Chapitre Sept, comme deux gouttes d'eau
Tillian retira l'épingle de sa cravate et s'affala de tout son long sur son large lit. Il poussa un soupir qui résonna longtemps sur les colonnes de marbre avant de tenter de vider son esprit. Mais un nom revenait sans cesse : Silla Mhùron.
Il grimaça, serrant les poings. Il lui laissait un goût amer sur la langue et lui nouait l'estomac en un nœud complexe. Par tous les démons ! cet homme était son parrain ! Il ne l'avait vu qu'à deux reprises au cours de sa jeune vie, mais il l'avait toujours considéré comme un membre de sa famille. Sa mère n'en parlait qu'en bien et il serait bientôt encore plus lié aux siens lorsqu'il lui aurait donné sa fille en mariage. Cette idée lui fit serrer un peu plus fort les poings. Qui était donc cet homme qui aujourd'hui ne cherchait que plus de pouvoir, plus de terres, plus de désolation ? Comment avait-il pu changer en si peu de temps ?
Pourquoi ?
Cela faisait presque deux ans que le roi d'Ombria ne répondait plus aux invitations. Il n'assistait guère plus aux Grands Conseils qui devaient, chaque année, réunir les rois et reines des trois Royaumes d'Arcandias. Le commerce avec Ombria était également fermé depuis des mois. Aucun bateau marchand de quelque Royaume qu'il provienne, ne pouvait accoster sur ses côtes sous peine de se voir immédiatement rejoindre les fonds marins. Ombria était le principal fournisseur de laine et d'acier de tout Arcandias. Les nombreuses et riches montagnes du Royaume ainsi que les vastes plateaux herbeux – propices aux troupeaux – qui le recouvraient, étaient une source quasi inépuisable de ces deux ressources. Dans les deux autres Royaumes, elles commençaient cruellement à manquer. Comment pouvait-on s'habiller chaudement et s'armer sans laine ni acier ? Silla avait bien joué son coup. Si son but était la guerre, priver ses ennemis de la matière première nécessaire à la fabrication de la plupart des armes et des armures était une stratégie très payante à long terme. Tillian en était certain, Silla cherchait le conflit. L'union de leurs deux nations par le mariage ne l'intéressait plus. Il voulait dominer. Devenir le maître suprême d'Arcandias. Le Royaume Alouan viendrait ensuite. Il n'aurait plus qu'à le cueillir.
Levant ses mains à hauteur des yeux, il fit danser des escarbilles bleues autour de ses doigts. La fureur avait tendance à exciter sa magie. Sans y penser, il toucha du bout des doigts, une des colonnes de son lit à baldaquin. Les flammèches léchèrent le bois sombre, courant le long de la fine colonne, finissant leur périple dans les plis des lourds rideaux du ciel de lit. Le tissu s'embrasa et, en quelques secondes, le prince fut cerné par de longues langues de flammes. Il resta allongé, impassible. Le feu, au-dessus de lui, continua sa danse mortelle. Une épaisse fumée montait déjà vers le plafond, souillant la peinture blanche de larges bandes de suie noire.
Lorsque la chaleur devint insoutenable, il souffla entre ses lèvres et émit une sorte de sifflement. Le feu s'éteignit brusquement, comme si tout l'air de la pièce venait d'être aspiré par sa bouche. Les rideaux de son lit étaient fichus, mais il s'en moquait. À quoi bon posséder de tels pouvoirs s'il était impuissant contre la Mort Rouge et Silla Mhùron ? À quoi lui servait-il d'être un monarque magicien, si ses ennemis ne le craignaient pas ? Il se sentait impuissant.
Non, pas si impuissant. Une idée venait de germer dans son esprit. Une folle idée.
Tillian se redressa sur les coudes.
Il ne voyait qu'une solution au problème : Silla Mhùron devait disparaître. Et si sa mère continuait à se voiler la face, ce serait à lui de s'en charger. Oui, assassiner le Roi fou mettrait fin à ses raids dévastateurs. Cela étoufferait dans l'œuf ses idées de conquête.
Il en était capable. S'il réussissait à s'approcher assez de Silla, il pourrait user de sa magie afin de régler le problème. Il devrait partir avec quelques hommes de confiance. Deux ou trois, pas plus. Un trop grand cortège ne ferait qu'attirer l'attention. Oui, c'était la solution. S'il voulait mettre fin à la tyrannie de Silla Mhùron, il devrait s'en charger lui-même.
L'annonce d'une visite par son valet l'extirpa de ses sombres pensées. Mais il garda son idée dans un coin de sa tête, certain que c'était la solution.
