Chapitre Deux, ou le second fils

Hors d'haleine, Lucius arriva enfin devant la bâtisse blanche. Posant une main sur la porte, il se plia en deux afin de reprendre son souffle. Un cri étouffé derrière le bois échardé lui arracha un sursaut.

— Julia !

Il força l'entrée avec une telle violence que l'un des gonds s'arracha dans un fracas métallique assourdissant. Le bébé qui s'était endormi frémit, faillit se réveiller, mais les périples de la nuit l'avaient harassé et il se contenta d'un faible babillement.

Lucius avala les marches de l'escalier menant à l'étage. Il ouvrit la porte de la chambre, le cœur battant et pila, horrifié.

Julia était allongée dans le lit conjugal. Les draps blancs étaient maculés de sang. De part et d'autre de la couche, Martial et Eyvie se tordaient les mains, essayant par des mots doux de soigner l'âme meurtrie de la jeune femme. Elle pleurait et gémissait, un petit être inerte posé sur sa poitrine. Elle lui caressait la joue, en le berçant. Quand elle vit son mari dans l'encadrement de la porte, ses sanglots redoublèrent :

— Il est mort, Lucius, notre fils est mort ! Je n'ai pas été à la hauteur ! Je suis une mauvaise femme, une mauvaise mère ! s'étrangla-t-elle, inconsolable.

Lucius regarda le visage ravagé de Julia. Des larmes formaient de délicats sillons humides le long de ses joues, ses paupières battantes étaient gonflées par le chagrin, de l'écume recouvrait sa peau d'une fine pellicule, signe de l'effort qu'avait dû fournir la jeune femme pour enfanter. Et tout ça pour quoi ?

Les mains tremblantes de Lucius faillirent lâcher leur précieuse cargaison. Un gouffre venait de se creuser dans son âme. Immobile, il lui sembla que la scène irréelle était une pièce de théâtre dont il n'était qu'un spectateur. Que faisait-il là ? Qui étaient ces gens ? Était-ce Julia, allongée sur ce lit ? Son amour ? Sa vie ? Hagard, il regardait autour de lui sans comprendre, distançant une réalité trop douloureuse. Anesthésié, il ne sentait plus les pulsations frénétiques de son cœur. Il resta longtemps sans bouger. Puis un frisson glacé parcourut sa moelle épinière et ses joues s'inondèrent soudain. Le réel reprit ses droits. Ses entrailles se déchirèrent. Immobile, encore sur le seuil de la chambre, il fit tomber son masque de guerrier et pleura. Comme un père.

À son souvenir, adulte, il n'avait jamais pleuré. Une Lame ne pleurait pas. Mais ce soir... ce soir, il avait perdu son fils. Sa chair.

— Je n'ai pas été assez forte, couina Julia, le regard dément, mêlant ses sanglots à ceux de son mari.

L'air de la chambre à coucher, saturé de culpabilité, était presque irrespirable. Martial et Eyvie se reprochaient le décès du nourrisson. Lucius serra les mâchoires. Fermant les yeux, il vida son esprit de ses émotions et les remplaça par des pensées froides et distantes. Il pourrait bien mourir de chagrin plus tard. Pour le moment, il devait être fort pour deux afin de faire ce qui devait être accompli. Adoptant de nouveau son armure de Lame Rouge impénétrable – il posa son regard sur le fantôme qui paraissait plus désincarné qu'à son habitude.

— Cet enfant est mort-né, Lucius, murmura Martial. Elle n'y est pour rien, mais elle ne veut rien entendre.

Le spectre avait répondu à la question muette que son ami lui avait posée d'un simple regard.

— Cela fait des heures que j'essaye de lui prendre l'enfant, renchérit Eyvie, paniquée.

L'ogresse tremblait et tentait de se réconforter en entourant sa poitrine de ses bras. Une main sur l'épaule, Lucius la calma. Il passa une paume tendre sur la joue à la fourrure soyeuse d'Eyvie et lui murmura d'une voix veloutée :

— Merci d'avoir été là.

