SCENE 7 - LE MUSEE DE LA CORDONNERIE
Décor : L'inauguration du musée. Un petit auditorium où se tient une foule de visiteurs élégants et attentifs. Au fond à droite, une tribune où se tient DENIS, maintenant âgé d'une soixantaine d'années, faisant un discours. Au cours de la scène, le décor changera suivant un jeu d'illuminations progressives, tandis que les personnages se déplaceront dans le musée, comme lors de la scène 3. DENIS arrive à la fin de son discours inaugural.
DENIS : ... et c'est partis de ce petit atelier sans prétention, où nous travaillions souvent tard dans la nuit, que nous avons bâti l'imposant ouvrage que vous allez pouvoir découvrir rassemblé dans ce musée aujourd'hui. Il y en a pour tous les goûts, vous y trouverez votre bonheur, mesdames et messieurs, car nous y avons exposé toutes les paires de chaussures que nous avons inventées durant ces quarante dernières années. Il y a aussi de nombreuses pièces rares issues de nos collections personnelles, car quand on aime les chaussures, on ne se contente pas d'en fabriquer ! Vous serez sans doute amusés par les sandales aztèques, que j'ai acquises lors d'une vente aux enchères de l'autre côté du globe, il y a quinze ans, et qui étaient tellement en avance sur leur temps ! Vous aimerez aussi sans doute les impressionnants sabots des anciens géants de Papouasie, dont si peu de modèles ont été préservés jusqu'à nos jours, et qui vous donneront une idée, mesdames et messieurs, de la taille colossale de ce peuple prématurément disparu. Vous pourrez également admirer, dans l'aile nord du musée, nos nouveaux prototypes pour les années à venir, avec notamment une nouvelle gamme de notre série de « chaussures lunaires », qui rebondiront encore plus haut –pour les sportifs uniquement, cette fois– et plusieurs de nos nouvelles inventions, que vous trouverez dans les magasins d'ici quelques années, comme les sandalettes flottantes, pour éviter à nos charmants bambins de couler à pic s'ils s'aventurent trop loin à la mer, nos chaussures de sport lumineuses qui permettent aux sportifs insomniaques d'êtres vus la nuit, ou encore nos modèles à semelles interchangeables pour différents types d'activités, de terrains et de climats.
(les visiteurs applaudissent)
Merci, merci à vous, mesdames et messieurs. J'espère que vous passerez un agréable moment. Je suis très fier de ce musée. Pourtant, il me faut bien rappeler que s'il existe aujourd'hui, et si tout ce fabuleux travail a pu être accompli, c'est bien moins grâce à moi que grâce à mon estimé collègue et associé, qui n'a pas pu se joindre à nous aujourd'hui. En effet, j'ai mis beaucoup de moi-même dans chaque paire de chaussures sortie de notre atelier, mais si j'ai mis du cœur à l'ouvrage, lui a apporté bien plus. C'est bien à lui que nous devons tout ce qui se trouve dans ce musée, mesdames et messieurs, car il serait inutile de le nier, de nous deux, l'inventeur, c'était lui. Il s'est quelque peu retiré de ses activités ces derniers temps, sans doute fatigué par ces quarante années d'innovation permanente, durant lesquelles il a renouvelé et révolutionné l'art délicat et, avant lui, un peu désuet, de la cordonnerie. Je comprends qu'il ait choisi de ne pas être parmi nous aujourd'hui, et même s'il aurait pu vous en dire bien plus sur les collections de ce musée que votre humble serviteur, je ne saurais lui en tenir rigueur. Mais si tu étais avec nous, Hugo Crépin, je pense que tu pourrais être fier de ce musée, fier de cette journée. C'est à lui que nous devons tout ceci, et nos chaussures, aussi, mesdames et messieurs, j'aimerais vous demander de l'applaudir comme s'il était là.
(tout le monde applaudit de grand cœur)
Merci à vous. A présent, mesdames et messieurs, je vous souhaite du fond du cœur une agréable visite.
