Prologue, Les promesses de l'aube

« Ils ne peuvent être deux, tu le sais aussi bien que moi. »

La phrase tournait en boucle dans l'esprit du jeune homme tandis qu'il s'engouffrait dans une pièce plus somptueuse que la précédente. Il ne fit pas attention aux lustres cristallins, aux dorures raffinées et aux chaises brodées devant lesquels il passa ; il connaissait tout cela par cœur. Heureusement pour lui, l'effusion qui les avait tous gardés éveillés une partie de la nuit s'était dissipée, vidant le petit salon. Il évita le vieux majordome qui piquait du nez devant l'imposante porte de la chambre à coucher de ses maîtres, puis jeta un coup d'œil à l'antique horloge patinée. Quatre heures. Il ne disposait plus de beaucoup de temps avant que le matin ne reprenne ses droits sur les ombres. Sortant du salon, il resserra les pans de sa cape de voyage sur le fragile objet qu'il transportait. On l'avait enroulé dans un tissu en soie icarienne avant de le précipiter dans ses bras.

« Ils ne peuvent être deux, tu le sais aussi bien que moi », lui avait-il confié, des larmes ourlant le blond de ses cils.

Tandis qu'il pressait l'objet contre son torse, il se souvint de la peur gravée sur le visage de son interlocuteur  ; une peur sourde, aiguë, qui avait assombri ses traits et barré son front de larges plis anxieux. Il lui avait tendu le paquet et les avait menacés : lui, sa femme et son enfant à naître. Et malgré sa formation de soldat, malgré son cœur de guerrier, il avait eu mal. Car il était son maître, mais plus que tout son ami. Du même âge, ils avaient créé des liens forts le jour où, jeune Lame Rouge, il avait pris son service à ses côtés, jurant de le protéger jusqu'à la mort. Quatre années balayées par une menace.

Serrant les dents, il refoula ses sentiments bafoués. Qu'importe le chantage - les Lames Rouges côtoyaient le risque comme l'ivrogne aime les bières à un sou - il le ferait, car il n'avait jamais failli à une seule de ses missions.

Mais une question, pourtant, le taraudait tandis qu'il longeait un nouveau couloir plongé dans la pénombre - un doute : que faisait-il ici à jouer avec les ombres alors que Julia - sa femme - était sur le point de donner la vie à leur premier-né ?

« Ton devoir. » susurra une voix dans sa tête.

Parmi toutes les missions qu'on lui avait confiées, il avait le sentiment que celle-ci serait l'une des plus difficiles. À dire vrai, c'était peut-être bien la plus terrible de sa courte existence, car sa dévotion aveugle était, pour la première fois, mise à rude épreuve. À vingt-sept ans, il avait toujours accompli ses missions sans se poser de questions, mais, aujourd'hui, une appréhension grandissante l'assaillait. Sa conscience délitait sa fidélité.

Il avait peur. Peur de son maître et peur de ce qu'il lui avait ordonné. Peur parce qu'il ne lui avait jamais demandé quelque chose qui contredisait ses idéaux moraux. Mais le soldat savait que s'il refusait ou s'il échouait ce soir, dans quelques années le Royaume serait à feu et à sang et qu'il ne pourrait que regretter ses actes passés.

Une guerre de pouvoir ne reste jamais longtemps dans les couloirs d'un palais. Le peuple doit la faire et suivre ses têtes couronnées. Il meurt en héros, mais meurt tout de même. Les hommes se battent et leurs familles crèvent.

Rasant les murs, il pria pour que les Dieux lui pardonnent l'acte qu'il s'apprêtait à commettre. Il dévala l'escalier en bois grinçant des domestiques qui permettait d'éviter les larges couloirs et se retrouva dans la cuisine.

On l'interpella.

Son sang se glaça quand il aperçut l'homme rondelet qui lui faisait face. Il se morigéna intérieurement ; il n'avait pas pensé qu'à cette heure-là le boulanger en chef serait déjà aux fourneaux depuis deux bonnes heures à faire cuire le pain et les viennoiseries du petit-déjeuner. Au moins, ses commis n'étaient-ils pas encore en cuisine. Cela limitait le nombre de témoins.

— Capitaine ? lança-t-il surpris, frottant ses mains blanches de farine sur son tablier maculé. Que faites-vous ici de si bon matin ?

Le soldat se mordit la langue. Si le boulanger soupçonnait quoi que ce soit, il devrait... Non, pas lui, pas un homme qu'il connaissait depuis des années et qu'il savait méritant et inoffensif.

Le travailleur de l'aube s'avança vers lui, et malgré ses réticences à faire couler un sang innocent, la main du soldat se crispa sur la garde de son sabre courbe. Pendant un douloureux instant, il envisagea de poser son paquet et de lui boucher de sa large paume les voies respiratoires. Pas de sang, pas de trace. Cela passerait pour un simple accident. Un cœur qui lâche trop tôt.

— Ah, je sais ! s'exclama le boulanger, le faisant sursauter. Ne me dites rien ! Vous ne pouviez pas attendre plus longtemps pour goûter à mes fameux petits pains aux prunes. Tenez, justement, je viens d'en sortir une fournée. Ils sont tout chauds.

Il emballa trois miches dans un torchon propre. Le soldat se figea ; s'il tendait une main, il dévoilerait son fardeau. Le boulanger remarqua son trouble du coin de l'oeil.

— Capitaine ? Vous allez bien ? demanda-t-il l'air inquiet, se grattant les quelques cheveux qui dépassaient du calot blanc qu'il portait de travers.

