Chapitre Neuf, ou comment s'attirer subtilement les faveurs d'une serveuse

— Eh beauté ! Ça fait plus d'une demi-heure que j'ai commandé ma bière ! J'vais quand même pas pisser dans ma chope pour la remplir moi-même ! beugla un gaillard replet d'une quarantaine d'années en pinçant au passage les fesses de la serveuse.

Les rires fusèrent dans toute la salle. L'homme, ravi, se leva et improvisa une révérence avinée, renversant avec maladresse le fond de sa chope sur la robe d'Annabelle.

La jeune femme se retourna afin de dévisager le porc qui venait de lui mettre une main aux fesses. Il était basané, portait une lourde moustache noire semée de gris et avait un visage banal qu'arrangeait en rien son nez cassé. Annabelle serra les dents et, inspirant profondément, prit la chope de la poigne de l'homme. Faisant volte-face, elle se dirigea vers le comptoir.

— Une bière d'Otoï pour ce charmant monsieur, s'il te plaît, Odje. Et ajoute-m'en trois autres pour la table quatre.

— C'est comme si c'était fait, Nana, lui répondit le tavernier en remplissant plusieurs chopines d'une bière pisse et mousse.

Annabelle profita de cette brève accalmie pour essuyer son jupon. Elle ne l'avait pas payé très cher, mais préférait ne pas avoir à en acheter un nouveau afin de ne pas entamer davantage ses économies. Cela faisait deux mois qu'elle travaillait pour Odje en tant que serveuse. Deux mois que ses parents n'étaient plus, et qu'elle n'avait donné de nouvelles à Eyvie et Martial. Soixante-et-un jours que son frère était mort à ses yeux.

Il ne se passait pas une heure sans qu'elle éprouve des remords, mais savait que c'était la meilleure chose à faire. Une fois loin d'Arcandie, elle pourrait enfin refaire sa vie et oublier.

L'auberge d'Odje se trouvait dans la Basse Arcandie, sur le port. C'était une vieille bâtisse en bois et pierres de taille grises qui semblait se ratatiner sur elle-même au fil des années à l'image de son propriétaire au dos légèrement voûté par le labeur. Bien que sa bière fût fade et ses lits durs comme des paillasses de prison, les marins aimaient s'y arrêter entre deux voyages afin d'oublier eux aussi, que leur vie n'était pas celle qu'ils auraient voulu. Ce n'était pas un travail idéal. Il était harassant et mal payé, mais c'est tout ce qu'avait pu trouver Annabelle sans Orientation. Et au moins ici, personne ne la connaissait. Elle pouvait se faire passer pour n'importe qui. C'est d'ailleurs ce qu'elle avait fait en prenant comme prénom Nana. Odje pensait qu'elle avait dix-neuf ans, qu'elle venait d'un village pauvre au sud d'Arcandie et qu'elle était montée sur la capitale afin de réaliser son rêve de devenir actrice. Il n'avait pas eu besoin de plus ; il avait l'habitude de donner du travail à des chats errants au beau minois.

— Allez, au boulot, lança l'aubergiste, la tirant de ses pensées en lui refourguant son plateau entre les mains. La mousse va redescendre.

— Quelle importance ? Avec ou sans, elle est aussi bonne que de la pisse de chat.

— Oh toi ! J'me demande bien ce qui m'a pris de t'engager.

— Tes clients avaient besoin d'une paire de miches à pincer.

L'aubergiste leva les yeux au ciel, sourit, puis dévisagea son employée. Il se souvenait du jour où elle avait sonné à sa porte, transie dans son manteau de laine gris. Elle lui avait demandé s'il embauchait et elle tombait à pic ! Son ancienne serveuse, devenue grosse, avait perdu les eaux, la veille, aux pieds d'un client. Les femmes qui accouchent en plein boulot, ce n'était pas très bon pour les affaires. La petite l'avait fixé avec ses mirettes de deux couleurs différentes et il l'avait engagée. Dans son regard, il avait vu son monde s'écrouler, et assez de tristesse pour remplir trois vies. Elle était jolie avec sa peau de pêche, ses joues pleines, ses cheveux blonds bouclés, ses larges hanches et ses délicieux seins ronds. Elle ne souriait jamais, mais sa moue revêche et ses formes épanouies plaisaient aux clients et c'était la seule chose qui comptait.

— Essaye de sourire pour une fois Nana, conseilla Odje en lui pinçant la joue. C'est pas en tirant la gueule que t'enflammeras les planches.

Encouragée par le clin d'œil de son patron, Annabelle reprit son service.

« Sourire... »

Elle tira sur ses joues. Rien ne se produisit. Tant pis, ce n'était pas son visage que les clients reluquaient.

L'auberge était pleine à craquer ce soir. À cause du froid, le lac Porianne était gelé, et beaucoup de navires ne disposant pas de brise-glace étaient immobilisés. Pour certains, cela faisait une semaine qu'ils n'avaient pas vu le large. Ce qui était mauvais pour les marins était lucratif pour les aubergistes. Odje en avait les zygomatiques tout crispés à force de sourire à l'idée de ses poches bien remplies.

