Chapitre Trois, Enfance

Julia était assise sur une table circulaire en acajou sombre. Penchée et concentrée sur son ouvrage, elle fredonnait d'une voix claire et mélodieuse. Son visage rond était à l'image de son foyer : doux et chaleureux. Des meubles en bois massif, des tapis bariolés, quelques herbes aromatiques ou médicinales suspendues à la charpente, une multitude d'armes maniaquement entretenues habillant les murs lisses et blancs et un amoncellement de livres en cuir relié débordant des étagères, tel était le cocon qui voyait grandir les enfants Ill'Doch.

Julia leva les yeux de la boucle de ceinture qu'elle était en train de polir. Elle fixa un moment les escarbilles du feu qui crépitaient et s'échappaient en gerbes de l'imposante cheminée du salon.

La jeune femme avait emprisonné ses courts cheveux châtains dans un carré de soie bleue et un épais tablier d'artisan en cuir protégeait le velours de sa robe céruléenne. Elle se leva et déposa une nouvelle bûche sur les braises. Puis, se rasseyant, elle soupira d'aise tandis qu'une douce chaleur venait réchauffer ses mains blanches. Elle se sentait bien, sereine.

Ses enfants avaient grandi de quelques années et aucun malheur ne s'était abattu sur leur famille. Les offrandes qu'elle déposait chaque année aux pieds de la Déesse féconde avaient, jusque-là, fait leur office ; son foyer était protégé.

Continuant à polir machinalement son ouvrage, le regard lointain, elle se plongea dans ses souvenirs.

Quelques jours après qu'ils eurent accueilli Geltamoz et qu'elle se soit remise de son accouchement, Lucius avait voulu déménager ; leur maison se trouvait trop près de celui qui lui avait demandé de se débarrasser de l'enfant. Il lui semblait trop dangereux d'élever leur fils dans de telles conditions.

Elle avait refusé.

Lucius avait tempêté, hurlé, bramé. Illustrant ses cris par des meubles renversés ou éventrés.

Julia avait attendu, patiente, ses doigts tapotant contre le bois de la table. Et il avait écouté. Il écoutait toujours.

Il aurait été bien trop suspicieux qu'ils partent du jour au lendemain. Les ragots auraient été bon train. Des soupçons dormants se seraient éveillés. Et puis, de quelque manière que ce soit, une Lame n'avait qu'une seule façon de quitter sa guilde et son devoir : mourir. Lucius avait bien pensé à simuler sa mort puis s'enfuir, mais Julia l'en avait empêché.

Devant les arguments de sa femme, Lucius s'était incliné. Il avait beau être un guerrier - un des meilleurs - il n'avait jamais le dernier mot avec le petit bout de femme qui lui servait d'épouse.

De leur couple, elle était la tempérance. Et bien que la formation de soldat de Lucius lui permît de réfléchir la tête froide même au milieu d'un champ de bataille, son sang se mettait à bouillonner dès qu'il sentait que sa famille était en danger. Voilà pourquoi les Lames Rouges étaient des célibataires endurcis qui ne convolaient jamais en noce.

Lucius était une exception. Sa guilde avait accepté son mariage à condition que sa femme n'apprenne jamais la vérité à son sujet.

Mais Julia avait su. Elle avait deviné à la seconde où elle avait demandé d'où venait l'enfant que son mari lui avait amené et qu'il s'était renfrogné, mutin. Alors, les soupçons qu'elle avait toujours eus s'étaient fait certitudes.

Comprenant qu'ils n'avaient en réalité pas le choix, ils étaient donc restés à Arcandie, dans leur maison à la façade blanche, élevant Geltamoz comme s'il n'avait jamais été autre chose que leur fils. Leur sang.

Mais ils avaient vécu les premières années dans la peur. Dans la terreur qu'un jour quelqu'un fasse le lien. Et les yeux de magicien de Geltamoz n'avaient rien fait pour apaiser ses parents. La magie était héréditaire, chacun savait cela. Or, ni Julia ni Lucius n'en possédaient une étincelle. Les iris marron de l'enfant étaient difficiles à expliquer.

Lorsque le petit garçon avait été en âge d'aller à l'école, Lucius s'était déplacé chez les sorcières de Willenow afin de leur acheter un sort. Le bracelet qu'elles lui avaient fourni, en façade un simple lien de cuir, était en réalité un puissant sortilège. Ce dernier brouillait les esprits sur l'apparence de son porteur. En d'autres mots, si une personne ayant aperçu Geltamoz essayait de se souvenir de la couleur de ses iris ou encore de la forme de son nez, elle en aurait été incapable. Le charme avait coûté les plus belles créations d'orfèvres de Julia, mais garantissait la sécurité et l'anonymat de leur petit garçon. Et pour cela, la jeune mère aurait même vendu son âme.

