Chapitre Six, séparation douloureuse à un âge où il ne faut pas contrarier
Gelt se réveilla brusquement, fiévreux et suant. Une douleur aiguë sur le dos de sa main venait de l'arracher à ses rêves déments. Il grimaça. En plus de la douleur lancinante sur sa main droite, une nausée lui retournait les tripes. Il avait la désagréable impression que quelqu'un jouait vicieusement avec ses entrailles. Grelottant légèrement sous la sueur froide qui couvrait son corps, il s'assit. La douleur le paralysa à mi-chemin.
Recouvrant peu à peu son souffle, il entreprit d'inspecter la pièce afin de se laisser le temps de reprendre des forces.
Il n'y avait rien de familier dans la cellule dépouillée. Cette chambre-ci était à l'opposé de son doux et réconfortant capharnaüm. Mis à part le lit dans lequel il était allongé et une table de chevet en bois clair, elle était dépouillée de tout meuble. Pas de fenêtre, pas de peinture sur les murs, aucune fantaisie qui aurait pu le mettre sur la piste du lieu dans lequel il s'était réveillé. La porte à sa droite était fermée et aucun son ne lui parvenait depuis l'autre côté.
Une autre vague de douleur l'interrompit dans son inspection. De brûlantes gouttes de sueur perlaient du haut de son front, s'écoulant jusqu'à la naissance de son pantalon, faisant luire son torse nu.
Il ôta sa main droite de sous le drap et braqua son regard sur sa peau en feu. Dessus, une rune de chair boursouflée et cloquée apparaissait sous les résidus d'un cataplasme verdâtre. Il plia les doigts et hoqueta lorsque sa peau sensible et gonflée se tendit. De chaque côté de la rune, imprimées sur sa peau, deux fines lignes vermillon s'étiraient horizontalement dans une encre indélébile et inaltérable.
La marque serait le symbole qui l'accompagnerait tout au long de sa vie, elle marquait le début de son Orientation.
Le jeune homme demeura pensif, pris entre euphorie et mélancolie. Il avait enfin trouvé sa voie ! À vingt et un ans, il avait repoussé son orientation jusqu'à la limite légale. Tous ses amis du même âge avaient déjà été Orientés depuis au moins trois ans. Il était le dernier. Non, pas le dernier, car il faisait désormais partie du monde. Un maillon parmi des millions, mais qui était enfin devenu essentiel à son bon déroulement. Pourtant, malgré la joie, une tristesse sourde lui enserrait le cœur. Où était sa sœur ? Qu'avait-elle fait lorsqu'il s'était évanoui ? Le vieux maître d'Orientation l'avait sûrement renvoyée chez eux. Mais pourquoi ne l'avait-il pas renvoyé, lui ?
Après l'Orientation, le jeune avait une journée pour faire ses bagages. Le lendemain, son nouveau mentor venait le chercher afin de le former pendant quelques années à son futur métier. Il habiterait avec la guilde jusqu'à ce qu'il ait tout appris du métier. Les apprentis avaient des jours de congé durant lesquels ils pouvaient retourner voir leur famille lors de permissions mensuelles. Alors que diable faisait-il dans une pièce aveugle au lieu d'être confortablement allongé dans son lit, entouré de sa famille ?
Perdu dans ses pensées, il n'aperçut pas l'ombre qui était entrée dans la chambre.
— Bienvenue dans la guilde des Lames Rouges.
Gelt sursauta.
— Papa ? Papa, c'est bien toi ? Je me demandais justement où j'étais et...
Lucius poussa un soupir teinté de tristesse et avança d'un pas dans la pièce où son fils le fixait avec une expression ou stupéfaction et bonheur se mêlaient. Il serra les dents devant la partie cruelle que les Dieux étaient en train de jouer pour eux.
Pendant plus de vingt ans, il avait caché un enfant destiné à mourir, et aujourd'hui ? Aujourd'hui, cet enfant avait été choisi pour entrer dans la seule guilde qui pourrait bien causer sa mort. La seule qui pourrait le mettre en face de celui qui avait commandité, des années plus tôt, son assassinat. Et lui, que pouvait-il faire ?
Il jeta un coup d'œil au bracelet noué autour du poignet de son fils. Seul ce mince lien de cuir garantissait la sécurité de Gelt. À peine soulagé, il parla d'une voix atone, désincarnée par le chagrin :
— Les lames sont les défenseurs et les protecteurs de la famille royale. Une petite armée de combattants d'élite connue de ses seuls initiés. Pour que ta formation ait des chances d'aboutir, tu dois être séparé de ta famille. Tu ne pourras plus la revoir avant la fin de ta formation. Et même alors, afin de pourvoir à leur sécurité, il te sera fortement déconseillé de les contacter. Mais ce choix-là t'appartiendra.
Le sourire de Gelt se figea.
— Ce que tu dis n'a aucun sens, enfin ! Tu es bien là toi !
