Chapitre Quatre, ou les colères d'un futur roi
— Je me fiche royalement de ce traité ! s'écria le prince Tillian dans une rage si palpable que chacun de ses conseillers put en ressentir la morsure. Je ne m'agenouillerai pas aux pieds d'un roi qui bafoue une paix millénaire. L'accord passé entre nos deux pays est caduc ! Ce papier souillé d'encre affaiblit un peu plus le Royaume de jour en jour et le muselle face aux abus des puissances extérieures ! Pourquoi, dès lors, devrais-je respecter ces décisions obsolètes, tandis que le Royaume d'Ombria envoie ses soldats piller nos villages et massacrer nos sujets ? Liniar, Jünn et Coulazy ont été entièrement rasés en l'espace de deux mois. C'est tout notre système qui est menacé. Le commerce bat de l'aile, car les routes du Nord sont devenues des coupe-gorge ! Les bourgs côtiers ne sont plus que des brasiers de corps et de gravats, où les carcasses des bâtisses côtoient celles des femmes et des enfants. Notre terre saigne et nous n'agissons pas ! Je vous demande de lever une armée et de défendre notre Royaume !
D'un geste négligé, il rabattit sa longue tresse brune derrière son épaule, attendant que l'un des conseillers ose lui tenir tête. Dans son for intérieur, il se jura, si cela arrivait, de décapiter l'importun d'une lame de magie.
— Avec quel argent, mon prince ? Les caisses se vident à cause de la Mort Rouge qui frappe depuis des semaines tout ce qui vit dans le Royaume. Les paysans censés nourrir le peuple meurent par dizaines tous les jours. Les champs deviennent stériles. Chacun des métiers cruciaux à la survie du Royaume manque de plus en plus de bras. Même la recherche d'un remède nous coûte des milliers d'Arques chaque semaine qui passe. La maladie s'est propagée sur le Royaume Alouan et la reine Ysandrine de Cameryss fermera bientôt ses ports à nos bateaux marchands pour enrailler son avancée. Nous ne pouvons plus que prier pour que la grâce nous soit rendue et que votre mariage avec la princesse ombrienne apporte les moyens financiers dont nous avons besoin pour sauver le Royaume. Comprenez. Nous souhaitons la paix et la prospérité en Arcandias. Et c'est votre union avec la princesse d'Ombria qui y pourvoira, en alliant par le mariage nos deux Royaumes. L'Accord a été passé bien avant votre naissance sur la base d'une prophétie. Il serait fou de céder aujourd'hui, sous prétexte que le seigneur Silla Mhùron laisse ses hommes se divertir au-delà de son Royaume.
Si le conseiller Andor avait ainsi voulu le calmer, c'était raté. Le prince n'en pouvait plus. Cela faisait près de quatre heures que la palabre durait et la discussion s'éternisait dans un piétinement obstiné. Malgré son entêtement à vouloir leur ouvrir les yeux, ses ministres ne voyaient pas plus loin qu'une promesse de trésor. Eux, qui faisaient déjà office au temps de son grand-père, n'étaient plus que de vieux croûtons sans fierté, ni orgueil. Ils se contentaient de vieillir sereinement, planqués dans leur palais d'argent, proférant des sornettes tout en se disant sages. Devenant d'année en année plus séniles et acariâtres.
Le jeune monarque rugit, tapant des deux mains sur la table. Sa voix puissante retentit dans toute la salle jusqu'à en faire vibrer les lourds piliers de bronze.
— Se divertir !? Mais vous êtes tous plus aveugles les uns que les autres ou bien est-ce la sénilité qui commence à vous ronger ?
Des hoquets consternés fleurirent autour de la table ronde, mais cela n'empêcha pas le prince de continuer :
— Certains hommes se divertissent sous les jupons de femmes consentantes, d'autres en buvant leur poids en alcool. D'autres encore, jouent tous leurs biens au hasard des tavernes. Ce sont là des vices que notre cœur et notre âme peuvent tolérer. Mais lui, ce chien des ombres jouit de la souffrance. Lui préfère massacrer des innocents ! Ne voyez-vous pas que Silla Mhùron a changé ? Il n'est plus le monarque respecté dont vous avez le souvenir. Réveillez-vous, à la fin ! Pensez-vous réellement que cette paix l'intéresse ? Fous que vous êtes, vous mènerez le royaume à sa perte avec vos vains conseils ! finit-il, hors de lui.
— Il faut compter là-dessus, Votre Altesse. Les sorcières avaient prédit ce mariage avant même votre naissance. Le traité qu'a passé votre mère avec le Royaume d'Ombria est seulement le résultat écrit de cette prophétie. Cette dernière stipule que seule l'union maritale des deux Royaumes saurait y apporter la paix. Une paix durable et immuable. Lui seul peut nous sauver, tenta une nouvelle fois Andor, dont les yeux reflétaient une crainte respectueuse.