Il se releva d'un bond et d'un signe négligent de la main, fit s'ouvrir les fenêtres de la chambre, évacuant ainsi l'entêtante fumée noire.
Devant le spectacle de son lit ravagé, le vieux valet ne broncha pas et resta stoïquement dos à la porte. Sous le coup de la colère, le prince avait détruit plus d'un meuble dans son enfance. Beaucoup de serviteurs avaient vu leurs vêtements prendre feu et s'étaient vus contraints de plonger tout habillés dans les nombreuses fontaines du jardin. Un lit de plus ou de moins à remplacer n'était qu'un moindre mal quand on savait que l'enfant de l'époque aurait pu raser la moitié de la ville sous le coup d'un caprice. Le valet était certain que le jeune homme d'aujourd'hui en aurait été tout aussi capable, mais il s'abstint du moindre commentaire.
— Mieux vaudrait-il ne pas rencontrer vos visiteurs ici, Majesté. Puis-je suggérer le bureau comme lieu d'entretien ? Je ferai venir des menuisiers et des ébénistes qui prendront les mesures afin de vous fabriquer un nouveau lit dans les plus brefs délais.
Le prince hocha distraitement la tête. Le valet sortit, faisant passer les visiteurs dans la pièce d'à côté. Tillian se dirigea vers l'ouverture qui menait au bureau depuis sa chambre et s'y engagea. Ses visiteurs entrèrent par la porte principale quelques secondes après lui. Il eut juste le temps de s'asseoir derrière son imposant bureau en acajou afin de les accueillir.
Les deux hommes se plièrent en une profonde révérence avant même que la porte ne se referme sur eux. Le premier visiteur n'était autre que le commandant en chef des Lames Rouges, Aram Doul. Le géant aux yeux acier était une véritable montagne de muscles. Guerrier endurci, il devait approcher de la soixantaine et ses longs cheveux blancs cascadaient librement sur ses larges épaules. L'âge ne lui avait rien enlevé de sa carrure et il était encore capable de tuer un adversaire en le fendant en deux du crâne à l'aine. C'est lui qui s'était chargé d'une bonne partie de l'éducation militaire du prince et ce dernier – bien qu'il ne l'aurait jamais avoué à voix haute – le considérait comme un père.
Le commandant se redressa ; il affichait la mine sombre qui ne semblait jamais le quitter dernièrement.
— Ha ! Mon fier ami ! s'exclama Tillian en posant ses mains sur les biceps du commandant. Vous tombez toujours à point nommé ! J'ai besoin de vos précieux conseils. Il m'est venu une idée dont je ne peux m'entretenir qu'avec vous. Mais avant, j'imagine que vous voulez me présenter votre nouvelle recrue.
— En effet prince, je pense que ce garçon saura retenir toute votre attention, répondit le soldat sans quitter son air soucieux.
Le prince recula un peu, déportant son regard sur le troisième homme qui se prosternait si bas qu'il aurait pu balayer le plancher du bout de son nez. Le prince n'apercevait de lui, que son catogan brun et ses larges épaules musculeuses.
— Relève-toi, apprenti, et avance en brave.
Gelt s'exécuta, mal à l'aise. Comme la plupart des gens du peuple, il n'avait jamais vu le prince Tillian Elios Roy'Quinn.
Le sourire accueillant du prince se figea et ses yeux s'agrandirent de surprise. Puis, il se composa rapidement une expression neutre. Une lueur d'étonnement embrasait toujours son regard, mais son visage s'était lissé.
— Je... vois, se contenta-t-il de souffler.
Saisi de stupeur, Gelt se prit les pieds dans un tapis brodé et trébucha sur un guéridon avant de basculer en arrière et d'atterrir lourdement sur les fesses. Lorsqu'il redressa le menton pour dévisager son suzerain, il tenait, serré contre lui, le pot de fleurs qu'il avait rattrapé de justesse avant qu'il ne se fracasse sur le sol.
Le Prince, droit comme un « i », croisa les mains dans son dos. Gelt pensa que, soit il jouait à merveille la comédie, soit rien ne le stupéfiait du haut de sa tour d'ivoire. Ce devait être bien commun pour lui que de croiser son exact sosie dans les couloirs du palais.
L'aîné des Ill'Doch bondit sur ses pieds, gardant le pot de fleurs dans les bras, ne sachant qu'en faire.
