SCENE 8 - LA MORT D'HUGO
Décor : Au départ, on ne voit pas le décor. HUGO, désormais très âgé et aveugle, est allongé dans un lit qu'on devine être à l'hôpital. Autour de lui, tout est plongé dans le noir, mais s'illuminera par degrés au cours de la scène. Dans l'obscurité, on entend le tic-tac d'une horloge, qui continuera pendant toute la scène.
HUGO : Lisette, mon petit ange... est-ce qu'on peut ouvrir la fenêtre ? Il fait un peu chaud.
VOIX DE LISETTE : Mais il n'y a pas de fenêtre, ici, Papa.
VOIX D'ELISE : Est-ce que tu veux un verre d'eau, mon chéri ?
HUGO : Oui, oui, je veux bien, j'ai soif.
(à droite du lit, un bras sort de l'obscurité et lui tend un verre d'eau : HUGO boit. Peu à peu apparaissent ELISE et LISETTE, assises au chevet d'HUGO, qui le regardent avec inquiétude ; le reste de la pièce demeure dans l'obscurité)
Merci, Elise. (il lui rend le verre, qu'elle pose sur la table de chevet) Il y a un courant d'air, ici, non ? J'ai un peu froid aux pieds.
(LISETTE réajuste la couverture sur les pieds d'HUGO)
LISETTE : Il y a du chauffage, Papa, et la porte est fermée.
HUGO : Ah, merci. Qu'est-ce qui va se passer, maintenant ?
ELISE : Eh bien, le médecin va venir te voir dans quelques minutes, puis ce sera l'heure de dîner.
HUGO : Ah. Vous restez avec moi pour dîner ?
ELISE : Tu sais bien qu'on ne peut pas. Les heures de visite seront terminées. On reviendra te voir demain matin.
LISETTE : Tu veux qu'on t'apporte quelque chose ?
HUGO : Oh, je ne sais pas... un livre, je voudrais bien un livre.
ELISE : Hugo, ne dis pas de bêtises. Comment le lirais-tu ?
LISETTE : Tu sais bien que tu as perdu la vue, Papa.
HUGO : Oui, je sais bien. Mais c'est juste pour avoir un livre à côté de moi, pour le tenir dans mes mains. J'aimais bien les livres, avant. Où sont mes affaires ?
ELISE : Elles sont dans les tiroirs de la table de chevet, ne t'inquiète pas.
HUGO : Ah. A quelle heure est-ce que Denis va arriver ?
ELISE (réprime un sanglot) : Oh, Hugo...
LISETTE : Denis est mort il y a cinq ans, Papa. Tu t'en souviens, tu as même refusé de faire un discours.
HUGO : Oui. Oui, mais de toute façon, il a toujours été en retard. Il est sûrement encore au musée.
ELISE : Oui, c'est vrai, le musée n'est pas encore fermé.
(petit silence)
HUGO : Je suis content que vous soyez là, vous savez.
VOIX DE SA MERE : Allons, Hugo, tu sais bien que nous ne pouvions pas te laisser tout seul.
VOIX DE SON PERE : Même si tu as l'âge de raison, tu n'es pas encore tout à fait responsable. Ta mère et moi, nous sommes là pour t'aider.
HUGO : Merci. Je suis bien content de vous voir.
(à gauche du lit apparaissent son PERE et sa MERE, debout, qui le regardent ; le faisceau de lumière qui éclaire le lit et les autres personnages s'élargit un peu pour les englober. Derrière eux s'éclaire lentement un mur jaunâtre)
LE PERE : On est toujours là quand tu as besoin de nous, fiston.
HUGO : Merci, Papa.
(petit silence)
Je vais mourir, hein ?
LE PERE : Oh, voyons, Hugo, tu dramatises toujours tout !
LA MERE : Ce n'est pas si terrible, tu sais. C'est un mauvais moment à passer, voilà tout. Regarde-nous, on s'en est sortis !