La rage couvait sous chacune des fibres du prince. Une rage froide et haineuse, viscérale, qui remplissait ses artères de métal en fusion et irriguait son cerveau d'un flot de pensées sauvages et guerrières. Des étincelles de magie bleues crépitaient autour de ses poings serrés. Durant près d'une éternité, personne ne parla, craignant de faire exploser une magie destructrice. Puis, les flammèches disparurent.
— Nous enverrons notre armée et compterons sur l'appui du Royaume Alouan pour mettre un terme aux agissements de Silla Mhùron ! répondit le prince ignorant les conseils.
— Une fois que la reine Ysandrine aura réglé ce problème avec les rebelles du désert du Norda, intervint un autre ministre. Plus de la moitié de ses troupes y mène bataille afin de mettre un terme aux incursions de ces barbares.
— Ce qui n'est pas près d'arriver, fit remarquer Andor à la suite de son collègue. Cela fait des années que ça dure.
Ce n'était pas la première fois que le Conseil se réunissait pour traiter des problèmes de politique intérieure touchant celles, plus graves, de l'extérieur. Et ces échanges étaient souvent source de discorde. Cette fois-ci, cependant, le prince constata qu'au regard de son futur mariage, ils s'étaient tous ligués autour d'Andor et le défendait bec et ongles. La situation était toutefois bien plus grave que ne voulaient l'admettre les conseillers.
Depuis quelques semaines, des raids éclair déferlaient sur le nord du Royaume Central depuis Ombria, pour piller les villages isolés de la côte. Ces attaques sans motif apparent se faisaient de plus en plus fréquentes et chaque fois plus violentes. Les villages étaient à présent rasés et les quelques rescapés venaient se réfugier dans la capitale. La famille royale centralienne avait beaucoup de mal à étouffer le mécontentement des populations. La rumeur courait déjà dans les rues que le Pouvoir était incapable de les protéger. La reine Louve Roy'Quin ne pouvait se permettre que le peuple se mette à croire en son incompétence, auquel cas, ce serait la fin de tout.
Prenant son silence pour un encouragement, une conseillère reprit :
— Si nous attaquons les troupes du roi Silla Mhùron, nous ne pouvons espérer la paix.
Ses mots firent leur chemin dans le cœur du prince et ce dernier explosa. La froideur de son ton fit ciller la femme.
— Quelle paix, Mahaurys ? Si les sbires de Silla Mhùron mettent une nouvelle fois le pied dans le Royaume Central, je n'aurai aucune clémence. Et je n'ai aucun doute quant au courage de notre armée de volontaires : de nombreux hommes dont la famille a été meurtrie s'en donneront à cœur joie. Nous riposterons à toute attaque, avec ou sans l'aide du Royaume Alouan.
— Mais... tenta Mahaurys.
— Tout ce qui devait être dit n'a été que trop répété. La session est terminée.
— Non, mon fils.
La reine se leva. Elle s'était tue tout au long de l'échange, espérant ainsi voir son héritier prendre la place qui lui reviendrait une fois qu'il serait marié et sur le trône. Son calme légendaire avait été mis à rude épreuve par un enfant aux humeurs aussi tumultueuses que changeantes.
Elle s'approcha de Tillian, contournant la grande table, pour ne plus être qu'à quelques centimètres de lui.
La reine Louve était une « poigne de fer » dans un « gant de velours ». Elle chérissait ses amis et ne laissait pas l'ombre d'une chance à ses ennemis. Approchant des quarante ans, elle était d'une beauté renversante. Grande et mince, elle se tenait toujours très droite, les mains croisées dans son giron. La reine possédait également une particularité qui lui valait son nom - Louve. Fruit de l'union de deux loups-garous, elle était née avec une queue de loup qu'elle gardait cachée sous l'épais drapé de ses robes. Ce secret n'était connu que d'une poignée de personnes triées sur le volet. La robe qu'elle arborait aujourd'hui, d'un rose poudré sans ornement, épousait ses courbes encore sublimes et contrastait avec sa longue chevelure d'encre tressée. Parfait miroir de son fils arborant la même tresse, la même peau laiteuse et les mêmes traits anguleux, elle plongea ses yeux sombres dans les siens. Ainsi positionnés, ils semblaient engagés dans un combat de volonté silencieux à la conclusion duquel seul le plus noir regard l'emporterait.
Les cils bruns de la reine battirent sur ses joues pâles.
