Chapitre Dix, la sœur d'âme
Annabelle avait fait ça des dizaines de fois et, pourtant, son cœur battait encore la chamade. En silence, elle introduisit le passe-partout dans la serrure. Les yeux clos, elle joua avec le mécanisme jusqu'au moment où le bruit du déverrouillage retentit. Le lent et régulier ronflement qu'elle entendait derrière le battant ne s'interrompit pas. Soulagée, elle se faufila dans la chambre et referma la porte dans son dos.
L'homme était allongé sur le ventre, bavant, la bouche entrouverte. L'image d'un poisson mort s'imposa à l'esprit d'Annabelle. Elle la chassa d'un mouvement de tête avant de s'approcher du lit à pas de loup. Si elle avait appris une chose en travaillant à l'auberge, c'est que les clients ne dorment jamais très loin de leurs économies. C'est pourquoi, la main glissée sous l'oreiller du gros porc qui avait osé la toucher quelques heures plus tôt, elle mit la main sur une petite bourse de cuir. Elle la tira de sous sa cachette, victorieuse, puis esquissa une révérence à l'homme dont les ronflements redoublèrent.
— Ce fut un réel plaisir, chuchota-t-elle avec une moue ironique.
Plaçant la bourse dans une des poches de son jupon, elle se dirigea vers la sortie.
— Félicitations !
Cet unique mot murmuré faillit la faire crier de surprise. Elle ne réussit à l'étouffer qu'en plaquant sa main sur sa bouche. Affolée, elle tira un petit couteau coincé dans les lacets de son corset et se retourna vivement. Son bond faillit faire dégueuler le pot de chambre, qui oscilla dangereusement à ses pieds. Elle l'équilibra en posant la pointe de sa chaussure dessus. S'attendant à une confrontation, elle jeta un œil à l'homme allongé sur le lit. Mais le bougre cuvait sa bière, un sourire béat aux lèvres. Ce devait être un sacré rêve, pensa Annabelle.
Ses yeux fouillèrent la semi-obscurité à la recherche de la personne qui avait parlé. Une ombre accroupie dans l'encadrement de la fenêtre lui sourit.
— Je ne savais pas que le boulot de serveuse payait si mal, qu'il faille dépouiller les clients ivres pour subsister, lança une voix à l'intonation féminine.
— Qui...qui êtes-vous ?
Annabelle aurait souhaité parler avec plus d'assurance, mais la peur enserrait sa gorge. Une sueur moite coulait le long de sa colonne vertébrale. Elle jeta un coup d'œil au dormeur.
— Ne t'en fais pas pour lui, la rassura l'ombre qui venait de sauter gracieusement du bord de la fenêtre, il ne se réveillera pas de sitôt.
La silhouette fit un signe de tête en direction d'un pichet d'eau posé sur la table de chevet.
— Il est... mort ?
Cette fois, elle éclata de rire.
— Mort ? Ce serait bien le premier mort qui ronfle ! Non, je l'ai juste drogué afin que toi et moi ayons une petite conversation.
Elle avait mis tant de fermeté dans ce dernier mot, qu'Annabelle se sentit obligée d'agripper son minuscule couteau à deux mains et d'en menacer son interlocutrice. L'ignorant, elle se dirigea vers le vieux bureau en chêne situé près de la fenêtre.
On craqua une allumette.
Son visage fut soudain éclairé par la fragile et vacillante lueur d'une bougie.
— La jeune femme rousse, souffla Annabelle, dont les muscles tendus commençaient à faiblir.
— Mhmmm ? J'aurais pensé à d'autres qualificatifs plus appropriés comme la sublime, la stupéfiante, l'impressionnante jeune femme qui t'a sauvée les fesses, il y a moins de deux heures, mais ça me convient aussi. Je m'appelle Euridice.
Cette fois, les bras d'Annabelle tombèrent ballants le long de son flanc. Que venait-elle faire ici et comment était-elle entrée ? La fenêtre se trouvait au troisième et dernier étage de l'auberge !
L'étrangère croisa les bras et appuya sa hanche sur la tranche du bureau. Elle attendait visiblement quelque chose.
— Annabelle, répondit cette dernière, taisant ses questions. Mais vous le savez déjà,
— En effet, Annabelle. C'est mieux que Nana, non ? Nana, soupira-t-elle, où es-tu allé pêcher un nom pareil ? Autant te faire appeler Fille, ou Gonzesse !
