SCENE 5 - L'ANNIVERSAIRE DE LISETTE

Décor : HUGO, ELISE et LISETTE sont attablés chez eux devant un gâteau. Il est déjà tard. Derrière eux, un grand argentier aux reflets sombres, un peu en retrait. Les murs sont d'un vert sombre, chaleureux. Sous la table, un large tapis aux motifs vaguement végétaux, un peu délavé. Quand la scène commence, LISETTE est sur le point de souffler ses bougies. HUGO semble passablement fatigué. Comme le rideau se lève, on entend les voix d'HUGO et d'ELISE chanter en chœur.

HUGO et ELISE : ... JOOOYEUX AAA-NNIIIII-VEEERR-SAAAIIIRRE, LISETTE,

JOYEUX A-NNI-VER-SAIRE !

(LISETTE souffle ses bougies)

ELISE : Toutes d'un coup, félicitations, ma puce !

HUGO : Ce sera plus difficile l'an prochain, il y en aura huit.

LISETTE : Mais l'an prochain je serai aussi plus grande, et j'aurai plus de souffle.

ELISE : Oui, en effet, tu n'auras pas vraiment de difficultés.

HUGO : Alors, on le goûte, ce gâteau aux myrtilles ?

LISETTE : Oh, oui, super, des myrtilles !

ELISE : Attendez une seconde ! Lisette, tu as fait un vœu ?

LISETTE : Oui, bien sûr, je n'allais pas oublier.

HUGO : Et qu'est-ce que tu as souhaité ?

LISETTE : Ah, ça, je ne peux pas te le dire, Papa, sinon mon vœu ne se réaliserait jamais.

HUGO : Tu as raison, parfois il vaut mieux ne pas tout nous dire.

(petit silence)

Allons, sautons sur ce gâteau !

(il se lève et coupe des parts pour tout le monde)

ELISE : Juste une petite part pour moi, chéri.

LISETTE : Maman, fais un effort !

HUGO : C'est vrai, c'est un anniversaire important ! Sept ans, c'est l'âge de raison !

LISETTE : Qu'est-ce que ça veut dire, Papa ?

HUGO : Eh bien, ça veut dire que tu peux commencer à faire des projets.

LISETTE : Quel genre de projets ?

ELISE : Par exemple, réfléchir à ce que tu feras plus tard, ou à creuser un peu plus les choses qui t'intéressent.

LISETTE : Creuser ? Comme dans le sable, à la plage ?

HUGO : Oui, enfin, approfondir, lire des livres sur des sujets que tu aimes bien, comme les maisons de poupée, ou les ornithorynques, ou la lune.

LISETTE : Mais il n'y a pas que ça qui m'intéresse !

ELISE : Justement, c'est le moment de nous en parler, et de développer un peu plus tes intérêts, d'aller chercher plus loin.

LISETTE : On va s'amuser.

HUGO (cherche quelque chose sous la table) : Tiens, puisqu'on en parle, voici un petit quelque chose qui te permettra d'aller plus loin !

LISETTE : Oh, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que c'est ?

(HUGO se relève avec un paquet cadeau qu'il tend à ELISE, qui le donne à LISETTE)

ELISE : Ouvre-le.

(LISETTE ouvre le paquet et en sort une paire de chaussures bleues)

LISETTE (émerveillée) : Oh, génial, ce sont celles que j'avais demandées ?

ELISE : La toute dernière paire de chaussures de Papa.

LISETTE : Tu les as inventées spécialement pour moi ?

HUGO (modeste) : Oui... enfin, ensuite, si tu les aimes bien, on en fera pour tout le monde, pour que les gens puissent aussi les essayer. Mais tu seras la première à les porter !

LISETTE (déjà en train de les chausser) : Les premières chaussures lunaires, rien que pour moi ! Elles font vraiment ce que je t'avais demandé ?

HUGO : Essaie-les.

(LISETTE met les chaussures et se relève)

ELISE (à HUGO, tout bas) : Tu es sûr que ça va marcher ?

HUGO : Chérie, les chaussures, c'est fait pour ça.

ELISE : Alors, ma puce, comment tu te sens ?

LISETTE : Elles sont vraiment bien, on ne les sent presque pas ! Je peux essayer ?