Annabelle passait entre les tables avec une agilité de chat. Elle servait, débarrassait, essuyait, se faisait peloter avec un calme et une réserve dont elle n'aurait jamais été capable avant le décès de ses parents. Sa joie de vivre était morte avec eux, pourtant, personne ne s'en rendait vraiment compte. Quelle importance pouvait avoir les maux d'une simple serveuse tant qu'elle ne renversait pas la bière sur les clients et qu'elle ne ronchonnait pas trop face aux assauts lubriques de ces derniers ?

— Qu'est-ce qu'y vous ferait plaisir ?

Annabelle venait de s'approcher d'une table occupée par une jeune femme rousse dans la vingtaine. Elle avait d'immenses yeux verts, une peau aux teintes pastel et des taches de rousseur constellaient son long nez fin. Elle se débarrassa de sa cape en laine et frotta ses mains engourdies par le froid l'une contre l'autre. Les tablées autour baissèrent d'un ton afin de suivre la conversation ; une femme seule dans une auberge de marins, ça ne passait pas inaperçu.

— Que me proposez-vous ?

— Rien qui ne vienne de nos cuisines. Le ragoût de mouton est sec, le pain a cinq jours et la bière est fade.

La jeune femme se fendit d'un large sourire.

— Tout cela m'a l'air délicieux. Je prendrai donc une bière fade et un ragoût sec, répondit-elle avec un clin d'œil.

— Noté.

Annabelle sortit un torchon de son tablier et essuya la table.

— Je suis en ville pour quelques jours, commença la jeune femme sur le ton de la conversation. Comme vous m'avez l'air d'être du coin, vous n'auriez pas un ou deux endroits à me conseiller ?

Annabelle fixait obstinément la table, épongeant une flaque de bière aussi tenace qu'imaginaire.

— Rien, souffla si bas Annabelle qu'elle doutât que la rousse puisse l'entendre. Rien ne vaut plus la peine d'être visité ici.

— C'est dommage, se plaignit son interlocutrice.

Elle passa ses mains dans ses cheveux afin de remettre en place sa soyeuse crinière rousse maintenue en chignon par deux baguettes. Puis, dévisageant Annabelle, elle reprit :

— Tu as dû en baver pour, qu'à ton âge, la vie n'ait plus de saveur. Le monde n'est pas qu'un ragoût de mouton immangeable servi dans une auberge miteuse, tu sais ?

Les sourcils d'Annabelle s'arquèrent et ses yeux vairons fusillèrent le visage aux angles harmonieux de l'inconnue qui se permettait de pénétrer son intimité ET de la tutoyer.

— Si cela ne vous gêne pas, je préfère qu'on garde une relation de serveuse à cliente. Je ne cherche pas à me faire des amis. Ma vie privée ne regarde que moi. Et si cela ne vous convient pas, il y a un tas d'autres auberges sur le port.

Sans se départir de son sourire, la rousse appuya son dos sur le dossier de son siège et croisa nonchalamment ses longues jambes. Ses yeux détaillèrent Annabelle de la tête aux pieds. Inquisiteurs. Le rouge lui monta aux joues.

— Et je ne suis pas intéressée par les femmes !

Un rire cristallin retentit soudain dans toute l'auberge faisant taire un peu plus de clients qui s'ajoutèrent à ceux qui n'en perdaient pas une miette depuis le début.

— Tu mords en plus ? Ne t'en fais pas, mes goûts sont variés en termes d'amourettes, mais je ne m'intéresse pas à toi de cette façon.

N'y tenant plus, Annabelle fila vers le bar.

— Belle, prends cette bière et va l'apporter à la rousse du fond, fit-elle à sa coéquipière en posant la pinte sur son plateau.

La poitrine de la petite brune se gonfla de défi.

— Et pourquoi j'devrais faire ça ? C'est ton coin.

Annabelle soupira, avant de répondre :

— Tu auras son pourboire... et je prends la table des lourdauds au fond.

Ravie, Belle se dirigea d'un pas leste vers sa nouvelle cliente. Du coin de l'œil, Annabelle remarqua que cette dernière levait son verre plein dans sa direction. Elle lui fit un clin d'œil avant d'en boire une longue rasade. L'ignorant, elle continua son service. De toute évidence, et malgré son démenti, la rousse la voulait dans son lit.

— Hey, ma belle !

Las, Annabelle se retourna vers l'importun qui venait de lui caresser la fesse.

« Encore ? Il ne va pas me lâcher, celui-là ? »

— J'ai besoin d'une chambre pour ce soir, dit l'homme avant de poser un Arque de bronze sur la table. Je laisserai ouvert si... tu veux passer du bon temps.

— Je n'en ai pas la moindre intention, répondit la jeune femme se fendant d'un sourire narquois. Mais merci pour l'invitation.

Elle saisissait la pièce quand l'homme l'attrapa par les hanches et la fit s'asseoir sur ses genoux.

— Allez, fais pas ta bégueule, je sais que tu veux que je te mette à quatre pattes depuis que j'ai passé la porte.

Les autres marins assis à sa table hurlèrent de rire en entrechoquant leurs chopes. Annabelle leva son plateau en guise d'arme, mais on lui retira des mains.