(les visiteurs se dispersent ; tandis que DENIS range les feuilles de son discours, un visiteur au visage difficile à discerner, portant un large chapeau, s'avance vers lui)
Une petite collation est prévue à la sortie du musée, monsieur. Monsieur ?
(le visiteur enlève son chapeau)
Hugo ! Diable, tu aurais pu te montrer avant ! Tous ces gens étaient venus pour te voir, tu sais. Ils auraient été si contents ! Et c'est maintenant que tu sors de ton trou !
HUGO : Je trouve que tu t'en es très bien sorti sans moi.
DENIS : Gredin, va. Content de te voir !
(il descend de la tribune et ils s'étreignent)
Tu avais dit que tu ne viendrais pas à l'inauguration du musée. Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ?
HUGO : Je ne voulais pas vraiment manquer ça. Seulement, je ne voulais pas faire de discours. Je voulais pouvoir visiter le musée comme tout le monde, en simple spectateur.
DENIS : Sacré vieil Hugo ! Elise et la petite sont là ?
HUGO : Tu sais que Lisette a presque vingt-sept ans, maintenant. Elles sont parties faire la visite, je leur ai dit que je les rejoignais. Je voulais te voir un peu avant. Discuter du bon vieux temps.
DENIS : Tiens, puisque tu en parles ! Tu t'es muré dans le silence, Hugo. Je commençais à désespérer. Ça fait bientôt quatre ans que tu ne te montres presque plus. Qu'est-ce qui t'arrive, mon vieux ? Pourquoi as-tu laissé tomber ?
HUGO : Je n'ai pas vraiment laissé tomber. J'avais besoin de... de vacances...
DENIS : Allons, viens faire un tour dans les salles d'exposition, tu te rappelleras tout ce qu'on a fait de bien.
(ils se mettent à marcher vers la gauche ; derrière eux, la tribune disparaît dans l'ombre, et de petits piliers apparaissent, sur lesquels sont posées des paires de chaussures, avec un petit écriteau descriptif sous chacune)
Quarante ans ! On en a tout de même fait, du chemin, non ? Je n'ai jamais su où tu allais chercher toutes tes idées, mais mon vieux, ça marchait !
HUGO : Denis, les chaussures, c'est fait pour ça.
DENIS : Toujours plein de bon sens, ça fait plaisir. Alors, dis-moi, puisque tu es enfin là, quels sont tes projets ? Tu as encore des idées à mettre en œuvre ? Ou est-ce que tu songes à la retraite ?
HUGO : Et toi ?
DENIS : Moi, je pense qu'on a bien travaillé. Maintenant, je voudrais profiter un peu du temps qu'il me reste, mettre une de nos paires de souliers et aller voir le monde, savoir ce qui se passe chez les gens qui ne s'occupent pas de pieds. Je crois que je commence à être un peu fatigué.
HUGO : Oui. Oui, moi aussi...
DENIS : Alors, c'est la retraite ? Tu ne comptes plus revenir ?
HUGO : Oh, je ne sais pas trop. J'aurais aimé... mais il y a d'autres choses... je vais voir...
DENIS (s'arrête): Hugo, dis-moi ce qui ne va pas.
HUGO : Pardon ?
DENIS : Tu inquiètes tout le monde, tu sais. Peut-être que je peux t'aider, ou alors quelqu'un d'autre. Pourquoi as-tu disparu comme ça ?
HUGO : Ah... eh bien... (ajustant ses lunettes) mais quel est ce modèle, juste-là ? je n'arrive pas à lire, mes yeux ne me servent plus très bien...
DENIS (montrant une paire de chaussures exposée) : Ah, celles-là, ce sont tes toutes premières chaussures lunaires, tu t'en souviens ? Naturellement, c'est le second prototype, tu voulais tant offrir les toutes premières à Lisette. Ha ! Oui, elle en a été contente, la petite.
