de la vérité, murmura le prince en serrant mes dents.

La lame s'enfonça dans la chair du fossoyeur à la jonction du cou et de l'épaule. Du sang gicla sur le visage de Tillian qui poussa l'homme d'un coup de botte. Il bascula en avant et son corps dégringola dans le large trou emportant terre et cailloux lorsqu'il roula jusqu'au fond, désarticulé.

Le prince s'empara de la pelle à moitié plantée dans le sol à côté de lui et commença à recouvrir le mort de terre.

Il n'avait pas cillé du début à la fin.

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