Julia papillonna des cils et jeta un œil sur l'horloge. Quinze heures, ses enfants ne tarderaient pas à rentrer de l'école. Situé à une centaine de mètres de leur maison, son emplacement était idéal pour que Geltamoz et Annabelle en reviennent seuls. À l'abri de son dôme impénétrable, la Haute Arcandie était un lieu sûr où même les plus jeunes pouvaient circuler sans crainte.

Julia enveloppa sa boucle dans un pochon de soie. Demain, elle pourrait livrer sa commande.

Membre éminent de la guilde des orfèvres malgré son jeune âge, Julia était patiente et méticuleuse, et son travail s'arrachait parmi les plus grandes familles. La Reine Louve en personne possédait quelques-unes de ses créations. L'attente était longue et les prix exorbitants, mais elle passait des centaines d'heures sur ses précieux ouvrages afin qu'ils soient parfaits et uniques. Le couteau que portait son mari à la ceinture était l'une de ses œuvres. La garde en argent finement ouvragée était incrustée d'une multitude d'éclats de rubis. Mais c'est la lame qui avait posé le plus de problèmes. Elle n'était pas en acier comme la majorité des armes, mais en obsidienne noire veinée de rouge. Une pierre si rare et si solide qu'il lui avait fallu tirer plus que de simples ficelles pour la dénicher. Sur le manche, Julia avait gravé une série de runes censées protéger son porteur. Lucius n'y avait jamais cru, mais ce couteau était néanmoins un de ses biens les plus précieux.

Julia allait se lever quand un vacarme épouvantable la figea sur sa chaise.

— Maman ! Maman ! cria une petite fille blonde qui entrait en trombe dans le salon. Tu devineras jamais ce qu'a fait Gelt tout à l'heure à l'école !

— Maman, l'écoute paaaaas ! s'égosilla à son tour un garçon brun, un peu plus âgé, courant à sa suite.

Annabelle, agrippa le tablier de sa mère et écarquilla ses grands yeux vairons, l'un vert comme Julia et l'autre bleu comme ceux de Lucius.

À cinq ans, ses longues boucles ocrées, cascadant le long de son dos, son teint pâle et ses joues roses et rebondies lui conféraient une beauté espiègle.

Poupée de porcelaine.

Lucius et Julia aimaient et chérissaient leurs deux amours plus que tout au monde. Ils n'avaient jamais fait de distinction entre leurs enfants, de telle sorte que jamais la vérité ne fut avouée au petit garçon et à sa sœur. Piètre faiblesse, hélas.

Sans laisser le temps à leur mère de réagir, Annabelle et Geltamoz s'écrièrent en même temps, dans un mélange confus de phrases :

— Y'avait Yorick qui m'embêtait encore...

— Yorick, il est méchant, tu sais alors...

— Il m'a tiré par les cheveux ! En plus...

— Il a attrapé Anna, alors j'me suis mis en colère, tu sais...

— Et là, y'a Gelt qui a attrapé Yorick...

— J'ai juste posé ma main sur son épaule...

— Et pouf ! Il s'est envolé !

— C'est pas de ma faute. J'l'ai presque pas touché !

— Sur les fesses, qu'il est tombé Yorick, maman !

— C'est mes mains...

— Ses mains, elles sont devenues toutes bleuuuuuues !

— ... qui ont fait ça. Pas moi !

— Comme un feu d'artifice !

— Pardon, maman...

— Mais tu vas pas le punir, hein ? C'est pas de sa faute à Gelt.

— Monsieur Croups, il m'a déjà mis les fesses rouges, tu sais ?

— Monsieur Croups est encore plus méchant qu'Yorick ! Il sent mauvais en plus. Comme un gros caca de licorne !

— Les licornes, ça existe plus, Anna, contra son frère, poings sur les hanches.

— Si, d'abord ! Elles sont magiques. Comme toi. Et si tu existes, alors elles existent aussi.

Face à cet argument difficilement réfutable, le garçonnet ne put que se tourner vers la figure de sagesse qui se dressait devant lui. Sa cadette l'imita avant d'ajouter un dernier « Tu vas pas punir Gelt, hein ? Dis, maman ? », pour la forme.

La tête de Julia en disait long sur le débit de paroles de ses enfants et sur sa compréhension de l'histoire. Elle n'avait pas tout saisi, mais, s'il y avait bien une chose qui l'avait marquée, c'était bien...

— Gelt, tu as fait de la magie ? demanda-t-elle d'une voix haut-perché, sentant le malaise enfler dans son estomac.

C'est une Annabelle exaltée qui répondit :

— Ouiiii, c'était trop bien ! (Puis en s'adressant à son frère) Tu me remontreras, hein ?

— Je sais pas comment on fait, mais si j'arrive encore, ouais ! Mais il faudra pas le montrer à monsieur Croups parce que...

Julia tomba à genoux devant ses enfants et les prit tous les deux par les mains.