HUGO : Ne me faites pas marcher. Je sais très bien que vous êtes là parce que je délire, et je délire parce que je suis très malade, et ce n'est pas bon d'être malade quand on a quatre-vingts ans. Si vous êtes là, ce n'est pas bon signe.
LE PERE : Oui, tu as raison, Hugo. Nous ne sommes pas vraiment là. Tu as toujours entendu des voix, de toute façon.
HUGO : Oui, mais avant, ça ne m'inquiétait pas trop.
LA MERE : Enfin, ne sois pas inquiet ! Qu'est-ce qui te dit que tu vas mourir ?
HUGO : De quelle couleur sont les murs ?
(les PARENTS se regardent d'un air embarrassé)
Ah, je vois. Ils sont jaunes, n'est-ce pas ? Si tout allait bien, vous m'auriez répondu. Vous savez à quelle heure Denis doit venir ?
LE PERE : Denis est chez lui, il finit ses devoirs, il ne va pas venir tout de suite.
LA MERE : Alors dis-nous, mon poussin, qu'est-ce que tu as fait de beau dans ta vie ?
HUGO : J'ai essayé d'aider les gens. Je leur ai fabriqué des chaussures qui leur facilitent la vie, qui leur rendent les choses plus agréables. J'ai passé beaucoup de temps à faire ça. Je crois qu'ils sont contents. Vous pensez qu'ils sont contents ?
LE PERE : Pourquoi est-ce qu'ils ne le seraient pas ? Tout le monde a une paire de chaussures de toi à la maison ! Elles sont tout de même commodes, les enfants les adorent !
LA MERE : Nous sommes tous les deux très fiers de toi, mon garçon. Tu as bien travaillé. Tu ne dois avoir aucun regret.
HUGO (soupire) : Ah, je sais bien, et pourtant...
LA MERE : Qu'est-ce qui ne va pas, mon petit ange ?
HUGO : Je n'ai pas vraiment fait ce que j'aurais voulu faire... ce que je voulais, c'était fabriquer une paire de chaussures si bonnes, si confortables qu'elles auraient donné l'impression aux gens de ne plus toucher terre, qu'ils ne se seraient même plus rendu compte qu'ils les avaient aux pieds. J'aurais voulu pouvoir leur donner cela, quelque chose qui leur reste, qui marche avec eux dans la vie, comme une chanson qu'ils ont aimée ou un bon livre qui leur a plu. Mais je n'ai pas pu trouver la formule, j'ai bien eu quelques idées, mais jamais je n'ai réussi à trouver le secret de cette paire de chaussures. De toute façon, tout le monde me disait que ce n'était pas possible. Qu'est-ce que vous en pensez, vous ?
LA MERE : Hugo, tu es assez grand pour te faire tes propres opinions.
LE PERE : Oui, tu as l'âge de raison, maintenant, tu sais ce que ça veut dire.
HUGO : Oui, qu'il faut se faire une raison, sans doute. J'aurais bien aimé pouvoir faire mieux. Je crois que je n'aurai plus le temps, maintenant. Dommage.
(petit silence)
Dites-moi... est-ce difficile d'être mort ?
(le PERE et la MERE le regardent sans répondre)
Oui, j'imagine... sinon, vous essaieriez au moins de me rassurer...
(derrière les PARENTS s'illumine un autre coin de la pièce, où se tient l'ONCLE ANATOLE, s'appuyant sur une canne et souriant à HUGO)
ONCLE ANATOLE : Ha ha ha ! Hugo, Hugo, mon petit chenapan ! Comment vas-tu, mon bonhomme ? Tu sais que ça fait bientôt soixante ans que je ne t'ai pas vu, toi ? Tu en as fait du chemin, depuis que tu es venu me voir, pas vrai ? Regarde comme tes pieds ont poussé, ce sont des pieds de voyageur, ça !
HUGO : Oui, mon Oncle, mais ils ont un peu froid en ce moment.