HUGO : Vas-y, ma grande, comme sur la lune : trois, deux, un... décollage !

(LISETTE saute incroyablement haut, ses pieds arrivent à hauteur de la table)

LISETTE : Incroyable ! On flotte vraiment comme sur la lune !

HUGO : Recommence !

(LISETTE saute de plus belle, folle de joie. ELISE et HUGO la regardent, émerveillés)

ELISE : C'est fantastique, Hugo, elles fonctionnent vraiment comme tu l'avais dit ! Comment as-tu fait ?

HUGO (discrètement) : Les semelles sont faites d'un caoutchouc spécial que j'ai modifié à ma façon. Je n'étais pas sûr que ça marcherait.

(LISETTE bondit à travers la pièce, rebondissant toujours jusqu'à sa propre hauteur, légère comme une plume)

LISETTE : Oh, Papa, c'est tellement drôle, on dirait presque que je vole ! C'est vraiment comme sur la lune!

ELISE : Mais oui, tu es six fois plus légère que d'habitude.

HUGO : En fait, ce n'est pas exactement ça : ce sont les semelles qui compensent.

UNE VOIX CAVERNEUSE : Ingénieux stratagème.

(HUGO se retourne et regarde alentour, saisi ; ELISE et LISETTE n'ont visiblement pas entendu)

ELISE : Vraiment, Hugo, c'est formidable ! Quelle sera ta prochaine invention ?

HUGO : Eh bien... je travaille toujours sur ce projet... avec Denis...

ELISE : Ah oui, tu m'en as parlé. Les fameux « souliers magiques » ?

VOIX CAVERNEUSE : Balivernes, mon garçon ! L'avenir de l'Homme n'est pas dans ses pieds, tu le sais très bien !

HUGO (parlant au vide) : Ah non ? C'est pourtant bien le pied de l'homme qui s'est posé le premier sur la lune, avant tout le reste ?

VOIX CAVERNEUSE : Sornettes !

ELISE (inquiète) : Hugo ? Tu es sûr que tout va bien ?

HUGO : Mais oui, chérie, je... je me demandais...

LISETTE (sautillant toujours) : Oh, Papa, les gens vont tellement s'amuser avec ces chaussures ! Il faut absolument que tout le monde en ait une paire !

HUGO : Bien sûr, ma puce, c'est justement ce que Denis et Papa ont l'intention de...

VOIX CAVERNEUSE : Où avais-tu la tête ? Combien d'années as-tu perdues ? Ne te souviens-tu pas qu'il faut creuser ? Creuser !

HUGO (plus fort) : Oui, oui, je creuse, je ne fais que ça !

ELISE : Hugo ?

VOIX CAVERNEUSE : La vérité n'est pas dans les semelles, mais en-dessous, loin en-dessous, sous nos pieds, Hugo ! Tu as cherché, cherché pendant tant d'années, mais dans la mauvaise direction, et tu n'as pas assez creusé, creusé, creusé !

HUGO (crie presque) : Mais alors où dois-je creuser ?

LISETTE (s'arrête) : Papa ?

(HUGO, soudain honteux, se rend compte qu'ELISE et LISETTE le fixent avec inquiétude)

HUGO : Non, non, tout va bien, ma puce, je... Elise, je...

ELISE : Allons Lisette, Papa est fatigué, il est déjà presque onze heures, il est temps d'aller au lit. Dis bonne nuit à ton père, et monte te brosser les dents, je viens dans une minute.

LISETTE (inquiète) : D'accord, Maman. Bonne nuit, Papa.

(elle vient embrasser HUGO, qui lui caresse les cheveux)

HUGO : Bonne nuit, mon petit ange. Rêve que tu es sur la lune.

LISETTE : Je peux dormir avec mes chaussures ?

HUGO : Si tu veux.

LISETTE : Merci Papa !

(elle sort par la droite en courant)

ELISE : Mais enlève-les avant de monter, je ne veux pas te voir avec ces chaussures dans l'escalier !

(silence : HUGO et ELISE restent seuls. HUGO se rassied)

Hugo, si quelque chose ne va pas, dis-le tout de suite. Il s'est passé quelque chose à l'atelier ?

HUGO : Non, non... tout va bien, je pensais juste... il me semblait...