L'ogresse hocha sobrement la tête et lâcha un soupir, un poids s'ôtant de ses musculeuses épaules. Lucius s'approcha ensuite de sa femme, s'assit sur le lit et lui baisa tendrement le front. Il lui sourit faiblement et cela suffit à apaiser – un peu – son cœur et son esprit. Les sourires de Lucius avaient ce don.

— Ne te reproche rien, Julia, la pria-t-il, doux et rassurant.

Il prit le nourrisson inerte dans son bras libre, l'autre tenant toujours le premier bébé endormi sous sa cape. Le teint cireux de l'enfant faisait ressortir les traces rougeâtres de placenta. Ses paupières mi-closes ne projetaient aucune lumière. De sa bouche entrouverte, on apercevait une langue sèche et rugueuse. Lucius eut du mal à imaginer que le poids qu'il avait dans les bras avait pu être animé. C'est comme si la vie de l'enfant sous sa cape – il le sentait respirer contre sa poitrine – avait été extraite de son propre fils. Il l'embrassa pour lui dire adieu et le donna à Eyvie en lui murmurant quelques mots à l'oreille. Ils conversèrent silencieusement encore une longue minute avant que, dans un hochement de tête résigné et les dents serrées, elle ne s'éclipsât dans l'escalier. Une minute plus tard, la porte d'entrée claquait.

Julia roula des yeux affolés.

— Où est mon bébé ?!

— Fais-moi confiance, mon amour.

— Lucius..., gémit-elle à bout de force et de raison. Mon bébé a disparu !

La voix de Julia commençait à atteindre des notes plus aiguës. Elle lâchait prise. Son mari empoigna ses deux mains tremblantes dans une des siennes et les caressa du bout du pouce en lui chantonnant une berceuse.

— Mon... bébé.

Julia se calma après de longues minutes et Lucius stoppa sa chanson. Un silence de mort enveloppa soudain la chambre. Martial tira sa révérence et disparut en passant à travers un mur, laissant le couple seul.

Lucius caressa le visage de sa femme, séchant ses joues trempées.

— C'est une épreuve terrible, mon amour, que nous devons endurer. Mais je te jure que nous la surmonterons, lui souffla-t-il avec tendresse.

— Mais je suis une mauvaise mère.

— Je t'interdis de penser ça de toi. Maintenant, sois forte. Tu dois faire ton deuil le plus vite possible, ma chérie. Reprendre tes esprits parce que j'ai là un être qui a besoin de toi ! Qui a besoin d'une mère. Sèche tes larmes et regarde.

— Comment peux-tu dire ça !? Nous venons de perdre notre...

Lucius sortit le nourrisson de sous sa cape et les dernières objections de sa femme moururent à la vue de ses petites joues roses. Les yeux de Julia s'écarquillèrent de surprise. Elle ouvrit la bouche, la referma.

— Il s'appellera Geltamoz, comme l'enfant qui aurait dû être son frère. (Il haussa brusquement la voix.) Mais jamais, tu m'entends ? Jamais personne ne doit savoir que cet enfant n'est pas né de toi ! C'est notre fils à présent, et jamais il ne sera traité autrement qu'un enfant de notre sang ! Aime-le comme une mère et protège-le comme une louve. Eyvie est allée enterrer notre enfant dans un lieu où personne ne le retrouvera jamais. Ni toi ni moi. Nous ne pouvons regarder en arrière. Je suis désolé, mon amour, mais, si je veux protéger ce petit, il doit en être ainsi. Aussi cruel que cela puisse paraître. Cet enfant-là doit le remplacer aux yeux de tous. Même aux tiens. Tu as mis au monde un magnifique petit garçon cette nuit, mon doux amour. Et il est plein de vie.

Julia restait toujours sans voix, incapable d'articuler le moindre mot. Submergée par des émotions contradictoires. Puis elle coassa :

— Gelt ?

Lucius hocha la tête.

Elle ne comprenait pas, mais qui, qui aurait pu comprendre ? Elle regardait l'enfant qui dormait silencieusement dans les bras de son mari, elle le regardait avec les yeux et la tendresse d'une mère. Et peut-être avec des restes de folie.

Comme son propre enfant, elle le prit délicatement et le posa sur son sein. Le nourrisson alerté par l'odeur du lait, se réveilla et but le présent que lui offrait une nouvelle mère. Sa mère.

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