— Je suis une Lame, Gelt. Tu as dû le voir sur le Mur de la Voie. Et même si tu fais désormais partie de la guilde, je n'ai plus le droit de t'approcher. Ton mentor viendra te chercher dans quelques minutes. Tu dois comprendre que c'est pour ton bien. Tu ne peux plus avoir d'attache. Pas tant que tu ne seras pas formé. Cela pourrait nuire à ta formation. Ta dévotion doit aller entièrement à la guilde et ton seul serment doit être de protéger la famille royale. Pas seulement la tienne. C'est pour cela qu'il en va ainsi.
— Papa, je dois voir Anna !
— Je suis désolé, mon fils. Tu ne peux pas. Pas avant la fin de ta formation.
Gelt sera les poings de rage. Son père, son propre père ne voulait plus de lui et lui refusait de revoir les siens. C'est d'une voix dure qu'il demanda :
— Combien d'années ?
— Cinq, peut-être plus. Ce sera à ton mentor d'en décider. Je suis désolé. Ta formation commence dès maintenant.
Gelt baissa les yeux sur ses poings crispés. Il sentait ses ongles entamer la chair de sa paume, mais la douleur physique n'arrivait pas à surpasser celle qu'il éprouvait à l'intérieur de son cœur. Même la marque sur sa peau brûlée n'était plus qu'une cendre tiède en comparaison. Lui qui n'avait jamais vraiment utilisé sa magie - que pourtant il possédait -, sentit un ouragan terrasser chaque fibre de son être pour s'y installer. Serrant plus fort les poings, il jugula le flux magique avant de commettre un parricide.
Relevant la tête, il vit dans les yeux de son père son propre reflet ; ses propres iris noisette dans lesquelles dansaient les flammes de sa magie.
Une larme coula le long de sa joue et vint s'éclater à ses pieds. Il la regarda une longue minute puis ferma les paupières pour qu'elle soit unique. Pour que ce soit la dernière fois.
— Une Lame Rouge ne pleure pas, n'est-ce pas ? demanda-t-il sans relever le menton.
— Non, mon fils. Non.
Lucius sortit de la pièce. Une fois au pas de la porte, il regarda son enfant pour la dernière fois peut-être. Dans moins d'une heure, Gelt devrait s'éloigner de la ville. Lorsque deux membres d'une même famille étaient faits Lame, la nouvelle recrue partait en formation dans un autre bastion de la guilde, le temps de sa formation. Il ne reverrait plus les siens avant de longues années.
— Gelt ?
Le jeune homme l'ignora.
— Ne te sépare jamais de ton bracelet. Je sais que tu m'en veux, mon fils. Je le sais et je comprends. Mais, je t'en conjure, ne l'enlève pas. Pour ton bien, ne l'enlève pas.
Une longue minute passa sans que Gelt ne réponde. Lucius comprit qu'il n'était plus le bienvenu et se détourna. Il se souvint de la peine qui avait ravagé son cœur à l'annonce de sa propre nomination d'apprenti Lame Rouge. À son tour, une larme perla sur sa joue, il l'essuya vivement avant qu'elle ne touche le sol.
Quand son père fut parti, Gelt agrippa le lien de cuir qu'il portait depuis des années et l'arracha.
Il ne voulait plus de souvenirs de son passé. C'était trop douloureux.
***
Annabelle s'arrêta devant chez elle. Cela faisait des heures qu'elle marchait sans but dans la ville, anesthésiée par ce qu'elle avait appris et vu aujourd'hui. Derrière la porte massive, sa mère et son père étaient en pleine discussion mouvementée. Leurs voix lui parvenaient étouffées à travers le bois épais :
— Pourquoi ? Pourquoi ne me l'as-tu pas dit avant ? hurlait sa mère, folle de rage et de douleur.
Étrangement calme, la voix de Lucius parut lointaine – plus que ce qu'étouffait déjà la porte en bois.
— Cela aurait-il changé quelque chose, mon amour ? C'est irrémédiable. On ne peut pas revenir en arrière.
N'y tenant plus, Annabelle ouvrit la porte d'entrée d'un coup de pied rageur.
Ses parents tournèrent la tête dans sa direction.
— Oui ! Irrémédiable ! Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que, dans certaines guildes, les jeunes Orientés ne revoyaient pas leur famille avant la fin de leur formation ?! Je l'ai appris de maître All Baun ! Vous n'aviez pas le droit de me cacher que je ne reverrais peut-être jamais mon frère ! hurla-t-elle à s'en casser la voix. Et toi, Papa ! Oh oui ! Toi, le forgeron ! Tu nous mens depuis le début ! Qu'est-ce qu'une Lame Rouge, Papa ?
Lucius regarda sa fille, un voile de tristesse devant les yeux. Jamais elle ne l'avait vu ainsi. Son père avait toujours été extrêmement habile pour cacher ses sentiments. Maintenant, sachant qu'il lui mentait sur son métier depuis des années, cela ne la choquait plus.