ONCLE ANATOLE : Pas étonnant, avec ce courant d'air ! Tu veux que je ferme la fenêtre ?
HUGO : Mais il n'y a pas de fenêtre, ici, mon Oncle.
ONCLE ANATOLE : Ha ha ! Bien vu, mon gaillard, je te faisais marcher ! Alors, dis-moi, as-tu trouvé ton bonheur, finalement ?
HUGO : Oui, je crois, oui... j'ai eu beaucoup de gens pour m'aimer, et j'ai toujours fait ce qui m'intéressait...
ONCLE ANATOLE : Pourtant, tu n'as pas l'air content.
HUGO : C'est que... j'ai l'impression d'avoir manqué quelque chose, ou d'avoir oublié...comme si il y avait eu une chose dans cette vie que je devais absolument faire, mais que je n'avais pas su trouver de quoi il s'agissait...
ONCLE ANATOLE (semble regarder par la fenêtre) : Oui, je vois ce que tu veux dire. Tu sais, il y a très longtemps, avant que je me déguise en ours pour aller effrayer les campeurs dans la grotte, et avant que j'embarque sur ce bateau qui a coulé deux jours plus tard au milieu de l'océan, m'abandonnant sur une île déserte... avant toutes mes aventures, Hugo, quand j'étais encore tout jeune, j'ai un jour compris que je devais passer ma vie à vagabonder, à chercher de ville en ville, de mer en mer, de monde en monde ce qu'il me fallait vraiment trouver, la raison de ma venue dans cette vie. Quelque part, je croyais vaguement que quelqu'un m'attendrait, ou quelque chose, qui me dirait qui j'étais vraiment et pourquoi j'étais là, et qui me donnerait enfin quelque chose à faire, une chose pour laquelle j'étais né et que moi seul pouvais accomplir. Et j'ai couru le monde, comme tu le sais... les gens me trouvaient fantasque, inconstant, et parbleu ! je l'étais... Mais quelque part, tout au bout, j'étais persuadé que je trouverais ce qui m'avait amené ici, ce que je devais vraiment faire. Veux-tu savoir, Hugo ? J'ai tout essayé. J'ai tout fait, tout ce qui peut se concevoir, dans tous les endroits possibles et imaginables. Et je n'ai pas trouvé. Le jour où je suis mort, pourtant, je savais encore qu'il existait quelque chose pour moi dans ce monde, pour moi seulement, et que si je ne l'avais pas trouvé, c'était peut-être tout simplement que je ne l'avais pas vu. Oui, peut-être l'avais-je trouvé, mais je ne l'avais pas vu. Pas reconnu, peut-être. Est-ce que tu comprends, Hugo ?
HUGO : Oui, oui, je crois, mon Oncle... dites-moi... comment êtes-vous mort, au juste ? je ne me rappelle plus...
ONCLE ANATOLE : As-tu encore mon cadeau, Hugo ? Celui que tu voulais tant ?
HUGO : Le crâne de l'inventeur ? Oh, mon oncle, je suis bien désolé, je crois que je l'ai perdu... je ne l'ai pas fait exprès, vous savez...
ONCLE ANATOLE : Ce n'est pas bien grave, mon bonhomme. L'essentiel, c'est qu'il ait été avec toi une partie du chemin. On ne peut en demander plus à personne.
HUGO : Dites-moi, mon Oncle... comment êtes-vous mort ?
ONCLE ANATOLE : Aucune importance... je suis mort dans la misère la plus noire.
(silence : HUGO tente de se retourner dans son lit, avec peine)
VOIX DU CRÂNE : Tu es fatigué, Hugo. Tu devrais dormir, maintenant.
HUGO : Eugène... c'est vous ?
(derrière lui, sur la table de chevet qui s'illumine, apparaît le CRÂNE ; la zone éclairée s'élargit pour dévoiler un mur jaune, au fond)
Alors, vous aussi, vous êtes là... vous devez m'en vouloir... si vous saviez comme je regrette de vous avoir laissé là-bas... vraiment, je ne voulais pas... comment avez-vous fait pour vous en sortir ?