— Je ne veux plus jamais que tu fasses ça, Gelt ! Est-ce que tu as compris ? C'est très dangereux !

Les deux bambins la bouche ouverte venaient de se faire souffler leur enthousiasme. Leur mère n'avait jamais été aussi mortellement sérieuse. Des larmes affluèrent aux cils de la petite fille, et son frère s'approcha d'elle, collant son épaule contre la sienne dans une tentative pour la rassurer.

— Maman ? hasarda-t-il, incertain.

Mais Julia, bien que consciente de la violence de son ton, ne pouvait s'en empêcher. La panique déformait ses traits et une ligne humide coulait désormais le long de son échine. Afin de protéger l'identité de Geltamoz, ils avaient fait le choix de cacher ses yeux de magicien, et par extension, ses dons de magie. Et au lieu d'aller à l'académie des apprentis, il était inscrit dans un établissement public. La même que celle de sa sœur. Il n'avait donc jamais appris à contrôler et développer sa magie.

— Est-ce que ton professeur sait ce que tu as fait, Gelt ? Est-ce que quelqu'un t'a vu utiliser tes pouvoirs ?

Le garçon fronça les sourcils, tentant de faire remonter ses souvenirs à la surface.

— Je ne sais pas... Je n'ai pas fait attention.

— Mon cœur, essaye de t'en rappeler. C'est très important !

Voyant la peur graver les traits de sa mère, Geltamoz sentit son assurance fondre comme glace. Ses larmes affluèrent à leur tour.

Le cœur de Julia se serra. Non, elle ne devait pas faire pleurer ses enfants. Elle n'avait pas le droit de les inquiéter. Quelle que soit la situation. Elle était mère, elle devait se comporter comme telle. Être forte pour eux trois.

Entourant sa progéniture de ses bras, elle les pressa contre elle.

— Chut, mes bébés. Tout va bien. Maman ne voulait pas vous faire peur. Tout va bien. Là...

La jeune femme s'écarta. Elle défit le carré de soie qui maintenait ses cheveux et essuya les visages humides de ses enfants. Autant pour le cadeau que lui avait fait Lucius.

— Gelt, est-ce que tu peux me dire qui t'a vu utiliser la magie ? demanda-t-elle d'une voix redevenue douce et calme.

— Juste Yorick. Il embêtait Anna derrière le muret des bisous pour que les adultes ne puissent pas le gronder.

Julia réfléchit. Si, seul un enfant de huit ans avait vu son fils user de magie, il n'était pas réellement en danger.

— Avez-vous raconté à votre professeur comment ça s'était passé ?

Geltamoz fronça le nez.

— Monsieur Croups n'écoute pas quand on parle, de toute façon. Il pense que j'ai poussé Yorick.

— Parfait... parfait, murmura Julia, réfléchissant. Vous allez me faire une promesse tous les deux. Entendu ?

Les yeux ronds, ils hochèrent la tête.

— Annabelle, ma chérie, tu dois me promettre de ne plus jamais raconter cette histoire. À personne. Tu me le jures ?

— Même papa ?

— Même papa.

Si Lucius apprenait ce qu'il s'était passé, la maison serait vidée en moins de deux heures et ils partiraient vivre au loin. Anonymes. Julia ne voulait pas d'une telle vie pour ses amours. Jamais.

La petite fille agrippa une de ses boucles rebelles et enroula son doigt dedans.

— Promis, maman.

Julia se tourna vers son fils.

— Et toi, mon amour, tu ne dois plus refaire ça avec tes mains. On ne doit plus te voir utiliser la magie. Est-ce que tu me le promets ? De ne plus faire de feux d'artifice avec les mains ?

— Même pour protéger Anna, maman ?

— Même pour protéger ta sœur, Gelt.

Le petit garçon semblait indécis. Julia joua sa dernière carte :

— Tu auras le droit d'utiliser tes poings de guerrier. Sur Yorick s'il le faut.

— Pour de vrai ? Dans ce cas c'est juré, m'man !

Julia prit ses enfants dans ses bras et les serra très fort.

— Maman ? On étouffe là...

Elle les libéra de son étreinte maternelle. Elle devait changer de sujet.

— Allez vous mettre en tenue. Annabelle, ton arc est dans l'atelier, j'ai changé la corde que tu avais cassée. Et Gelt ? (Le petit garçon redressa la tête) Je ne veux pas que tu utilises une vraie épée. Nous avions décidé que ce serait pour tes dix ans. Pas avant.

— Papa a dit oui, et..., commença-t-il avec une moue boudeuse.

— Et moi, j'ai dit que tu n'étais pas encore assez âgé pour te transpercer un pied par mégarde. Allez, zou ! Votre père ne va pas tarder à rentrer et il voudra que vous vous entraîniez avec lui.

Ils ne se firent pas prier, ressortant du salon à grands cris.

Julia se tordit les mains : si l'on retrouvait son fils, on le tuerait.

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