Julia, dont la colère semblait subitement s'être ratatinée sur elle-même pour être remplacée par une profonde affliction, se dirigea vers Lucius et prit tendrement les mains de son mari. La différence de taille était cocasse. Lucius devait mesurer dans les mètres quatre-vingt-dix et sa femme à peine plus d'un mètre soixante. Mais pour le moment, Julia levait fièrement le menton si haut, qu'il semblait qu'elle égalait son mari.
— Les Lames Rouges sont une guilde de guerriers où l'identité des membres doit rester secrète, ma chérie. S'ils ne voient pas leur famille pendant de longues années, c'est pour protéger les deux parties de ce schéma, dit-elle d'une voix douce.
— Des guerriers, frémit Annabelle, le regard flou. Gelt va devenir un soldat et risquer de mourir dans un stupide combat ?
— Les années d'entraînement sans voir ses proches sont le prix à payer afin de devenir une Lame, continua son père.
— Pourquoi maman est-elle au courant pour toi ?
Lucius soupira.
— Elle l'a deviné. Il y a des années.
— Et en près de dix-huit ans, tu n'as pas trouvé un seul moment pour en parler à tes enfants ? Pour les préparer au cas où ? Tu n'as pas eu le temps de dire à ta fille qu'elle pourrait perdre son frère ? Il y avait trop peu de chance pour que ça arrive, c'est ça ?! Et bien, devine quoi ! C'est arrivé !
— C'était pour vous protéger, ma puce. Je n'ai pas le droit de...
Annabelle ne put retenir ses cris.
— Je te déteste ! C'est à cause de toi que Gelt est parti ! Je ne le reverrai plus jamais !
La jeune femme sortit de la maison en courant. Elle savait que ce qu'elle venait de dire était injuste. Que son père n'avait rien avoir là-dedans. Que, comme l'avait dit le maître d'Orientation, les empreintes choisissaient. Pas l'hérédité, pas les hommes, mais la magie tapie en chacun qui nous appelait à faire ce pour quoi nous étions nés. Il n'y avait jamais d'erreur. Les empreintes regardaient dans la tête, le cœur et les tripes d'un homme : dans son âme. Et son âme ne mentait jamais. Pourtant, elle devait répandre sa confusion et sa frustration sur quelqu'un.
Lucius voulut rattraper sa fille, mais Julia le retint par la main.
— Laisse. Elle est en colère. Elle reviendra ce soir, lorsqu'elle aura fait la lumière sur les évènements. Nous avons des choses plus urgentes à régler.
Caressant la paume de son mari, Julia détailla les fines zébrures rouges qui recouvraient le bout de ses doigts. Puis elle redressa le menton et le considéra, effondrée.
Sa voix trembla lorsqu'elle reprit la parole d'un ton accusateur :
— Tu n'aurais jamais dû partir pour cette mission !
— Mon rôle était de rester auprès de mon roi et de le protéger, Julia.
— Ton rôle était de rester en bonne santé auprès de ta famille !
Lucius enveloppa les mains de son épouse dans ces deux grands battoirs.
— Je suis une Lame, Julia. J'ai prêté serment. Nous savions ce à quoi nous nous exposions en restant à Arcandie. Nous avons fait un choix.
— J'ai fait un choix, le détrompa-t-elle. Nous sommes restés parce que je te l'ai demandé. Toi, tu voulais quitter les Lames. Je t'en ai empêché.
— Tu as eu raison à l'époque, mon amour. Ma désertion n'aurait jamais été pardonnée, pire, elle aurait soulevé des soupçons. Drake n'aurait jamais cessé de me chercher. Gelt aurait été en danger.
Julia resta muette. Elle ne voulait plus savoir à qui incombait la faute. Elle souhaitait profiter de chaque seconde avec son mari. Lorsqu'elle reprit la parole, son ton avait un goût de défaite.
— Tu en as aussi sur les pieds, n'est-ce pas ?
Lucius hocha la tête, les lèvres pincées.
— Tu aurais dû me le dire. Dès les premiers symptômes.
— C'est irrémédiable, Julia. Alors, à quoi bon ?
— Non, j'ai vu des malades en rémission qui survivaient ! Nous pourrions...
Lucius prit soudain sa femme dans ses bras, la plaquant contre son torse.
— Je veux profiter de ma famille pendant qu'il en est encore temps, souffla-t-il.
— Non, non, non, répéta Julia, comme si la négation de ce qui arrivait à son mari avait des pouvoirs curatifs.
Il la serra plus fort, puis comme si une idée terrible venait de le traverser, la repoussa au loin.
— Je suis peut-être contagieux !
Elle se rapprocha de lui et se coula dans ses bras, ignorant ses inquiétudes.
— Si tu l'avais été, nous aurions déjà été touchés, moi et les enfants.
— Julia... Tu n'en sais rien. Peut-être...
Il s'interrompit, l'angoisse resserrant son étau sur sa gorge.
— Ne t'en fais pas, mon aimé, tu vas guérir, murmura Julia contre lui. Je te le jure.
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