HUGO : Hé hé, oui, elle les voulait depuis longtemps.
DENIS : Mais tu évites la question, Hugo.
HUGO (enlève ses lunettes) : Oui, oui, je sais. Mais c'est pour ça que je suis venu te voir.
DENIS : Qu'est-ce qui te ronge ? Tu n'es pas content de ce que nous avons fait ?
HUGO : Oh, si, si. On a bien travaillé. J'ai toujours voulu aider les gens, leur rendre la vie plus agréable, les accompagner un peu dans la vie. Et tu m'as convaincu que les chaussures étaient le meilleur moyen de toucher les gens, d'être avec eux, de les faire avancer.
DENIS : C'est vrai, s'ils avancent, c'est grâce à nous, à ce que nous leur avons mis aux pieds.
HUGO : Seulement, quelquefois, je me demande... enfin, j'ai l'impression d'avoir oublié quelque chose, d'avoir fait fausse route.
DENIS : Tu penses encore à tes fameux souliers magiques ? Tout le monde a un idéal, Hugo. Mais si on pouvait l'atteindre, on n'avancerait plus. Tes chaussures magiques n'existent pas, c'est vrai, mais c'est parce qu'elles n'existaient pas que tu as inventé toutes ces merveilles, c'est parce qu'elles n'existent toujours pas que l'on crée encore de nouvelles chaussures tous les jours. Et quelque part, même si tu ne les vois pas, elles sont là, éparpillées, il y a un peu d'elles dans toutes les paires de chaussures que nous avons fabriquées pendant toutes ces années ! Non, vraiment, tu ne dois pas avoir de regrets, Hugo.
HUGO : Non, ce n'est pas ça, je suis très content de tout ce que nous avons fait. C'est autre chose, un peu comme le sentiment d'avoir laissé quelque chose, ou quelqu'un derrière moi...
DENIS : Je ne vois pas très bien ce que tu veux dire.
HUGO : Eh bien... tu vas sûrement me croire fou, mais bon. Tu te rappelles, il y a longtemps, j'aimais les balançoires.
DENIS (sourit) : Oui, oui, je m'en souviens. Je ne voulais pas t'en dégoûter !
HUGO : Ce n'est pas ce qui s'est passé. Disons que j'ai mis les balançoires de côté pendant un certain temps. Enfin, il y a un peu plus de vingt ans, j'ai vécu une soirée étrange. Je dînais avec Lisette et Elise quand j'ai entendu une voix me parler. (DENIS semble sceptique) Il s'agissait d'un crâne qui me parlait lorsque j'étais petit. Il ne m'avait plus parlé depuis longtemps, mais ce soir-là, il a décidé de s'y remettre. C'était celui de l'inventeur de la balançoire, et depuis mon enfance, il voulait que je l'aide à retrouver les plans d'une balançoire fabuleuse qu'il avait fabriquée il y a cinq siècles. Et je voulais moi aussi la retrouver, parce que j'ai vu cette balançoire, peut-être dans un rêve, à un moment de ma vie, il y a très longtemps, et que c'est pour ça que je voulais construire des balançoires quand j'étais enfant. Ce soir-là, le Crâne m'a dit de regarder sous le tapis de ma salle à manger, où il y avait une trappe donnant sur ma cave. Mais lorsque je suis descendu par la trappe avec lui, ce n'est pas ma cave que j'ai trouvée. A la place, il y avait un cimetière, un cimetière très ancien et nappé de brouillard, on n'y voyait pas à trois pas. Et dans ce cimetière, il y avait sa tombe, la tombe de l'inventeur, et dans la tombe il y avait les plans. Le Crâne voulait que je creuse, alors j'ai creusé, parce que je voulais l'aider, j'ai toujours voulu l'aider, ce Crâne. Mais pendant que je creusais, un homme étrange s'est approché de nous. Il a dit qu'il était fossoyeur, et qu'il avait besoin d'aide. Alors j'ai creusé avec lui, parce que je voulais l'aider, lui aussi. Il avait l'air si fatigué. Mais pendant que je l'aidais, il s'est mis à parler comme une voix que j'ai entendue il y a longtemps, une voix qui me rendait triste, alors j'ai pleuré. Et pendant que je pleurais, le fossoyeur s'est approché de moi et s'est mis à me frapper avec sa pelle. Je me suis battu avec lui, mais il ne me laissait pas tranquille, alors je suis remonté par la trappe et je l'ai refermée, mais en remontant, j'ai laissé tomber le Crâne, et je ne l'ai jamais revu.
