Chapitre Trois (bis), Enfance
— Votre Altesse ? Où êtes-vous ?
Le garçonnet aux longs cheveux bruns noués par un ruban de satin mordit dans une brioche afin de s'empêcher de rire. Dans ses bras, le reste de son larcin maculait sa veste de brocart bleue de larges auréoles grasses.
— Prince Tillian ! Revenez ! Votre leçon d'algèbre va commencer ! s'époumona sa nourrice, les joues aussi rouges que la broche fleurie qu'elle avait coquettement épinglée à son corsage.
Le garçon mâcha son morceau de brioche avec un sourire nonchalant. Si cette nourrice-ci était aussi futée que les précédentes, il pouvait déguster sans crainte d'être interrompu. Du dos de la main, il écarta une mèche qui lui chatouillait le nez. Un petit pain aux prunes s'échappa soudain de ses bras, roula sur le sol, contourna la statue derrière laquelle il s'était dissimulé et vint buter contre la bottine de la nourrice. Il retint son souffle, lorsque les yeux rétrécis de la fille se rivèrent sur le marbre sculpté en forme de lion des sables. Retroussant ses jupons, elle rejoignit le garnement en trois enjambées.
— Votre Altesse ! s'exclama-t-elle, persuadée de le trouver là.
Mais lorsqu'elle ne découvrit rien d'autre qu'un massif d'hortensias piétiné, elle perdit patience, sa voix grimpant dans les aigus.
— Si vous utilisez votre magie hors de vos classes, gare à votre derrière !
Pour toute réponse, un déluge de viennoiseries apparu de nulle part vola dans les airs avant de s'abattre sur la pauvre fille qui hurla sa détresse avant de reculer et de basculer dans l'une des fontaines qui ornaient les Jardins Suspendus. Des éclats de rire se mêlèrent aux gerbes d'eau qui inondèrent les dalles roses encadrant le point d'eau. Lorsque la nourrice émergea de la fontaine en battant des bras avec force et désespoir, c'est un sourire rayonnant qui répondit à ses cris, avant que l'enfant ne tire sa révérence et ne s'enfuie en courant.
Quelques centaines de mètres plus loin, estimant qu'il avait mis assez de distance entre son ennuyante nourrice et sa personne, le prince sortit une pomme de sa poche et ouvrit la bouche. Une ombre gigantesque apparut brusquement au-dessus de lui et il suspendit son geste. On le tira par le dos de sa veste de broquard, le soulevant du sol de près de deux mètres, lui faisant lâcher le fruit de sa maraude. Ses bras et ses jambes gesticulèrent dans le vide tandis que deux yeux aussi tranchants que l'acier lui coupaient toute retraite.
— Vous ne devriez pas vous en prendre à vos nourrices, Sir.
— Elle m'a manqué de respect. Elle voulait me battre.
— Si votre nez s'allongeait à chaque fois que vous proférez un mensonge, nous n'aurions plus besoin de navires pour rejoindre Alouan. Il servirait de pont.
La colère et l'embarras colorèrent les joues du garçon. Toujours suspendu à bout de bras, il redressa le menton, digne.
— Reposez-moi immédiatement ! exigea-t-il.
À sa surprise, l'homme lui obéit et ses souliers vernis ne tardèrent pas à retrouver la terre ferme avec soulagement. Le jeune prince tira sur le devant de sa veste afin d'effacer les plis de sa courte honte, puis levant la tête, fixa d'un œil furieux la montagne qui le surplombait l'air aussi placide qu'à son habitude. Il poussa discrètement sur la pointe de ses pieds, grandissant sa petite taille de quelques précieux centimètres.
— Excusez-vous promptement de m'avoir rudoyé, et je n'en soufflerai nul mot à ma mère.
Aram Doul, Commandant des Lames Rouges et guerrier grisonnant dans la fleur de l'âge, sourit au jeune prince avec l'indulgence que l'on accorde à la jeunesse. Si le garçon avait appris quelque chose auprès de son percepteur, c'était bien de mettre les formes à ses discours. Malheureusement, il ne démordait pas de son arrogance.
— Justement, Prince Tillian, c'est la reine qui m'envoie.
Le prince s'offrit le luxe de paraître étonné, puis sa bouche se plissa méchamment.
— Quoi ? Ma mère envoie sa garde personnelle réprimander son fils pour trois brioches ? Les Lames Rouges ne sont plus ce qu'elles étaient...
Un sourcil se dressa sur le front plissé du soldat, mais il n'émit aucun commentaire. À la place, il déposa sa paume sur la garde de son sabre, ses ongles tintant avec lenteur sur le métal. Il savoura ensuite les quelques secondes durant lesquelles les traits du petit prétentieux se liquéfièrent. Un frisson parcourut la colonne du garçon tandis que ses yeux marron faisaient la navette entre le visage tranquille du guerrier et son arme redoutable. Ses jambes allaient commencer à trembler lorsque le commandant des Lames parla d'une voix étonnamment douce pour sa carrure de géant.
