Chapitre Premier, et le jeu de cache-cache

Lucius glissa souplement entre les dalles mortuaires, les joues rougies par le froid matinal. Passer par le vieux cimetière avait été une excellente idée. À part un ivrogne en train de dégriser, affalé sur l'épitaphe de sa défunte épouse, deux spectres millénaires aux mânes à peine visibles et une famille de hérissons, il n'avait croisé personne. Personne à même de resituer sa présence à cette heure, dans la Basse Arcandie. Et si le boulanger ou les deux gardes du Transporteur émettaient des soupçons lorsqu'il reviendrait, il s'en occuperait. Plus tard.

Le capitaine passa les grilles rouillées du Cimetière des Oubliés et s'engouffra dans une venelle adjacente, longeant les murs comme s'il voulait s'y fondre. Il ne put s'empêcher un pincement au cœur lorsqu'il nota l'insalubrité des hautes bâtisses qui composaient le quartier. Lucius savait que la Couronne faisait de son mieux pour enrayer la croissance de la Basse Arcandie, mais les malheureux s'étaient démultipliés et amassés au fil des siècles, défigurant la cité.

Un tas de couvertures mitées émit un couinement puis un ronflement rauque lorsque la pointe de ses bottes buta dedans. D'un pas sur le côté, il le contourna et continua sa route sur les pavés boueux de la Basse Arcandie. Un cri lui fit lever les yeux vers une fenêtre éclairée à la bougie. Une femme hurlait sur son mari infidèle à grand renfort de vaisselle brisée.

On le héla.

Son regard, froid et concentré, se posa sur une silhouette adossée à une bâtisse tortueuse. Elle se détacha du mur et avança vers Lucius en ondulant du bassin. La femme à la mine maculée de crasse s'arrêta à quelques centimètres de lui, son sourire découvrant une dentition incomplète. Elle écarta les pans du plaid qui la dissimulait et dévoila un corps maigre enserré dans un corset en jute beige bien trop ample. Ses cheveux châtains, lourds de pluie, lui collaient au visage. Elle en éloigna une mèche de son front.

— Trois sous la passe, mon mignon, lui susurra-t-elle d'une voix cassée. J'ai pas l'air comme ça, mais j'suis la meilleure putain des bas quartiers. Tu trouv'ras pas mieux à besogner.

Il jura dans sa barbe et révisa son jugement : les faubourgs glauques n'étaient pas l'endroit le plus discret pour se débarrasser d'un problème encombrant. Trop d'effervescence nocturne. Mais il était trop tard pour faire demi-tour ; il manquait de temps.

La prostituée crocheta la nuque de Lucius de ses doigts squelettiques. D'un mouvement sec de ses larges épaules, il se dégagea.

— La prostitution en dehors des Maisons de plaisir est illégale et sévèrement punie.

Les yeux de la femme s'écarquillèrent et un éclair de peur furtif traversa ses prunelles, avant d'être vite remplacé par une moue revêche. Mains sur les hanches, elle recula de deux pas.

— Quoi ? T'es qui, toi ? Un soldat des mœurs ?

Mais qu'est-ce qui lui avait pris ? S'il avait voulu se parer de discrétion, c'était raté.

— T'as rien d'mieux à foutre que d'venir emmerder les travailleuses ? On gagne sa croûte comme on peut. Mais tu peux pas connaître ça, toi, avec tes bottes bien cirées et ta bouille bien proprette.

Il s'excusa et la contourna, espérant ainsi mettre fin à l'étrange échange.

— Ouais, c'est ça. Tu fais bien d'te tirer, peigne-cul. J'en connais dans les environs qui s'raient ravis de t'enl'ver cet air arrogant d'ta p'tite face d'enfant d'chienne !

Les insultes gagnèrent en vélocité et Lucius dut reconnaître qu'elle en maîtrisait tout un almanach. Malgré lui et en dépit de la situation, la commissure de ses lèvres se souleva en un sourire amusé. Il prit une embouchure sur sa droite, dans une artère encore plus étroite et le silence se fit. Ici, personne ne viendrait l'interrompre. Incertain, Lucius s'engagea vers le fond de la ruelle maussade et pressa plus étroitement le fragile paquet contre son cœur.

Décidément, il n'arrivait pas à se faire une raison.

Le capitaine frissonna. Il savait que le froid qui le rongeait jusqu'à l'os et le crachin dru qui gorgeait sa cape d'eau n'avaient rien à voir avec la sensation qui lui nouait les tripes. Non. Il avait peur. Tout simplement.

— Une vie pour un millier, n'est-ce pas ? chuchota Lucius pour lui-même en s'avançant de nouveau.

Il retint sa respiration tentant d'ignorer l'haleine fétide de la venelle. S'approchant d'un angle, il déposa le paquet dans un ancien cageot à poissons éventré. Puis d'un regard impénétrable, contempla un moment son colis. Ce dernier se tortilla.

Il était arrivé au bout du sablier.

D'un geste leste, il sortit un large coutelas de sous son manteau. La note métallique de l'acier se répercuta mille fois entre les murs des bâtisses avant de se perdre à la discrétion des faubourgs de la Basse Arcandie. Il s'approcha du paquet, s'accroupit et arma son bras tremblant. Le temps se suspendit au fil de sa lame. Une éternité passa. Puis soudainement, ses pupilles ternes, s'enrichirent d'une nouvelle et pure détermination.

— Non, j'ai vu trop de sang couler... Tu ne mérites pas ça. Personne ne le mérite.

Sa voix semblait trop douce pour son imposante carrure.

