SCENE 4 - L'ATELIER DE CORDONNERIE

Décor : Il est presque minuit dans l'atelier de cordonnerie aux murs rougeâtres où veillent encore HUGO et DENIS, désormais âgés d'une trentaine d'années. A gauche, la porte d'entrée et une fenêtre qui donne sur la ville illuminée. Au centre, un établi où sont assis HUGO et DENIS, travaillant à la lumière de quelques petites lampes ; derrière eux, dans l'obscurité, on distingue de hautes étagères emplies de paires de chaussures de toutes tailles et de toutes sortes. Accoudé au plan de travail, DENIS somnole à moitié, tandis qu'HUGO, lunettes sur le nez, œuvre d'arrache-pied à une paire de chaussures qu'il est en train d'achever. Au pied de la table, un pot de colorant bleu.

HUGO (se tape sur le doigt avec son marteau) : Aïe! Ouh, la vache, c'est douloureux !

DENIS (réveillé en sursaut) : Quoi ! Bon sang, Hugo, tu m'as fait peur !

HUGO : Désolé, Denis, je ne voulais pas te réveiller. J'essaie juste de finir ces semelles avant de rentrer...

DENIS : Quelle heure est-il ?

HUGO (regarde sa montre ) : Presque minuit. J'ai encore besoin d'une petite demi-heure...

DENIS (bâillant un peu) : Ah. Est-ce que je peux encore... enfin, est-ce qu'il y a quelque chose que je puisse...

HUGO : Non, non, Denis, ne t'en fais pas, tout va bien. Il est déjà tard, et je n'ai pas vu le temps passer. Nous avons beaucoup travaillé aujourd'hui, tu n'as plus besoin de rester. J'aurais dû te réveiller il y a une heure déjà, mais tu dormais si bien !

DENIS : Oui, oui, bon, ce n'est pas grave. Oh, là là, ça fait deux fois cette semaine, Julie va me tuer !

HUGO : Oh, oui, désolé, j'aurais vraiment dû te réveiller plus tôt. Tu n'es pas obligé de rester avec moi le soir, tu sais, tu en fais déjà assez dans la journée.

DENIS (se lève, bâillant encore) : Oh, ce n'est pas ça. J'aime ce qu'on fait et je suis toujours content de travailler avec toi, tu sais bien que je resterai toujours si tu me le demandes.

HUGO : Ou si tu t'endors.

DENIS : Ou si je m'endors. Mais, enfin, je veux dire, Elise ne dit rien à propos de tout ça ? Elle ne te remonte jamais les bretelles quand tu rentres après minuit ? Et ta petite fille ?

HUGO : Elise et Lisette vont très bien. Elles savent combien l'atelier est important pour moi. Et puis, chaque fois que je le peux, on passe de longues vacances tous ensemble. Et il y a des soirs où je rentre à six heures, ce n'est pas toujours comme aujourd'hui.

DENIS : Oui, mais bon, ça nous arrive quand même de plus en plus souvent.

HUGO : Je sais bien, Denis, je... je suis désolé.

DENIS : Oh, ne t'inquiète pas, ce n'est pas un problème, je sais qu'on reçoit beaucoup de commandes en ce moment, la boîte a du succès, les employés se donnent à fond, mais je pense juste qu'on devrait... relâcher un peu la pression...

HUGO : Tu as raison, Denis. Tu peux rentrer. Rien ne t'oblige à rester encore. Bonne nuit, à demain.

DENIS : Hugo.

(HUGO s'interrompt et lève la tête)

Il est minuit, Hugo. Tu as une femme et une petite fille. Tes yeux se ferment tout seuls sur ton travail. Qu'est-ce que tu fais encore ici ?

(HUGO cesse de travailler et ôte ses lunettes, l'air embarrassé. DENIS va fouiller dans un meuble à droite et en sort une bouteille et deux verres; il commence à servir)

Tu te souviens de ce que tu m'as dit, le jour où on s'est rencontrés, dans le musée de ton oncle ?

HUGO (réprime un rire nostalgique) : Mmh, oui, plus ou moins.

DENIS (lui tend un verre) : Tu m'as dit que tu voulais construire des balançoires, pour que les gens puissent se détendre et rêver, pour qu'ils puissent avoir de nouvelles idées. Tu raffolais des balançoires, à l'époque, tu disais que c'était la chose la plus importante, qu'il fallait parfois prendre le temps de s'arrêter et de monter sur une balançoire, juste pour se remettre un peu. J'avoue que je ne te comprenais pas à l'époque, tu n'avais que ce mot-là à la bouche, alors que moi, les balançoires, ça m'ennuyait vite. Et puis, peu à peu, ça s'est tassé, tu as cessé de parler de balançoires et on a ouvert notre boutique, et on a fait pas mal en dix ans.

HUGO : Dix ans déjà. C'est vrai, on a bien avancé.

DENIS : La cordonnerie tourne bien, les gens aiment les chaussures qu'on fabrique, on a donné du travail à une dizaine d'employés, tout a marché comme sur des roulettes.

HUGO : Oui, oui, tout se passe très bien.