— Tillian, soupira-t-elle, tu es jeune, tu es courageux, ton sang bouillonne de prendre l'épée et de couper des têtes. Mais là n'est pas la solution. Tu dois te marier et ainsi unir nos deux royaumes. Tu dois pardonner les écarts de ton parrain. Il n'est plus lui-même. Ce mariage avec la princesse d'Ombria est le seul espoir qu'il nous reste si nous ne voulons pas entrer dans une guerre qui n'aura d'issue que dans des crânes fendus. Une guerre mondiale n'est jamais une solution envisageable. Tu dois comprendre...
— Comprendre quoi, mère ? Hein ? Dites-moi ce que je dois comprendre. Que nous sommes des lâches ? Que nous ne ferons rien pour l'arrêter même lorsqu'il aura mis à genoux tout le pays et que vous serez devenue sa putain ?! Autant en finir maintenant ! Baissons tous nos...
Une claque retentissante fit vibrer les fenêtres de la salle du conseil. Le prince en eut le souffle coupé. La reine Louve, poings serrés, releva fièrement le menton afin d'accrocher le regard fuyant de son garçon.
— Mesure tes paroles, jeune fougueux. Respecte ta reine. Mais encore plus ta mère.
— Je vous demande pardon.
— Jusqu'à ce que j'abdique pour te léguer le trône, j'ai toujours les pleins pouvoirs, mon fils ! Ose encore me parler sur ce ton et tu seras déjà grand-père quand ton règne commencera !
— Mes paroles ont dépassé ma pensée, mère. Je ne le pensais pas.
La reine se radoucit.
— Pense donc un peu mieux, exigea-t-elle en lui caressant la joue à l'endroit où elle l'avait giflé. Tu es trop jeune pour comprendre tout à fait nos motivations. Je ne... m'incline pas devant Silla Mhùron, je le laisse penser qu'il a gagné. Tu épouseras la princesse d'Ombria. Une fois uni à celui de Silla, notre Royaume ne craindra plus rien. Car ce sont tes enfants qui prendront le trône ombrien.
— Dans combien de temps, mère ? Nous parlons en dizaines d'années. Et en attendant ? Les vies qu'il prend ? Pourquoi le laisser faire ?
— C'est un sacrifice qui permettra d'en sauver bien d'autres. Des centaines de milliers. Épouse cette jeune femme, et tu auras donné plus à ton peuple, qu'en brandissant une épée. Aujourd'hui, je te demande plus de courage qu'il ne t'en aurait fallu pour fendre des gorges, mon fils. Comprends-le, et tu deviendras un très grand monarque.
Le prince se pinça les lèvres et fit une nouvelle tentative désespérée. Il jouait sa dernière carte.
— Pourquoi n'utilisez-vous pas le détachement de mon père pour repousser les raids de Mhùron, mère ? Il est déjà près des côtes avec un millier d'hommes. Nous pourrions...
— Non.
Et ces trois lettres suffirent à faire comprendre au prince qu'il avait perdu la partie. Pourtant, sa mère continua, elle voulait qu'il comprenne pourquoi elle agissait ainsi.
— Les soldats de Drake ne sont là-bas que pour évacuer les familles en danger et les rapatrier dans les terres. Si Mhùron décide d'attaquer, ils seront la première barrière défensive. Mais je ne me servirais pas de ces hommes pour une large offensive, Tillian. Si je fais cela, il n'y aura pas de retour en arrière possible. Ne comprends-tu pas que nous ne pouvons nous permettre une guerre ? La Mort Rouge nous consume de l'intérieur, je ne peux créer une nouvelle menace extérieure. Cela signerait notre fin.
L'héritier centralien capitula dans un souffle :
— Je comprends.
La reine embrassa son fils et fit face à ses conseillers, avant de déclarer d'une voix forte :
— J'ai appris via Communicateur que le roi Drake ne pourrait sans doute revenir parmi nous qu'au printemps. Pour le moment, lui et ses hommes sont immobilisés par les neiges. Ils resteront dans le Nord jusqu'à la fin de l'hiver et la fonte des glaces.
Une cassure dans le ton de la reine - qu'elle n'était pas parvenue à étouffer - leur révéla combien elle était inquiète pour son consort. Le nord du Royaume ne subissait pas que les assauts des mercenaires de Silla Mhùron, il était aussi l'épicentre de la Mort Rouge. Malgré ses craintes, elle tint bon, le dos bien droit. Ses yeux sombres se posèrent une dernière fois sur son fils et elle sortit de la salle silencieuse.
Après quelques minutes de flottements, le prince se retira à son tour. Laissant les conseillers continuer sans lui, une discussion à laquelle il n'avait, de toute façon pas voix. Son avenir s'était déjà décidé sans son aval. Et le destin de son peuple en allait également ainsi.
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