Avec des gestes lents, il rengaina, sa décision prise. Il ne le tuerait pas. Cela contrecarrait les ordres, mais il pourrait vivre avec. Personne ne saurait.

— Je te laisse une chance, soupira-t-il, las. Quelqu'un te trouvera peut-être.

L'image de la maigre prostituée s'imposa à lui. Il grimaça.

« Mais j'en doute. » ajouta-t-il pour lui-même.

Il se détourna, bien décidé à repartir auprès des siens... et s'arrêta net quelques mètres plus loin. Un gémissement suraigu et plaintif venait de crisser depuis le paquet. Il ne fléchit pas et continua son chemin, l'ignorant. Focalisé sur le bruit de ses semelles crevant la boue, il atteignit l'entrée de la ruelle. Mais un nouveau cri, plus triste, plus torturé, lui parvint. Fermant ses paupières, il plaça ses doigts sur ses tempes qui battaient à tout rompre. Ce n'était pas pour ça qu'il avait prêté allégeance ! Comment la morale s'accommodait-elle de ça, hein ? Comment pouvait-on laisser mourir un...

Un début de sanglot coupa net le fil de ses pensées.

Lucius rebroussa chemin, se hâtant afin de rejoindre la couverture bleue. Il s'en saisit et souleva le tissu brodé. Un minuscule visage, aux joues roses, trempées par le chagrin, apparut sous ses yeux attendris. Deux immenses billes d'un marron très clair le couvaient comme si elles l'avaient toujours connu.

Lucius savait d'expérience, que la majorité des nouveau-nés étaient somnolents et qu'au début de leur vie, ils n'ouvraient les yeux que par courtes périodes. Alors pourquoi ce bébé-ci le fixait-il de façon si frontale ?

— Ne me regarde pas comme ça, gamin ! gronda-t-il, le doigt pointé sur un nourrisson.

Celui-ci lui offrit un rictus édenté, le dévisageant de plus belle. Apparemment, ses menaces n'avaient rien de bien terrifiant.

Il sourit.

— Non, je ne peux pas. Si je t'emmène...

Les prunelles du nouveau-né se voilèrent soudain, son petit menton se mettant à frémir.

— Non, chut ! Ne pleure pas, chut, calme-toi, petit homme, le berça-t-il.

Les larmes refluèrent, et le sourire du capitaine se déploya plus largement.

— Quel démon es-tu pour réussir à m'amadouer de la sorte ?

Le bébé gazouilla et des bulles de salive éclatèrent sur son menton.

— Toi, tu vas plaire à Ju...

Le roulis d'une charrette de colporteur l'interrompit. Les bruits du jour s'étendaient et quelques individus passaient devant la petite rue, sans toutefois, s'y engouffrer. Mais cela ne tarderait pas. Les filles de plaisirs qui travaillaient le jour pourraient aisément trouver la ruelle à leur goût comme leurs compagnes de la nuit.

Déjà, une flaque de soleil rouge ensanglantait l'horizon, parant l'eau du lac d'un voile incandescent. La Basse Arcandie s'éveillait, comme toujours une heure avant le haut de la cité. Les boutiques ouvraient leurs vitrines, les femmes leurs volets, et les hommes ronchonnaient, se coupant avec leurs rasoirs. La fumée des petits-déjeuners s'échappait des cheminées et allait chatouiller les narines des rares passants emmitonnés dans leurs capes, leurs gants et leurs bonnets.

Dans la baie, sept impressionnants trois-mâts dansaient mollement au gré de la bise et des ondulations du courant. Autour d'eux, une multitude de petits bateaux suivaient en cadence, ce mouvement hypnotique orchestré par les Dieux en une divine symphonie. Sur les quais, deux gardes royaux surveillaient les allées et venues des chargements et déchargements des voiliers. Mais à cette heure matinale, ils somnolaient entre deux inspections. Certains négociants avaient navigué toute la nuit pour arriver à l'aube et espérer dégoter les quelques places de choix que l'on trouvait sur le port. Ces bateaux marchands, tous plus lestés les uns que les autres, regorgeaient de tissus d'exception dont raffolait la Cour, d'épices aux couleurs éclatantes, d'huiles parfumées, de lames fines et ouvragées, de vaisselle fragile, de bijoux et de pierres précieuses. Le lot quotidien des charrettes de déchargement.

Et dans l'un de ces arrimages, destiné aux coffres du palais, scintillait un objet. Un de ceux qui n'auraient jamais dû refaire surface. Rouge sang.

Lucius récupéra le nourrisson.

— Bon, risqua-t-il dans un soupir, je suppose qu'il ne me reste qu'une seule chose à faire. Geltamoz sera sûrement très heureux d'avoir un frère né le même jour que lui. Et toi ?

Le bébé lui attrapa le pouce, et le mordilla de ses gencives édentées.

— Je deviens fou, je parle à un marmot, soupira le capitaine, se passant la main sur le visage. D'accord, tu viens avec moi. Tu promets d'être sage ?

Le bébé bâilla et ferma les yeux, peu concerné.

Avec d'infinies précautions, Lucius le cacha de nouveau sous sa cape. Au loin, il entendit la voix magiquement amplifiée d'un messager :

« Notre prince est né ce matin. Longue vie à la famille royale, puisse-elle toujours veiller sur nous et sur le Royaume Central. »

— Bien, soupira Lucius. Soit, c'est la plus grosse erreur de ma vie, soit son plus beau jour.

Il devait faire vite pour rentrer chez lui, là-bas, sous la bulle de la Haute Arcandie, et le Transporteur le plus proche se trouvait à une bonne demi-heure de marche.

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