Chapitre Cinq, ne jamais promettre ce que l'on ne peut garantir
La porte d'une chambre s'ouvrit à la volée.
— Debout, belle et douce damoiselle ! Il est prestement l'heure que tu ouvres tes jolies mirettes ! clama le jeune homme qui y entra, bras et jambes écartés, tel un ménestrel enhardi.
Quelques mèches de ses fins cheveux bruns lui tombèrent dans les yeux, malgré son catogan. Il les chassa d'une chiquenaude.
— Gelt, dégage..., gémit Annabelle, s'étirant de tout son long à la façon des chats, avant de se renfoncer le plus loin possible sous ses couvertures. Et arrête de parler comme un aristo !
— Anna ! Tu m'as juré de m'accompagner et j'entends bien te faire tenir cette promesse, répliqua-t-il en se dirigeant vers la fenêtre occultée par d'épais rideaux.
— Trop tôt, grogna une voix étouffée depuis les couvertures.
Le jour qu'elle redoutait tant depuis des mois était arrivé et il frappait à sa porte aussi fort que le marteau d'un forgeron géant sur une énorme enclume. Son frère allait être Orienté et quitter le foyer par la même occasion. Les apprentis des guildes suivaient toujours leurs formations au sein même de ces dernières. Voilà pourquoi elle l'avait imploré toutes ces années de reporter son Orientation. Vingt et un ans. L'âge limite. Il l'avait fêté hier. Et aujourd'hui, plus rien, pas même les suppliques de sa sœur, ne pourraient arrêter le court du temps. Gelt allait la quitter.
Geltamoz écarta les rideaux d'un coup sec et le faisceau d'un phare jaillit dans l'habitacle. La fenêtre fut ouverte à son tour.
Annabelle émergea péniblement de ses couvertures en rouspétant.
Le froid lui fouetta le visage comme une grande gifle, dressant les poils de son échine.
Elle replongea instantanément dans son lit.
— Dieux, Gelt ! Tu ne voudrais pas me foutre la paix ? Je suis fatiguée ! Je crois que je couve quelque chose et en plus il fait froid ! Ferme cette fenêtre, je t'en prie ! s'écria-t-elle grelottante.
Le jeune homme rit à pleins poumons en s'exécutant avec une lenteur calculée. Plaisir sadique.
— Ma sœur adorée, la cajola-t-il, ce que tu couves c'est ta paresse. Je n'ai plus le choix, tu sais ? Je dois être Orienté. Mais ne t'inquiète pas, petite sœur, je rôderai toujours autour de la maison, la nuit, afin de protéger ta chère carcasse de mégère !
Annabelle ne répondit pas, mais s'arracha à la chaleur accueillante de son lit, les paupières rétrécies. Son frère s'adossa à la fenêtre avec une nonchalance feinte. Ce regard, il ne le connaissait que trop bien. Il patienta, anticipant sa réaction, la scrutant de sous la mèche brune qui lui mangeait la moitié du visage. Elle ne se fit pas attendre.
Empoignant l'un de ses souliers, Annabelle le jeta en avant. Gelt esquiva. Le projectile voltigea au travers de la fenêtre ouverte dans un vol plané qui parut s'étirer dans le temps, sous les regards mi-coupables mi-fascinés de la fratrie Ill'Doch. Puis il fut réceptionné dans un grognement, bientôt suivi par une bordée de jurons. Le buste penché vers l'extérieur, Gelt, se ramassa soudain sur lui-même et se dissimula derrière le mur, hilare. Un doigt sur les lèvres, il se tourna vers sa sœur.
S'ils faisaient les morts, peut-être que l'incident passerait pour un simpl...
— Mais enfin, Geltamoz Ill'Doch ! cria Annabelle, fort et distinctement, afin d'être certaine que le malheureux, qui vociférait quelques mètres plus bas, puisse l'entendre. Quelle mouche te pique ? Sont-ce les manières d'un gentilhomme que de lancer des objets contondants sur de pauvres passants innocents ?
Les derniers mots avaient été martelés.
— Saleté !
Geltamoz bondit, mains en avant. Ce fut au tour d'Annabelle de l'éviter d'une ruade sur le côté. Loin d'être découragé, il poursuivit sa sœur autour du lit. Le second soulier vola, des oreillers fendirent l'air dans une échappée de plumes blanches. Puis, en un éclair, le jeune homme parcourut la distance qu'il restait entre sa sœur et lui.
— Tu es perdue, scélérate !
Annabelle ouvrit la porte de la chambre en esquivant un nouvel assaut de son frère et ils continuèrent leur folle poursuite à travers la maison. Ils firent la visite du couloir, de l'escalier, puis du salon pour finalement débouler dans la cuisine comme deux trolls affamés devant un morceau de viande crue.
Eyvie commença à vociférer en voyant les deux sauvageons déferler sur son domaine.
Eyvie était au service des Ill'Doch depuis vingt-cinq ans. Elle avait juré de toujours être auprès de Lucius et de sa famille, le jour où celui-ci l'avait sauvée de la noyade. Car comme tous le savent, les ogres ne supportent pas l'eau, ne tolérant pas son contact humide et propre avec leur fourrure fauve. S'épargnant ainsi la peine de savoir nager. C'est sans doute, d'ailleurs, ce qui causa la quasi-extinction de la race.