(petit silence)
DENIS : Et... c'est tout ?
HUGO : Non. C'est depuis ce soir-là que j'ai le sentiment d'avoir perdu quelque chose. Ou manqué. Je ne sais pas trop.
DENIS : Oui. Bien sûr. Tu as refait ce cauchemar depuis ?
HUGO : Ce n'était pas un cauchemar, Denis, sinon, je me sentirais mieux.
DENIS : Hum ! Oui, oui, mais tu es redescendu dans... dans ta cave, ensuite ?
HUGO : Dès le lendemain matin. Et elle était de nouveau là, comme si rien ne s'était passé.
DENIS : Et c'est après ce soir-là que tu as décidé de te... désengager de tes fonctions ?
HUGO : Pas tout de suite. Tu comprends, je ne pouvais plus... oh, de toute façon, tu dois te dire que je suis bon à enfermer.
DENIS : Non, non, voyons Hugo, j'essaie juste de comprendre. Est-ce que tu as eu d'autres... hallucinations comme celle-là ?
HUGO : Pas depuis cette nuit-là. Mais depuis je n'ai... plus goût à rien.
(il caresse légèrement les chaussures lunaires, mélancolique)
DENIS : Tu as toujours cette petite pièce porte-bonheur que je t'ai donnée ?
HUGO : La pièce bleue ? Oui, bien sûr, elle est toujours dans ma poche, pourquoi ?
DENIS : Tu l'avais avec toi le soir où c'est arrivé ?
HUGO : Oui, je l'ai toujours sur moi.
DENIS (soupire) : Tu dois savoir que je ne peux pas vraiment t'aider, Hugo. C'était toi l'inventeur, et tu as toujours eu beaucoup de problèmes que je ne comprenais pas, et que je ne pouvais pas t'aider à résoudre. Alors, pour me rassurer, je me dis une chose. Peut-être qu'elle serait valable pour toi aussi.
HUGO : Laquelle, Denis ?
DENIS : C'est que si tu n'avais pas eu la pièce bleue sur toi, ce soir-là, peut-être que tu ne serais pas remonté du tout.
(silence)
HUGO : Tu as sans doute raison, Denis.
DENIS : Je l'espère. Tu as un long chemin à faire, mon vieil ami, et j'ai toujours su que je ne pourrais pas le faire avec toi jusqu'au bout. Mais je veux que ma pièce t'accompagne, parce que je sais qu'elle ne t'abandonnera pas. Elle sera là quand tu en auras le plus besoin, et si elle est avec toi, je serai un peu là, aussi.
(HUGO l'étreint)
HUGO : Merci. Merci, Denis. Je ne sais pas ce que j'aurais fait sans vous, sans vous tous. Elise, Lisette, et toi...
DENIS : Nous sommes là, Hugo. Nous sommes là...
HUGO : Je... je crois que je vais aller les rejoindre, maintenant. On se revoit tout à l'heure ?
DENIS : Oui, oui, je serai là, à la sortie. Il y aura une réception pour les visiteurs.
HUGO : A bientôt, Denis.
DENIS : A bientôt, Hugo.
(HUGO sort par la droite ; DENIS reste seul et contemple les chaussures)
Quarante ans. On en a tout de même fait, du chemin...
(progressivement, les lumières s'éteignent tandis que monte le bruit des conversations des visiteurs)
FIN DE LA SCENE 7
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