— Comment m'avez-vous retrouvée ? C'est Eyvie ou Martial qui vous envoient ? Si c'est le cas, dites-leur...
— Je ne connais pas ces deux personnes. Et je ne t'ai pas trouvée, c'est toi qui m'as appelée.
— Je n'ai appelé personne, croyez-moi. Je m'en souviendrais.
Euridice haussa les épaules.
— Que faites-vous ici, mis à part me regarder commettre un vol ?
— Comme je te l'ai dit, je suis venue parce que tu m'as appelée. Ton âme, pour être plus précise.
Annabelle éclata de rire ; un rire sans joie.
— Bien sûr, ricana-t-elle. Mon âme adore appeler des inconnus quand je m'ennuie afin de jouer à des parties de cartes endiablées.
Euridice se contenta de sourire à cette remarque acerbe.
— Je suis ton mentor Annabelle. Je ne t'ai pas choisie, c'est toi. Chez nous, lorsqu'un apprenti s'éveille à son don, son âme, ou nomme ça comme tu le veux, appelle celui ou celle qui deviendra son guide. Je suis venue te proposer du travail en quelque sorte.
— Je n'ai plus besoin de travail ici. J'ai réuni assez d'argent pour partir de cette ville de malheur.
— Ce n'est pas n'importe quelle profession Annabelle, celle-là demande d'être Orienté.
La jeune femme croisa les bras, un sourire ironique figeant ses lèvres.
— Je suis navrée de vous décevoir, mais je ne suis pas Orientée et je ne le serai jamais. Maintenant, si vous voulez bien, je vais ouvrir cette porte et m'en aller le plus loin possible d'ici afin de refaire ma vie.
Sur ses mots, Annabelle rengaina son couteau et amorça un mouvement de recul. Mouvement qu'elle arrêta net lorsqu'Euridice reprit la parole.
— Tu dois sans doute avoir déjà entendu parler des Algaëls ? dit-elle en jouant avec la flamme de la bougie comme si elle venait de sortir une banalité.
— Les Algaëls... La guilde des voleurs ?
— Touché, lança Euridice en quittant le bureau pour se rapprocher d'Annabelle, mais je préfère que l'on n'emploie pas cet immonde barbarisme.
Dans ses mains, elle tenait la bougie allumée.
— C'est pourtant ce qu'ils sont.
— Ce que je suis. Et ce que tu vas devenir.
La jeune femme rousse était maintenant à moins d'un mètre d'Annabelle. Si elle tendait le bras, elle pouvait la toucher. Euridice était très grande, frôlant le mètre quatre-vingt. Elle était fine et l'on pouvait deviner sous sa tunique vert foncé une infinité de muscles que le corps d'Annabelle ne connaissait même pas. Elle s'approcha encore d'elle.
— Je... je ne veux pas.
— Tu n'imagines pas ce dont tu seras capable de faire au terme de ta formation Annabelle. Toutes les portes te seront ouvertes. Personne ne sera plus de taille à t'affronter. Tu seras libre. Libre d'aller où bon te semble. Libre de tes sentiments. Libre de ton passé.
« Libre de mon passé... »
Cette phrase fit écho dans le cœur de la jeune femme. Oui, c'est tout ce qu'elle souhaitait, tout ce dont elle aspirait depuis des mois.
Sans trop s'en rendre compte, elle acquiesça. Euridice, qui n'avait attendu que son consentement, leva la bougie entre elles.
— Souffle, murmura-t-elle.
Elle s'exécuta et les ombres reprirent leur droit sur la petite chambre de l'auberge. Une odeur de mèche et de cire emplit ses narines. Euridice lâcha la chandelle qui tomba sur le sol dans un roulement feutré. Elle posa ensuite délicatement – comme elle l'aurait fait à un enfant effrayé – la paume de sa main sur la joue d'Annabelle qui la regarda, fascinée. Plongeant ses yeux vairons dans les iris émeraude de l'Algaël, elle sut en une fraction de seconde qu'elle venait de retrouver un morceau de son cœur. De sa famille.
Son esprit s'engourdit. Des taches noires obscurcirent sa vision. Ses jambes se dérobèrent sous elle. Elle sentit sans le voir Euridice qui la rattrapait juste avant que son crâne ne fasse connaissance avec le sol.
— Bienvenue, ma sœur.
Ce furent les derniers mots qu'elle entendit avant de sombrer.
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