— J'ai pensé qu'il serait bienvenu de vous présenter ce jeune homme, Votre Altesse, dit Aram. Il se nomme Geltamoz Ill'Doch. Son Orientation fait de lui un Héritier puisqu'il est le fils du capitaine des Lames Rouge, Lucius Ill'Doch.
Le prince Tillian savait exactement qui était Lucius Ill'Doch. Son père, le roi Drake ne faisait jamais un pas sans que sa fidèle ombre ne le suive. À son souvenir, il ne les avait jamais vus l'un sans l'autre.
— Ton père se trouvait aux côtés du mien lorsqu'il est tombé malade. Ils prodiguaient aux familles ravagées par les raids ombriens, un passage sûr vers Arcandie.
Gelt hocha la tête, incapable de parler, faisant mine de comprendre ce que disait le prince. Évoquait-il l'une de ses fameuses missions de Lame Rouge ?
— Voilà deux hasards bien étranges. Nos pères inséparables et nos visages identiques. C'est surprenant, vraiment surprenant, murmura Tillian, qui continuait de fixer Gelt avec une étrange lueur dans les yeux.
— Quel âge as-tu ?
— Vingt et un ans, seigneur.
— Votre âge, Majesté, précisa inutilement le commandant, plus fébrile que ce qu'il laissait filtrer.
— Ce n'est pas un peu tard pour une Orientation ? Pourquoi ne pas l'avoir réalisée à tes dix-huit ans ?
Geltamoz avala la boule de salive qui lui obstruait la gorge. Pourquoi, par tous les Dieux, faisait-il si chaud ici ?
— Je ne voulais pas quitter ma famille. J'ai une petite sœur, et je craignais de la perdre.
— Et eux ?
— Votre Majesté ? demanda Gelt, sans comprendre.
— Ta famille. Tes parents. Craignaient-ils de te perdre ? De te laisser partir ?
— Comme toutes les mères poules pouffa Gelt dans un mouvement d'épaules avant de se figer devant le regard noir que lui lançait le prince.
Ce dernier l'étudia sous toutes les coutures.
— Mhmmm. Les mêmes iris marron, bien que les miens soient plus empreints de magie, plus foncés. Le même nez en trompette, les mêmes lèvres fines, la même fossette au menton... énumérait Tillian, marmonnant plus pour lui-même que pour les autres, scrutant son double toujours aussi perplexe. Tu peux lâcher cette pauvre plante, lui conseilla-t-il à la fin de son examen.
Gelt obtempéra, reposant l'imposante jarre sur le sol.
— Tu es plus grand, trois centimètres peut-être, et tes épaules sont un peu plus larges. Montre-moi tes poignets, tes chevilles et défaits les boutons de ton veston que je puisse voir ta gorge.
Gelt ne comprit pas ce que lui voulait son suzerain, mais il tenait trop à la vie pour contrevenir à un ordre direct. Il obtempéra. Il commença par retirer ses bottes et relever le bas de son pantalon, déboutonna sa veste pour découvrir sa nuque et finit par retrousser les manches de sa chemise bouffante. Sur son poignet droit, on pouvait apercevoir la fine ligne plus claire qu'avait laissée son bracelet avant qu'il ne l'arrache. Voir ainsi son poignet nu lui fit un drôle d'effet. Il avait porté son lien de cuir pendant si longtemps qu'il se sentait dépouillé. Était-ce cela que le prince cherchait ? Mais pourquoi ?
Ce dernier ne sembla ni vraiment soulagé ni entièrement, insatisfait lorsque Gelt se rhabilla. Et lorsqu'il eut fini, il lui sourit. Gelt en fit de même malgré sa gêne.
— Eh bien, mon ami, il semblerait que Mère Nature nous joue un de ses tours ! Si je n'étais pas certain que cela soit impossible, je jurerais que nous sommes frères. (Tillian partit d'un grand rire.) Sois le bienvenu chez les Lames Rouges ! Suis ton enseignement avec passion et assiduité et tu deviendras aussi précieux que ton père l'est pour ma famille. Je veux de tes nouvelles chaque semaine, et saches que je garderai une oreille attentive à tes progrès. Allez, maintenant sors un instant, je dois m'entretenir avec ton commandant.
Il le congédia d'un vague signe de la main et alla se rasseoir à son bureau. Gelt sortit à reculons, le nez rasant le parquet ciré, d'où s'élevaient des senteurs d'automne. Toujours aussi abasourdi, il se cogna dans quelques colonnes en s'excusant auprès de « ces dames ».
— Aram ! Qu'est-ce que cette comédie ? demanda le prince quand la porte se fut refermée. Qui est-il ?