La pièce était imprégnée de bonnes odeurs de confiture et de pain chaud.
Annabelle et Gelt s'arrêtèrent net sous la débandade de jurons qu'Eyvie poussa :
— Par les tourments des montagnes brûlantes, bande de petits saucissons insoumis, par mes ancêtres et ma bonne mère, nom de nom de viande de rat..., mademoiselle allez mettre sur-le-champ quelque chose de plus approprié ! Enfin madame, dites-le-lui, vous, que ce n'est pas une tenue convenable pour une jeune femme. À dix-sept ans, presque dix-huit, moi je n'étais pas aussi dépravée, dit-elle en brandissant sa spatule en bois devant le visage ironique et moqueur d'Annabelle.
Julia regarda ses enfants, souriante, puis fit un clin d'œil à sa fille qui s'empressa de remonter dans sa chambre. Avant de partir, celle-ci fit une révérence et, au dernier moment, tira la langue en direction de l'ogresse qui leva les yeux au ciel dans un profond soupir vaincu. La chemise de nuit blanche disparut derrière la porte et Eyvie reprit sa préparation du petit-déjeuner. Bombant le torse et maugréant.
— Ah ! Si c'était mes enfants, ils ne se comporteraient pas ainsi ! La petite ne trouvera jamais de mari avec une telle conduite.
Julia fit semblant de ne rien entendre, se contentant de sourire à son fils. Eyvie aimait son rôle de maîtresse de maison plus que tout au monde et ses deux gredins étaient ce qui se rapprochait le plus d'une famille pour elle.
L'ogresse mesurait moins d'un mètre soixante – une exception parmi ses pairs -, mais son fort et mauvais caractère décourageait quiconque lui voulait des noises. Sa courte fourrure d'un marron doré, d'où pointaient deux petites oreilles rondes, faisait ressortir ses grands yeux bleus pleins de malice.
Dardant une impérieuse cuillère en bois vers ses deux interlocuteurs, elle s'adressa à Gelt, qui embrassait sa mère.
— Mais enfin, vous ne cesserez donc jamais ces jeux d'enfants ? Vous n'avez plus l'âge.
— Laisse-les, ma bonne Eyvie, laisse-les profiter une dernière fois de leurs enfantillages.
Le visage de Julia s'était attristé et l'éclat dans ses yeux, assombri. Il était temps que son fils entre dans une guilde, mais elle ne se sentait pas prête à le laisser partir. Pourtant ils avaient déjà assez retardé la date de son Orientation. Et sa fille qui s'en irait dans quelques mois. Elle aurait voulu toujours avoir ses deux enfants près d'elle.
Était-ce de l'égoïsme de sa part ?
— Ma chère marraine, ne te mets pas dans un tel état pour si peu de chose. Le rouge ne te va pas au teint et tu es tellement plus jolie lorsque tu souris.
Le jeune homme avait parlé, comme il le faisait si souvent avec Eyvie, sur le ton de la flatterie.
— Ah ! Petit chameau, je te reconnais bien là ! Mais tu ne m'auras pas une fois encore avec tes belles paroles et ta jolie petite tête gouailleuse.
Un éclat de rire découvrit ses dents.
Un jeune spectre traversa le mur de la cuisine, l'air soucieux comme toujours. Nul ne fut effrayé, ils avaient tous l'habitude des visites matinales de Martial. Mort, vingt-cinq ans plus tôt, on pouvait d'ailleurs encore voir les traces de sang sur la tunique du fantôme et la blessure que lui avait faite la lame qui s'était enfoncée dans son estomac jusqu'à la garde.
Gelt lui donna une tape dans le dos. Sa main traversa le spectre, laissant une traînée d'ectoplasme le long du bras.
— J'oublie toujours, lâcha-t-il en fronçant le nez, dépité.
Annabelle, qui venait d'entrer, éclata de rire, puis s'assied à côté de lui. La tête reposant sur l'épaule de son frère, elle engloutit une grosse part de pain à la confiture.
Les conversations reprirent jusqu'au moment où une imposante carrure se détacha de la porte d'entrée. Le soleil dans son dos lui faisait comme une couverture de lumière.
— Papa ! crièrent le frère et la sœur.
— Lucius ! s'exclama Julia visiblement soulagée.
Barbu et sale, il entra dans la maison et referma la porte derrière lui, tandis que sa fille et sa femme lui sautaient au cou. La jeune femme le poussa jusqu'à la table et le fit s'asseoir. Julia lui ôta son lourd manteau d'hiver. Lorsqu'elle voulut lui faire retirer ses gants, il prétexta qu'il voulait garder ses doigts gelés au chaud encore un peu. Elle haussa les épaules et il lui prit tendrement les mains. Englobant la cuisine d'un regard attendri, il profita des incessantes chamailleries de ses enfants et de la chaleur de son foyer.
— Papa ! le pressa Annabelle en léchant ses doigts encore maculés de confiture, tandis qu'elle attendait d'avoir toute l'attention de son père. Raconte-nous comment était la Grande Foire, cette année. Tu y as croisé des elfes ? Des Sphax ? Est-ce que tes pointes de flèche perforantes ont fait leur petit effet ? Tu as vendu tous les bijoux de maman ? Tu nous as rapporté un cadeau, j'espère !
Lucius soupira avec bonne humeur. Il avait trois mois loin de sa famille, à rattraper.
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