— Vous avez huit ans, votre mère m'a donc chargé de vous enseigner le maniement des armes.
Le garçonnet, revigoré, renifla son mépris.
— Je n'ai pas besoin d'apprendre à manier l'épée, commandant, je suis un prince. Les Dieux guident mon bras.
Aram Doul ne chercha pas à masquer son amusement.
— Ah oui, Altesse ? Et pourquoi feraient-ils une chose pareille ? D'aussi loin que je m'en souvienne, je ne vous ai jamais vu leur faire la moindre offrande.
— Je n'en ai pas besoin non plus, s'agaça le jeune prince. Mes serviteurs le font pour moi.
— Vous apprendrez que lorsque l'on requiert les faveurs d'un Dieu, il vaut mieux le faire soi-même. Il en va de même pour les leçons et la sagesse qu'elles apportent. Suivez-moi.
Sans attendre, le guerrier s'éloigna.
— Puisque je vous dis que je n'en ai pas besoin ! cria le garçon, les joues rougies par la colère. Vous êtes vieux et lent ! Je pourrais vous battre sans entraînement et les yeux fermés, si je voulais.
Aram Doul revint sur ses pas.
— Très bien. Allez-y.
Le petit prince écarquilla les paupières.
— Maintenant ? Mais...
Le commandant dégaina une longue dague qui ornait sa ceinture et la lui tendit, garde en avant.
— Tenez, prince, ça devrait être à votre taille.
— Et vous ?
Le soldat pencha sa lourde masse et ramassa une branche tortueuse sur le sol avant de la brandir comme la plus impressionnante des épées.
Le mépris se lut de nouveau dans les yeux du prince avant qu'il ne se rue en avant dans un grand cri de rage. Lorsqu'il fut à hauteur du commandant des Lames Rouges, ce dernier tourna simplement le buste d'un quart de tour et le garçonnet mordit la poussière. Il se redressa, des larmes au coin des yeux et le menton éraflé.
— Alors, Prince ? Suis-je toujours « vieux et lent » ?
Sans répondre, l'enfant attaqua de nouveau et, cette fois, c'est un coup de bâton qui lui rougit le derrière. À sa troisième et quatrième tentative, son cuir était si tanné qu'il en pleurait de douleur. La cinquième, lui fit lâcher sa dague.
— Première leçon : ne sous-estimez jamais vos adversaires, prince. S'ils vous semblent, vieux, faibles ou bêtes, c'est l'image qu'ils ont choisi de vous renvoyer. Sur un champ de bataille, reconnaître la valeur d'un adversaire n'est pas une faute, mais une stratégie de combat. Maintenant, ramassez votre arme et recommencez.
Faisant volte-face, écumant de honte et de rage, le garçon laissa libre cours à sa magie. Ses mains s'auréolèrent de bleu et il poussa l'une de ses paumes en avant. Le jet de magie fendit l'air entre l'enfant et le soldat, s'écrasant sur le plastron noir et rouge de la Lame.
Le prince croisa les bras satisfaits en voyant son tortionnaire s'effondrer lourdement sur le dos.
— Vous ne vous attendiez pas à ça, hein, commandant ?
Le silence lui répondit.
Le garçon avança un pied hésitant.
— J'ai gagné. V...vous pouvez vous relever.
Le doute enserra peu à peu sa gorge, le faisant déglutir avec difficulté. Puis la terreur s'empara de lui lorsque le corps du grand soldat resta désespérément immobile. Il se précipita vers lui, et s'abattit à son côté, agrippant les bords de sa cuirasse pour le secouer.
— Aram ! Aram ! Réveillez-vous ! Vous ne pouvez pas mourir ! Je suis... désolée. Mes Dieux, tellement désolé !
Un grognement douloureux lui répondit :
— Si ma mort vous faisait aller un peu plus au Temple, ce serait une mince consolation, mais je m'en satisferais.
La surprise fit reculer le garçon et il se réceptionna sur les fesses. Cette dernière passée, il bondit sur ses pieds tandis que le soldat se redressait en se frottant l'arrière du crâne.
— Deuxième leçon : usez de toutes les armes à votre disposition pour défaire votre adversaire. La magie en est une. La colère une autre. Mais veillez toujours à ne jamais regretter les actions qu'elle vous pousserait à commettre.
L'enfant but les paroles du soldat comme si elles étaient le plus doux des nectars et lorsqu'ils furent tous les deux debout, ses bleus et autres contusions étaient oubliés.
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