ELISE : Hugo. Tu sais ce que tu avais l'air de faire, il y a deux minutes ?

HUGO : Oui, oui, je sais, j'avais l'air...

ELISE : Tu avais l'air de parler à quelqu'un qui n'était pas là. Tu avais l'air de répondre à une personne qui t'ennuyait pour une raison ou une autre, une personne qui te faisait des reproches et te poussait à te défendre.

HUGO : Oui, je sais, c'est déjà arrivé, mais c'était il y a longtemps.

ELISE : Depuis combien de temps ne t'a-t-il plus parlé ?

HUGO : Oh, ça doit bien faire dix ans, maintenant.

ELISE : Et là, c'était encore lui ? Le Crâne ? Celui de ton Oncle Anatole ?

HUGO : Ecoute, Elise, on ne va pas remettre ça sur le tapis...

ELISE : Tu n'as jamais voulu te soigner, Hugo, tu as toujours refusé de voir un médecin pour ce problème ! Ce sont des histoires d'enfant, jusqu'à dix ou onze ans, ça passe, mais si tu l'entends encore, ça devient très inquiétant pour tout le monde, pour moi et pour Lisette ! Tu sais quel effet ça fait de voir que tu te tournes vers quelqu'un qui n'est pas là pour lui crier dessus le soir de l'anniversaire de ta fille ?

HUGO : Elise, je suis désolé. Ce n'est pas exprès, je t'assure, je... je ne pensais plus au Crâne, vraiment !

ELISE : Je croyais que tu t'en étais débarrassé ?

HUGO : Je l'ai fait ! Ca fait dix ans que je ne l'ai pas entendu, je t'assure !

ELISE : C'était encore une idée de ton Oncle ! Pourquoi a-t-il fallu que ce vieux fou te lègue ce fichu crâne ?

HUGO : C'était après l'incendie de son musée. Tout vait brûlé, il ne restait plus rien à part quelques pièces... l'Oncle Anatole était ruiné, mais il savait que je voulais le Crâne...

ELISE :... et le Crâne s'est mis à te parler !

HUGO : Oui, il me parlait. Quand l'Oncle Anatole est parti refaire sa vie en Australie, mes parents ont gardé le Crâne dans une armoire. Ma mère n'était pas contente, mais je ne lui ai jamais dit qu'il me parlait. Je ne l'ai jamais dit qu'à toi. Et ça faisait si longtemps. Je pensais que c'était fini...

ELISE : Où est-il, aujourd'hui ?

HUGO : Oh, je ne sais pas trop... quelque part dans la nature... je m'en suis débarrassé.

ELISE : Si tu l'entends encore, il ne doit pas être bien loin.

HUGO : Si, si, je te jure, il est loin, je l'ai abandonné dans un pré, il y a dix ans.

ELISE : Hugo... si vraiment tu ne te sens pas bien, il ne faut pas avoir peur de me le dire... je sais que tu travailles beaucoup, tu as peut-être besoin de... de prendre des vacances...

HUGO : C'est promis, ma chérie. Je le ferai très bientôt. Tu peux monter te coucher, je te rejoins tout de suite. Je vais débarrasser.

ELISE : Tu es sûr ? Si quelque chose n'allait pas, tu me le dirais ?

HUGO : Mais bien sûr, Elise. Je crois que je suis fatigué, simplement. J'arrive dans un instant.

ELISE : Entendu. A tout de suite, alors.

HUGO : A tout de suite.

(elle sort par la droite)

Fatigué...

VOIX DU CRÂNE : Fatigué, oui. Il est épuisant de nager à contre-courant, de courir contre le vent. Combien de temps espères-tu encore durer ?

HUGO (se relève) : Vous ! Je vous croyais sorti de ma vie !

VOIX DU CRÂNE : Comment aurais-je fait ? Tu m'avais si bien enfoui !

HUGO : C'est vous, Primeur. C'est vous qui faites ça, n'est-ce pas ? Je ne vous attendais plus, figurez-vous ! Vous aviez cessé de me parler ! Pourquoi ? Pourquoi ne m'avez-vous pas même adressé un mot en dix ans ?