LE CRÂNE : Je n'en suis pas sorti. Là-bas, maintenant, c'est ici.
HUGO : Est-ce que vous pouvez me pardonner, Eugène ?
LE CRÂNE : A ma place, que ferais-tu ?
HUGO : Je serais très en colère, je crois.
LE CRÂNE : Il n'y a plus vraiment de colère, ici, Hugo.
HUGO : Alors, vous qui êtes mort depuis longtemps, dites-moi... qu'est-ce que ça fait ?
LE CRÂNE : On est surpris d'abord, quand on arrive, et puis on se rend compte qu'on n'a jamais été réellement surpris. On a très froid aux pieds – si tant est qu'on ait encore des pieds, naturellement – et ensuite on ne les sent plus, c'est comme si la différence entre eux et le sol s'était effacée. On est un peu déçu, au début, et puis on s'habitue. On s'habitue tellement vite. Il n'y a rien de vraiment différent. Tout est comme avant, ou presque.
HUGO : Dites-moi... est-ce qu'il est triste d'être mort ?
LE CRÂNE : On n'est plus vraiment triste, quand on est mort, Hugo.
HUGO : C'est que j'ai un peu peur... un peu d'appréhension, vous comprenez... je ne sais pas ce qui m'attend... pouvez-vous m'aider ?
LE CRÂNE : Tu sais déjà ce qui t'attend, Hugo. Tout le monde le sait. Tout le monde a peur d'affronter l'inconnu, de rencontrer ce qu'il y a de l'autre côté... mais il n'y a rien de l'autre côté, rien d'autre que ce qu'on y a laissé en partant... et on est surpris au début... mais il n'y a rien de vraiment nouveau, rien à découvrir, rien à inventer...et il y a des gens qui s'y font, qui s'y trouvent bien...
HUGO : Vous n'en faites pas partie, n'est-ce pas ?
LE CRÂNE : Comment le pourrais-je ? Pourtant, j'y suis bien obligé. Ah, Hugo, si seulement tu avais pu prendre les plans... les plans...
HUGO : Oui, je sais, je vous ai laissé tomber. C'est ma faute si nous n'avons pas pu recréer la balançoire. Pardonnez-moi, Eugène.
LE CRÂNE : Allons, c'est du passé, tout cela, maintenant.
(petit silence)
Il y a un moyen de gagner du temps, Hugo. Il y a un moyen de tricher avec la mort.
HUGO : Que voulez-vous dire ? Faire comme vous ?
LE CRÂNE : C'est assez repoussant à première vue, mais ça marche. Et c'est le seul moyen que j'aie trouvé.
HUGO : Je ne peux tout de même pas demander à ma femme ou à ma fille de me couper la tête dès que je serai mort. Votre histoire me fait peur, Eugène. Et puis de toute façon, elles ne voudraient pas. Je crois que je ne suis pas comme vous. C'est dommage...
(petit silence)
Alors, qu'est-ce qui va m'arriver maintenant ?
LE CRÂNE : Maintenant, le docteur va entrer. C'est lui qui va s'occuper du reste. Tu vas le reconnaître, tu l'as déjà rencontré. Mais lorsque tu le reconnaîtras, il sera déjà trop tard.
HUGO : Ah. Et il arrive bientôt ?
LE CRÂNE : Maintenant.
(tout à droite, une porte s'ouvre : la lumière s'étend jusqu'à la porte, éclairant le mur jaune du fond, ainsi que le DOCTEUR, qui entre. Un peu voûté, presque chauve, il a un visage émacié, sans âge. Lorsqu'il entre, ELISE et LISETTE se lèvent et se tournent vers lui. Il les salue. Il s'approche du lit et se penche sur HUGO ; ELISE et LISETTE reculent un peu pour lui faire place)
ELISE : Ah, docteur, vous voilà enfin. Alors, comment va-t-il ?