— Parfaitement, Harold. Merci. Je m'en allais juste prendre l'air dans les jardins puis retrouver ma femme. La nuit a été longue.

Le boulanger parut approuver. Et tandis qu'il se détournait pour attraper les viennoiseries, le capitaine en profita pour libérer une main sans dévoiler son fardeau.

— Vous avez bien raison ! Les Jardins Suspendus sont magnifiques à cette heure-là, croyez-en les dires d'un travailleur de l'aurore.

Avec un sourire, il accepta les petits pains que le boulanger lui tendait et reprit son chemin. Le soulagement marquait ses traits et il se promit plus de prudence à l'avenir.

Une fois les portes de la cuisine passées, il devait remonter l'allée secondaire menant aux Jardins Suspendus. De là, il emprunterait un Transporteur afin de se rendre dans la Basse Arcandie, près des quais.

Les lampes à lucioles illuminaient son chemin comme autant de chandelles vacillantes sur l'autel d'un sanctuaire. Elles éclairaient encore les jardins, mais les hommes chargés de nourrir les insectes et de retirer les sphères arriveraient d'ici une heure ou deux, traînant des pieds en poussant leurs grands chariots et rouspétant après le temps. Qu'il soit bon ou mauvais. Ils débutaient toujours par les places les plus riches et les artères principales où se côtoyaient les demeures de la noblesse et des hauts bourgeois.

Arcandie, la capitale du Royaume Central, ressemblait à un monumental champignon qui aurait poussé au milieu des eaux turquoise du lac Porianne. Son pied, mélange de roche calcaire et de terre compacte, s'élevait sur plusieurs centaines de mètres par-dessus le loch et supportait un plateau rocailleux piqué de plusieurs milliers de bâtisses blanches. Une coupole de verre en guise de chapeau jouait les dômes salvateurs. Dessous, la population aisée de la Haute Arcandie pullulait à un rythme frénétique. Des galeries suspendues permettaient de passer au-dessus du brouhaha de la ville et de ses marchés turbulents, et d'admirer l'ensemble du Royaume. Par temps clair, on apercevait même la frontière avec le pays Namïd, terre des elfes. Des parois de la coupole translucide ruisselait une eau limpide et douce, s'écoulant dans un murmure enchanteur sur le verre satiné. Parfaite opposition au bourdonnement interne. La fine cascade terminait son calme périple sans une éclaboussure dans le lac. Tout avait été créé à la perfection. Une perfection qui n'avait pas été poussée jusqu'à la Basse Arcandie, où les moins fortunés vivaient agglutinés autour du lac Porianne.

Le guerrier accéléra la cadence, son souffle formant une fumée blanche devant ses lèvres. Ses bottes crissant sur les graviers, il arriva bientôt au kiosque en marbre sous lequel deux soldats veillaient sur le Transporteur. Il s'avança, la tête haute tandis que les hommes prenaient la mesure de ses galons.

— Capitaine Lucius Ill'Doch ? coassa le premier, un grand roux blafard à peine sorti de l'adolescence. Que nous vaut l'honneur ?

Le jeune lissa sa cuirasse en acier comme s'il s'agissait d'un tissu froissé. Son camarade, plus âgé, lui donna un coup de coude et il se redressa, plus droit qu'une colonne alouanne.

Lucius les toisa.

— Bouclez-la, O'Kallan ! Entendre votre voix nasillarde de si bon matin m'insupporte. Activez le Transporteur sur-le-champ, ou je jure que je vous envoie dans les mines de sel. Après deux semaines, vous serez si ratatiné par le soleil que votre propre mère ne vous reconnaîtra pas !

Le cadet se rabougrit comme une prune trop mûre. Lucius avait conscience de sa rudesse, mais il devait détourner leur attention du but de sa descente en ville. Sa mission était trop délicate pour que deux soldats réguliers la fassent capoter. S'ils soupçonnaient quoi que ce soit, le capitaine devrait les faire taire. Une mesure qui se voudrait définitive.

Une nouvelle fois, Lucius regretta que sa position ne l'oblige à fomenter des meurtres de sang-froid. Il était un soldat, un protecteur, il ne tuait pas par plaisir.

Les oreilles en feu, les deux hommes s'exécutèrent. Détachant la pierre qu'il portait en pendentif, le second soldat - dont Lucius ignorait le nom - la déposa au sein du cercle magique et recula. Ce dernier s'illumina d'une lueur émeraude tandis qu'un bourdonnement résonnait sous le kiosque fleuri.

Lucius s'avança, se positionnant au centre des runes. Sous sa cape, le paquet sembla frémir. Il n'y avait plus une minute à perdre.

Il jeta un regard aux hommes devant lui. Ils ne devaient pas connaître sa destination. Plus il y avait de témoins de sa sortie matinale, plus sa mission serait risquée. Et même s'il ne faisait qu'obéir à un ordre direct, sa tête serait la première à tomber si elle apprenait la vérité.

Le capitaine leur lança le torchon rempli de petits pains et aboya :

— En provenance immédiate de la cuisine, régalez-vous !

Puis, profitant de leur inattention :

— Basse Arcandie. Cimetière des Oubliés, annonça-t-il à haute voix, comme il était coutume.

Devant ses yeux, les deux gardes commencèrent à s'effacer tandis qu'un bourdonnement enflait dans son estomac. En une fraction de seconde, il disparut avec son paquet frémissant.

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