Chapitre Huit, sur la neige

Un flocon finit sa course sur le cil d'Annabelle. D'un geste brusque, presque rageur, elle l'essuya sur son gant. Qu'importe que le peu de fard qu'elle avait mis sur ses yeux s'estompe : il n'y avait plus personne pour y prêter attention.

La neige qui s'abattait sur Arcandie depuis deux jours semblait avoir été créée spécialement pour elle afin de se mêler à ses noirs sentiments et d'en faire un fade monochrome gris empreint de douleur. Son corps entier fut parcouru d'un frisson. Immobile depuis deux bonnes heures, elle ne ressentait plus le froid qui pourtant bleuissait ses doigts fermement crispés sur la tige épineuse d'une rose rouge. Un mince filet de sang figé coulant de l'intérieur de son gant était la preuve qu'elle ne sentait plus rien. Rien, excepté un vide immense, un gouffre béant, en plein milieu de la poitrine.

La cérémonie avait été très belle.

Eyvie avait pleuré jusqu'à ce que ses yeux secs ne brillent plus que d'une douleur incurable. Les membres de la guilde des orfèvres, les plus proches de sa mère, avaient proclamé à quel point Julia était merveilleuse, douce, gentille et talentueuse.

Martial avait fait un discours plus qu'élogieux à propos de Lucius. Bien sûr, les Lames Rouges n'avaient pas été présentes. L'anonymat voulait qu'une Lame meure dans l'ombre. Ses états de service tus à jamais. Peut-être y aurait-il, plus tard, une cérémonie secrète ? Mais Annabelle s'en moquait.

Elle n'avait rien dit. Même quand le magicien, chargé des obsèques, lui avait donné la parole. Ce n'était pas un beau discours sur le parcours sans tâche de ses parents qui les lui aurait ramenés. Qu'importe, rien ne serait sorti de sa bouche. Elle était trop profondément meurtrie pour pérorer. On disait souvent que parler de sa souffrance à quelqu'un allégeait le cœur. Ah ! Elle aurait bien voulu voir ça ! Parler à un public larmoyant lui aurait bien remonté le moral, c'est certain. Elle en aurait presque oublié qu'elle était devenue orpheline en une fraction de seconde, que sa vie s'était teintée de noir, que sa jeunesse avait pris fin au moment précis où la femme qui l'avait portée, fait naître, élevée, habillée, nourrie, éduquée – qui l'avait réconfortée, tendrement bercée, soignée –, avait expulsé son dernier souffle dans un gémissement de douleur.

Oui, c'est sûr, ça l'aurait bien aidé de parler...

Les corps de ses deux parents avaient été déposés sur une immense pierre de granit rose. Le voile qui les recouvrait était en soie blanche. Si fin, qu'Annabelle avait pu apercevoir au travers, les yeux entrouverts, vides et lactés de sa mère qui ne reflétaient désormais rien de plus que la mort. On voyait aussi à travers la pâle soierie, les zébrures rougeâtres qui recouvraient le visage et les mains de ses parents. La Mort Rouge avait peint un magnifique tableau cramoisi sur les deux êtres qu'aimait le plus la jeune femme. Une façon indélébile de montrer aux survivants que, bientôt, viendrait leur tour.

Après qu'on eût déposé ses parents sur la pierre et discouru sur leur si belle, mais trop courte vie, le magicien spécialisé dans les funérailles avait jeté un sort aux deux corps. Ces derniers s'étaient nimbés d'un sublime flamboiement bleuté avant de disparaître et ne plus laisser à leur place que deux minuscules boules de lumière bleue. Elles s'étaient envolées afin de retrouver les centaines de milliers de sphères qui surplombaient déjà le jardin des âmes.

Les yeux figés sur ce qu'il restait de ses parents, Annabelle fit à peine attention à une femme qui s'approcha d'elle et lui épingla une très belle broche de platine sur la cape.

— C'est sa dernière création. Elle aurait voulu que tu la portes, ma chérie.

La femme - qu'elle devait sûrement connaître - lui caressa doucement la joue puis s'en alla retrouver sa vivante famille.

Annabelle lâcha sa rose et retira ses gants qui tombèrent dans la neige près de la fleur. Du sang séché lui maculait les doigts, mais elle n'y fit pas attention. Levant la main, elle effleura la broche. Son autre main se posa mécaniquement sur le couteau de son père ; la lame à la garde sertie d'éclats de rubis. Depuis que sa femme lui avait offert pour leur première année de mariage, il ne l'avait jamais quittée. Mais Annabelle n'avait pas voulu qu'il parte avec son couteau. Les morts n'avaient pas besoin de souvenirs. Elle, si. Resserrant les poings sur les dernières choses qui lui rappelleraient à jamais ses parents, elle gémit de douleur, oubliant jusqu'au temps passant.

Il ne resta bientôt plus que trois personnes dans le jardin des âmes. Deux, techniquement. L'une étant une créature éthérée depuis longtemps. Martial et Eyvie s'avancèrent vers elle. L'ogresse qui lui arrivait au menton l'enserra si fort que les yeux d'Annabelle se posèrent finalement sur elle puis sur le spectre.

N'était-il pas plus pâle qu'à son habitude ?

— La maison est payée. Tes parents s'en sont assurés avant de mourir. Tu as aussi assez d'argent pour l'entretenir jusqu'à ce que tu sois orientée et que tu puisses subvenir à tes propres besoins. Je passerai tous les jours afin de vérifier que tu ne manques de rien. Je suis désolée, mon enfant, la Mort Rouge n'épargne personne.