— Je l'ignore, prince. Il m'a été présenté par Herill Doss, le formateur en charge de son apprentissage, ce matin. Je vous l'ai immédiatement amené après cela.
— En avez-vous parlé à ma mère ?
Le commandant secoua la tête.
— J'ai préféré vous en informer avant.
Tillian se leva, fit plusieurs allers-retours derrière le bureau et s'immobilisa, le regard braqué sur sa Lame.
— Parfait. Est-ce que quelqu'un d'autre est au courant ? Est-ce que quelqu'un a vu son visage ?
— Personne à part Herill.
— Parfait, répéta-t-il, le nez rivé au sol tandis qu'il continuait à arpenter la pièce au point que le commandant se demanda si ses semelles n'allaient pas commencer à fumer. Herill Doss devra le former, nous n'avons plus le choix. Il suivra une formation à part. Il doit aussi suivre un enseignement de magie. Tu as vu ses yeux, il a le don. Il aura deux tuteurs. Un pour chaque Art. Temerus se chargera de lui enseigner les arcanes de la magie. Je veux aussi qu'il lui concocte un sort. Nous devons modifier son apparence. Personne d'autre ne doit être au courant.
— Prince, vous allez bien ?
Tillian préféra ignorer sa question. Son cœur cognait si fort derrière ses os qu'il se demanda s'il n'était pas physiquement possible de le vomir. Il redressa la tête.
— Aram, serait-il possible que j'aie un lien de parenté avec cet homme ?
— Non, prince, j'en aurais été informé. J'ai un œil et une oreille sur tout ce qui se passe dans le palais. Une mouche pourrait lâcher un vent que j'en saurais quelque chose !
Tillian sourit à l'image. Juste assez détendu pour continuer à réfléchir.
— Je te crois, mon bon ami. Mais c'est trop gros. Pourrais-tu faire des recherches sur ce Geltamoz ? Une ressemblance pareille ne peut être le fruit du hasard. S'il n'est pas l'un de mes parents, la magie y est peut-être pour quelque chose. Son apparence est peut-être due à un sort très puissant. J'ai cherché un talisman sur lui, mais il n'en avait pas. Sans objet pour catalyser le sort, il faut une dose impressionnante de magie pour maintenir une autre physionomie que la sienne, mais c'est...
— Impossible, contra le commandant, les Sortilèges de Sang qui protègent le palais empêchent l'utilisation des sorts de métamorphose.
— Tu as raison. Aucun magicien en dehors de ceux de la cour ne peut user de magie si les sortilèges ne reconnaissent pas son sang. C'est Tempus, lui-même qui les a mis en place. Je doute qu'avec des yeux si clairs, Geltamoz Ill'Doch ait pu trouver le moyen de contrer une magie placée sur ces murs, il y a deux millénaires. Dans ce cas, fais ton enquête. Je veux tout savoir sur les Ill'Doch. Qui sont-ils ? Où habitent-ils ? Je veux que tu fasses surveiller le capitaine Lucius. Je veux savoir, ce qu'il fait de ses journées. S'il embrasse sa femme avant de se mettre au lit. S'il préfère la gnole ou la bière d'Otoï. Si sa couleur préférée est le jaune. Et même la fréquence à laquelle il se soulage chaque jour !
Aram Doul retint un sourire, puis son visage buriné se lissa.
— Et en ce qui concerne votre mère, prince ?
— Je sais combien tu lui es fidèle, mon ami, et quelle est la mesure de l'affection qu'elle te porte en retour, mais tu ne dois pas lui souffler mot, tu entends ? N'en parle à aucun de mes parents. S'ils ont un quelconque rapport avec cette histoire sans queue ni tête, je veux découvrir la vérité par moi-même. Il y a eu assez de mensonges comme cela.
Les talons du grand commandant claquèrent.
— Bien, Votre Majesté, fit-il avant de se retourner.
Le prince l'interpella. Il avait failli oublier une information capitale.
— Aram ! Pour en revenir à ce dont je voulais te faire part tout à l'heure, j'ai eu une idée...
Le commandant Aram Doul sortit du bureau du prince Tillian de longues minutes plus tard ; il ruminait. Passant devant Gelt, il lui fit signe de le suivre d'un geste de la main distrait.
Le jeune homme aussi ressassait depuis qu'il avait pris congé. Le prince lui ressemblait tant. Ce ne pouvait être une coïncidence. Il devait en parler à son père et sa mère. Mais malheureusement pour lui, les deux seules personnes capables de lui en apprendre plus sur cette magouille étaient aussi les seules à être hors de sa portée.
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