LE DOCTEUR : C'est ce que je vais m'efforcer de découvrir, Madame.
(il se penche à nouveau sur HUGO)
Allons, Hugo, comment vous sentez-vous ?
HUGO : Assez bien, Docteur. J'ai eu la chance de recevoir beaucoup de visites bien agréables.
LE DOCTEUR (lui tâte le pouls et pose la main sur son front) : Pourtant, ici, je ne vois que ces deux dames.
HUGO : Je me demande quand Denis va arriver.
LE DOCTEUR : Êtes-vous sûr qu'il va venir ?
HUGO : Oh, il est toujours en retard, vous savez.
(le DOCTEUR se met à l'ausculter)
Docteur, dites-moi... qu'est-ce qui va m'arriver ?
LE DOCTEUR : Ne vous inquiétez pas, Hugo. Vous n'avez aucune raison de vous inquiéter. Tout va parfaitement bien. Vous avez faim ?
(HUGO fait non de la tête ; à gauche, les lumières s'éteignent progressivement : l'ONCLE ANATOLE, puis les PARENTS, vont lentement disparaître)
Non, c'est normal, dans votre état. Vous n'avez pas froid, j'espère ? Il y a du chauffage. Nous avons tout fait pour votre confort. Vous allez être très bien ici. Vous n'aurez besoin de rien. Tout ira bien, ne vous en faites pas.
(petit silence)
Alors dites-moi, Hugo. Êtes-vous content ? Qu'avez-vous fait de votre vie ?
HUGO : J'ai essayé d'aider les gens, de leur rendre la vie plus facile. Je fabriquais des chaussures.
LE DOCTEUR : Tiens donc, quel genre de chaussures ?
HUGO : Toutes sortes de chaussures... j'ai inventé des chaussures pour tout le monde, pour les enfants, pour les vieux, pour les sportifs, pour les paresseux... j'ai inventé les chaussures lunaires, qui réduisent la pesanteur...
LE DOCTEUR : Qui réduisent la pesanteur ?
HUGO : Enfin, non, c'est juste l'impression que ça fait. En fait, ce sont les semelles qui compensent... j'ai inventé beaucoup de choses formidables, vous savez.
LE DOCTEUR : Vous n'avez pas de regrets ?
HUGO : Eh bien, si, Docteur. J'aurais voulu inventer une paire de chaussures qui... qui auraient permis aux gens de... enfin, vous comprenez...
LE DOCTEUR : Oui, oui, naturellement, Hugo. Reposez-vous. Vous n'avez plus besoin de vous occuper de cela. Vous n'avez plus aucun souci, ici. Plus aucune question à vous poser. Plus aucun train à prendre.
(le CRÂNE disparaît ; HUGO ouvre grand les yeux et fixe le DOCTEUR)
HUGO : J'ai déjà entendu... je vous ai déjà vu...
LE DOCTEUR : Voyons, détendez-vous, Hugo. Vous êtes plutôt bien, ici, non ? Il n'y a pas de vent, pas de bruit... (HUGO s'agite faiblement) vous ne voulez pas déjà partir, n'est-ce pas ? Vous n'êtes pas en état. Et puis, il n'y a rien d'intéressant pour vous, dehors. Restez allongé et dormez un peu.
(le DOCTEUR l'aide, ou le contraint, à se rallonger)
HUGO : Non, attendez ! Je dois finir, j'ai une idée, laissez-moi finir...
LE DOCTEUR : Vous n'avez pas d'idée, vous avez de la fièvre, il faut vous reposer. Vous devriez dormir, maintenant, n'est-ce pas ? Car vous savez combien il est difficile de creuser, et combien il est bon de dormir.
HUGO : Non, non, pas encore, j'ai trouvé ! Elise ! Elise, où sont mes affaires ?
ELISE : Dans le tiroir, mon chéri, pourquoi ?