— Une Lame Rouge frappée par la Mort Rouge, souffla la jeune femme.

Un sourire étira faiblement les lèvres d'Annabelle. Elle venait de se rendre compte de l'ironie de la situation. Son père, un des plus grands guerriers que le Royaume Central avait vu naître, avait été emporté par une simple maladie. Un mal qui semblait peu à peu prendre possession de tous les êtres de ce royaume.

— Je suis là, la rassura Eyvie toujours pressée contre elle, je ne te quitterai pas. J'étais au service de tes parents. Maintenant, c'est au tien que je suis, ma chérie.

Le voile opaque qui recouvrait les yeux d'Annabelle se leva.

— Non Eyvie, tu ne me dois rien. Tu n'as pas à rester plus longtemps.

— Mais ma puce, je veux rester, protesta l'ogresse en desserrant un peu son emprise.

— Pas moi ! cria brusquement Annabelle en la repoussant. Je ne veux pas de cette maison ! Je ne veux pas que l'on me couve comme un caneton blessé ! Et je ne veux pas de tes services. Tu étais l'obligée de mon père ! Il est mort ! Tu es libre ! Toi aussi, Martial. Part. Tu n'es plus obligé de sacrifier ta mort comme tu as sacrifié ta vie.

— Mon enfant, tu ne sais pas ce que...

— Je ne suis pas une ENFANT ! J'ai bientôt dix-huit ans. Je peux m'en sortir sans nourrice. Ce n'est pas parce que je n'ai plus de famille que...

— Tu as encore une famille. Ton frère...

— Mon frère ?! hurla soudain Annabelle. Mais où est-il, hein ? Où est cet enfant prodige quand on enterre ses deux parents ? J'aurais pu être allongée sur cette pierre de malheur qu'il ne serait pas venu !

Les sourcils de Martial se froncèrent de façon menaçante.

— C'est le chagrin qui te fait dire des horreurs. Tu sais bien qu'il n'a le droit à aucun contact avec sa famille, ni quiconque, qu'elle que soit la situation, durant toute la période de son apprentissage. C'est le prix à payer pour devenir une Lame. S'il était venu, non seulement il n'aurait pas pu continuer son initiation, mais il aurait été rejeté par sa guilde. On ne s'en remet pas lorsqu'on est désavoué par les siens, Annabelle.

— Il m'a juré qu'il serait toujours là pour moi ! C'est moi, les siens. Je ne le vois pas aujourd'hui.

Les épaules d'Annabelle s'affaissèrent soudain. Les yeux brûlants, elle fixait les deux inconnus qu'elle avait devant elle. Elle ne voulait plus les revoir. Jamais.

Elle fit volte-face et s'enfuit en courant laissant derrière elle quelques traces de pas blanches et un pétale de rose rouge. Martial voulut la suivre, mais Eyvie le retint d'une voix douce.

— Elle reviendra, Martial. Laisse-lui du temps.

— Tu as sans doute raison. Je regrette seulement de ne rien pouvoir faire afin apaiser son chagrin.

— Je sais, mais l'unique personne qui serait en mesure de le faire est aussi la seule au monde qui n'en a pas le droit.

Annabelle ne reviendrait pas chez elle. Elle ne pouvait pas supporter de vivre dans la maison où ses parents étaient morts.

Tout en caressant la broche épinglée à sa cape de laine, elle réfléchissait au moyen de s'enfuir. Plus rien ne la retenait. Martial et Eyvie s'en remettraient. Bien sûr qu'ils lui manqueraient, mais elle ne voulait plus voir sur leur visage se refléter son propre chagrin. Quant à Gelt, qu'il aille au diable ! Lorsqu'on ne se montrait pas aux funérailles de ses propres parents, on ne tenait pas à sa famille.

Oui, c'était décidé. Elle trouverait du travail et partirait loin de la capitale. Il y avait pas mal de boulots qui ne nécessitaient pas d'être orienté. Elle irait frapper à la porte des lingeries, des petites boutiques du port. Qu'importe le gagne-pain pourvu qu'elle oublie. Qu'elle s'oublie.

Caché derrière un vieux saule du jardin des âmes, Gelt observait les deux meilleurs amis qu'il avait jamais eus, quitter à regret la stèle rose où ses parents avaient été déposés.

Il ébaucha un pas, mais sa voix intérieure siffla :

« — Si tu fais ça Gelt, tu ne deviendras jamais une Lame Rouge. Tu ne pourras pas suivre les traces de ton père. Dans cinq ans Gelt. Dans cinq ans, tu retrouveras ta soeur.

— Mais dans quel état ? Annabelle me crachera au visage. Elle était si en colère !

— Elle ne comprend simplement pas que tu n'avais pas d'autre choix. Tu dois d'ailleurs retourner au camp. Si ton mentor s'aperçoit que tu es parti, c'en est fini. »

Le cœur de l'apprenti Lame s'était déjà brisé à l'annonce de la mort de ses deux parents frappés par la Mort Rouge, maintenant qu'il avait disloqué celui de sa sœur, il n'en restait plus qu'une infime poussière. La seule chose qui le faisait encore tenir était la promesse de revoir Annabelle après son apprentissage. D'ici là, il essayerait de prendre de ses nouvelles par un intermédiaire. Cela devait pouvoir se faire. Sans cela, il doutait de pouvoir tenir le coup.

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