— Belle prise pour un si mauvais marin ! lança un de ses camarades retroussant le jupon de la jeune femme sur son genou.

— Lâchez-moi immédiatement, où j'appelle Odje !

— L'aubergiste ? s'étouffa l'homme de rire. Tout le monde sait qu'il arrive à peine à soulever sa carcasse. Que veux-tu qu'il me fasse ? Rebondir sur son ventre ? Maintenant, voyons voir ce qu'on peut faire de ses beaux fruits.

Au moment où les mains du marin remontaient vers ses seins, elles furent happées par-derrière et tordues dans son dos. Annabelle s'échappa et se retourna afin de remercier celui qui venait à son secours. Elle s'arrêta net, stupéfaite. De longs cheveux roux échappés d'un chignon cascadaient sur la poitrine du malotru et une bouche fendue d'un large sourire chuchotait à son oreille.

— Ta maman ne t'a donc jamais appris à discerner un « non » d'un « oui » ? Ce n'est pas parce qu'une fille est jolie, que tu as le droit de poser tes sales pattes gluantes sur elle. Porc.

Le bougre se débattit, mais, à l'instar d'Annabelle plus tôt, ne parvint pas à se dégager.

— Lâche-moi, sale p...

Les bras de l'homme se tordirent de plus belle. Il gémit de douleur.

— Tut tut, mon mignon. Je te lâcherai quand tu auras fait tes excuses à cette jeune femme.

Ses lèvres restèrent immobiles.

L'inconnue releva le buste, passa une jambe par-dessus l'épaule de l'homme toujours assis et vint apposer son talon sur ses parties molles. Les mains toujours croisées dans le dos, il ne pouvait plus bouger d'un cil.

L'auberge était curieusement calme. Ce n'était pas tous les soirs qu'une mince étrangère arrivait à maîtriser un marin plus épais qu'un bœuf. Un des camarades de ce dernier esquissa un mouvement.

— Tu bouges encore, ne serait-ce qu'un sourcil, et tu seras responsable de la perte de sa virilité ! cracha-t-elle sèchement.

Le message était clair. L'homme se rassit.

— J'attends tes excuses.

La voix de la jeune femme était devenue glacée. L'autorité qu'elle mettait dans ses paroles prouvait qu'elle avait l'habitude qu'on lui obéisse. Le marin s'excusa dans un gémissement rauque. La rousse le relâcha. Elle tira sur sa tunique afin de la défroisser, fit un clin d'œil à Annabelle et se dirigea vers la sortie. Dans l'encadrement de la porte, elle se retourna, lui fit un signe de la main et lui lança :

— Joyeux anniversaire, Annabelle.

Cette dernière, qui n'avait pas bougé tout le temps qu'avait duré la scène, reçut sa phrase comme une décharge.

— Co... comment ?

Sa question à peine prononcée n'atteignit jamais les oreilles de la rousse qui avait déjà disparu dans la rue.

Personne ne connaissait son nom ici et encore moins le jour de sa naissance. Elle s'en était assurée. Annabelle fit volte-face, récupéra son plateau et la pièce de bronze puis se dirigea vers le bar où Odje, qui n'avait rien manqué de la scène lui non plus, l'attendait un verre et un torchon maculé à la main.

Peu à peu, le brouhaha de la salle reprit le dessus. Les rires fusèrent de nouveau de toute part. Les moqueries aussi. Le marin, plus rouge qu'un steak saignant, enfonça son nez dans sa chope.

— Je vais devoir lui donner une de mes meilleures chambres, grommela l'aubergiste.

— Mais Odje, tu ne peux pas le garder ici. Tu as bien vu ce qu'il m'a fait !

— Oui Nana, mais c'est un bon client. Il paye. Tu aurais pu lui faire un peu plaisir. Lui promettre sans lui donner. Des trucs de femme, quoi. C'est ton boulot.

Le sang d'Annabelle ne fit qu'un tour.

— Tu aurais préféré que je me fasse retrousser les jupes devant tous les clients, c'est ça ? Ça aurait fait du chiffre ?

L'aubergiste baissa les yeux sur le verre qu'il était en train d'essuyer.

— C'est pas c'que j'ai dit.

Les larmes aux coins des cils, Annabelle le défia d'en dire plus, mais il se tut.

— C'est fini Odje. Donne-moi mon dernier salaire. Je pars.

— Et pour aller où ? Tu n'as nulle part où te poser, tu dors dans ma cuisine.

— Je reste encore cette nuit. Demain à l'aube, tu ne me reverras jamais plus. Merci... de m'avoir permis de travailler ici.

— Comme tu veux, petite. C'est toi qui y perds.

Deux Arques d'argent roulèrent sur le comptoir.

— Je n'ai peut-être pas grand-chose, Odje, mais je ne vendrai pas mon corps à tes clients pour que tu fasses plus de profit.

Enveloppée dans sa dignité, Annabelle déposa son tablier et son plateau sur le bar, avant de se diriger vers la porte de la cuisine. Cette nuit serait la dernière qu'elle passerait dans cette capitale de malheur.

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