HUGO : S'il te plaît, Elise, ouvre le tiroir et donne-moi ma pièce, ma pièce porte-bonheur, ma pièce bleue, j'en ai besoin !
ELISE : Oui, oui, tout de suite, mon trésor !
(elle fouille le tiroir de la table de chevet et en sort la pièce bleue)
LE DOCTEUR : Hugo ! Hugo, écoutez-moi ! Vous n'avez plus le temps, Hugo ! Nous n'avons tous qu'une seule chose à faire en ce monde, Hugo, et vous êtes allé jusqu'au bout...
HUGO : Non, pas encore jusqu'au bout, j'ai trouvé ! Elise !
(ELISE lui donne la pièce ; HUGO la serre dans sa main)
La pièce ! La pièce ! Mais c'est bien sûr ! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ?
ELISE : Hugo, est-ce que tu te sens bien ?
LISETTE : Tu veux quelque chose, Papa ?
HUGO : J'ai trouvé ! J'ai trouvé !
LE DOCTEUR (se penche de plus en plus sur Hugo, s'efforce de le calmer) : Hugo, calmez-vous, c'est fini ! Je vous l'ai dit il y a longtemps, Hugo, je vous ai dit de ne pas sortir de la pièce bleue, je vous ai dit de ne pas remonter l'échelle, et vous ne m'avez pas entendu ! Mais rassurez-vous, Hugo, personne ne vous en veut, même si vous avez fait le mauvais choix, cela n'a plus d'importance !
HUGO : Comme la pièce bleue ! Oui, bleue de chaque côté ! Il faut redécouper les semelles, car elles ont deux faces, oui, il faut les travailler de chaque côté, comme la pièce, comme la pièce !
LE DOCTEUR (de plus en plus fort ; plus il se penche, plus HUGO s'abaisse) : Je vous l'ai dit il y a longtemps ! Comprenez-vous enfin, Hugo ? Dites-moi, comprenez-vous ?
HUGO : Bleue ! Oui, bleue des deux côtés, comme les semelles, comme la pièce ! Je sais enfin... je sais comment fabriquer les chaussures... les chaussures qui aideront vraiment les gens... comme un livre... comme une chanson...
LE DOCTEUR : Vous n'avez pas lu le Livre ! Je vous l'ai dit dans la pièce bleue, je vous l'ai dit dans le cimetière ! M'entendez-vous, maintenant ? Vous n'avez plus besoin de rien ! Vous n'avez plus besoin de rien ! Lâchez... lâchez cette pièce !
(il tente de prendre la pièce à HUGO, qui résiste et referme sa main sur elle avec force ; ELISE et LISETTE sont terrifiées)
HUGO : Non ! Du papier ! Un crayon ! Il faut que j'écrive la formule !
LE DOCTEUR : Donnez-moi cette pièce, Hugo ! Vous n'avez plus le temps, vous ne pouvez plus finir !
HUGO (faiblissant) : Non... comme la pièce... des deux côtés... la formule... comme la pièce bleue... la pièce bleue...
LE DOCTEUR (courbé sur HUGO) : Oui, Hugo. La pièce bleue.
(HUGO s'agite quelques instants en silence, puis cesse de bouger)
ELISE (après un temps) : Docteur, est-ce qu'il...
LE DOCTEUR : Oui. Oui, j'en ai bien peur, Madame. Il a fait une crise foudroyante. Vraiment, je n'ai rien pu faire.
(LISETTE se jette dans les bras d'ELISE et elles pleurent ; le DOCTEUR demeure penché sur HUGO, et lui parle à voix basse)
Tout ce chemin, toutes ces épreuves, tout ce chagrin... cela en valait-il vraiment la peine ?
(la lumière se rétracte vers le lit : ELISE et LISETTE disparaissent dans le noir, puis le DOCTEUR disparaît à son tour ; reste HUGO dans son lit, qui disparaît le dernier)
FIN DE LA SCENE 8
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