VOIX DU CRÂNE : Je n'ai jamais cessé de te parler. Seulement, tu ne m'entendais plus, enfoncé dans ta grande carcasse d'adulte, assourdi par le cartilage. Tu t'es mis à poursuivre d'autres chimères, à courir d'autres lièvres, tu t'es écarté du chemin ! Comment aurais-tu pu m'entendre, les oreilles bouchées par ta gloire inepte ?

HUGO : Et vous, de votre temps, n'avez-vous pas fait la même chose ? N'avez-vous pas, vous aussi, cherché à perfectionner votre art, votre métier, jusqu'à la limite de vos forces ? N'avez-vous pas, vous aussi, étonné vos contemporains, votre famille, vos enfants par vos découvertes ? N'étiez-vous pas heureux alors ?

VOIX DU CRÂNE : Je suis mort dans la misère la plus noire.

HUGO : Et vous cherchez à compenser, maintenant, c'est cela ?

VOIX DU CRÂNE : Le balancier redescend et remonte sans cesse, Hugo, et rien n'est jamais fixé, rien n'est jamais arrêté. Il est temps de remettre les pendules à l'heure.

HUGO : Et ce serait moi votre horloger ? Je voudrais bien voir cela !

VOIX DU CRÂNE : ALORS DETERRE-MOI ! Sors-moi de mon trou, de ce cachot où tu m'as jeté il y a dix ans ! Allons, qu'est-ce qui te fait peur ? Tu as oublié où se trouve le double-fond ? Tu ne sais plus comment faire coulisser la trappe ? Tu crains peut-être d'être surpris par ton épouse ? Ou peut-être as-tu peur de creuser plus profond ? Allons, fais-moi sortir, sortir, sortir !

(HUGO se jette sur l'argentier, sort une petite clé d'un tiroir, ouvre le placard de gauche et va fouiller tout au fond, où l'on entend coulisser des planches ; il en extrait le CRÂNE, qu'il contemple à bout de bras)

LE CRÂNE : Enfin ! Enfin, un peu de lumière, enfin tu me restaures à la vie ! Enfin, nous allons pouvoir reprendre nos recherches !

HUGO (s'assied et pose le CRÂNE sur la table) : Soyez réaliste ! Vous savez bien que votre peinture a été détruite dans l'incendie du musée de mon oncle, nous n'avons plus aucun modèle, plus aucun point de référence pour recréer la Balançoire.

LE CRÂNE : As-tu donc oublié tout ce que je t'ai dit ? Les plans sont toujours dans ma poche !

HUGO : Oui, nous voilà bien avancés ! Et où se trouve-t-elle, votre poche, à Tombouctou ?

LE CRÂNE : Juste sous tes pieds, Hugo.

(HUGO se relève précipitamment et regarde le sol de la pièce)

Creuser, creuser, il faut toujours creuser, mon garçon, je te l'ai dit il y a longtemps.

HUGO : Mais il n'y a rien, là-dessous ! Il n'y a que la cave, qu'on n'a jamais aménagée !

LE CRÂNE : Alors ouvre la trappe, et descends avec moi.

HUGO : On n'a pas ouvert cette trappe depuis des années.

LE CRÂNE : Nous avons déjà perdu trop de temps. Ouvre la trappe ! Et descendons.

(HUGO écarte la table et les chaises, puis soulève le tapis et découvre une trappe assez étroite, qu'il ouvre. Un petit nuage de brume s'échappe alors de l'ouverture)

Sous le plancher, tu trouveras une échelle qui t'emmènera dans un petit cimetière désolé. C'est là que je fus enterré, il y a près deSCENE 5Hugo, et je te guiderai,. Je te mènerai jusqu'à ma tombe, où nous trouverons les plans de la Balançoire, que tu cherches depuis tant d'années.

(HUGO hésite)

Allons, de quoi as-tu encore peur ? Tu as déjà hésité pendant dix ans, n'est-ce pas assez ? En avant, descendons !

(HUGO prend le CRÂNE)

HUGO : Mais si nous descendons trop profond, pourrons-nous remonter ?

LE CRÂNE : Rien n'est jamais arrêté, Hugo. Le pendule remonte toujours, autant de fois qu'il descend. Allons-y, maintenant.

(HUGO, le CRÂNE sous le bras, descend par la trappe, qu'il referme après lui)

FIN DE LA SCENE 5

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top