DENIS (boit une gorgée) : Alors, après dix années aussi bien remplies, tu ne penses pas qu'il serait l'heure de retourner un peu sur ta balançoire ? De prendre un peu de repos, de voir ta famille ? Parce qu'aujourd'hui je comprends ce que tu voulais dire à l'époque, je vois à quoi cela peut servir de se balancer une heure ou deux, sans penser à quoi que ce soit d'autre, sans se soucier du reste. Je le vois parce qu'on a passé dix années au travail, et que maintenant, j'en ai besoin.

(silence)

Pas toi?

HUGO : Si, si, sans doute. Ecoute, rentre chez toi, je ne vais pas tarder non plus.

DENIS : Qu'est-ce qu'on fait encore ici à cette heure, Hugo ? Qu'est-ce que tu cherches ?

HUGO : Tu te souviens de ce que tu m'as dit, ce jour-là, dans le musée ?

DENIS : Oui, oui, vaguement.

HUGO (pose son verre) : Tu m'as expliqué, avec des mots d'enfant, combien il était important que des gens comme nous fassent notre travail, combien nous pouvions aider les autres en fabriquant les meilleures chaussures possibles. Et tu m'as convaincu, Denis, tu m'as convaincu que c'était la meilleure chose à faire, et que je devrais y passer le plus clair de mon temps.

DENIS : Et c'est là où le soulier blesse, tu y passes beaucoup trop de temps.

HUGO : C'est que je ne cherche pas seulement à fabriquer des chaussures confortables.

DENIS : Non, tu ne vas pas remettre cette histoire sur le tapis, je croyais que tu avais renoncé il y a quatre ans !

HUGO : Mais pourtant, Denis, si nous y arrivions ! Tout le monde est d'accord pour dire que nous sommes les meilleurs cordonniers de la région, peut-être même du pays ! Si quelqu'un est capable de le faire, c'est bien nous !

DENIS (s'éloigne de la table et se met à marcher nerveusement) : C'est pas croyable ! Tu sais, Hugo, je n'ai jamais vraiment compris ce que tu espérais prouver, avec ton histoire de soulier magique !

HUGO (se lève à son tour) : Il ne s'agit pas de "soulier magique", Denis ! Seulement, je reste persuadé que nous pourrions créer une paire de chaussures complètes, parfaites, enfin pas vraiment parfaites, mais qui permettraient... qui combleraient...

DENIS : Tu n'as jamais réussi à m'expliquer clairement ce que tu voulais, Hugo. Qu'est-ce qu'elle aurait de si spécial, cette paire de chaussures ?

(HUGO vient se placer près des étagères qui s'illuminent : les chaussures qu'elles contiennent se mettent à briller)

HUGO : Regarde tout ce que nous avons réussi à faire ! Des chaussures de tous types, de toutes les tailles, de toutes les matières, chaque paire s'accordant au caractère d'une personne, chaque modèle conçu pour combler un seul et unique porteur ! Mais imagine une seconde que nous puissions créer une paire de chaussures qui dépasse toutes celles-là, qui soit en quelque sorte universelle...

DENIS : On n'a qu'à se mettre au travail à la chaîne, Hugo. Un seul modèle pour tous !

HUGO : Ce n'est pas ce que je veux dire !

DENIS : Alors qu'est-ce que tu veux ?

HUGO (après un court silence) : Ce que je voudrais, c'est créer une paire de chaussures qui aiderait les gens à faire chaque pas, qui les accompagnerait dans la vie comme leur chanson préférée ou un livre qu'ils ont aimé, une paire de chaussures qui leur rende tout plus facile et agréable, qui leur fasse voir les choses différemment, plus sereinement. Ne dit-on pas que les chaussures ont une âme, quelque part entre le cuir et la semelle ? C'est cette âme que je voudrais faire ressentir aux gens, pour qu'elle leur corresponde, qu'ils se sentent bien avec elle sous leurs pieds, qu'elle les porte, qu'elle les console, qu'elle les soutienne dans les moments difficiles ! Ce que je voudrais, en somme, c'est créer une paire de chaussures qui leur donnerait l'impression de ne plus toucher terre !

(silence)

Naturellement, tu n'es pas obligé de partager cela, je sais bien que tout ce charabia doit te sembler inepte, et c'est pour cela que je ne t'en parle plus depuis quatre ans. Je suis désolé, mais c'est plus fort que moi, il faut que je continue sur ce projet, je suis certain de pouvoir y arriver. Je ne t'en voudrai pas si tu ne m'aides pas, je me rends compte à quel point tout cela est vague...

DENIS (fouille dans sa poche) : Tu as toujours été l'explorateur, Hugo. De nous deux, tu as toujours été celui qui allait le plus loin, celui qui acceptait la nouveauté, qui la recherchait, la poursuivait. Mon seul souci à moi, c'était de bien faire mon travail, mais tu as toujours voulu aller plus loin. Je crois que c'est pour ça que notre atelier marche si bien. Les poches sous tes yeux sont pleines d'idées et d'énergie pour aller plus avant, mais mes poches à moi sont pleines de fatigue et me ralentissent. J'aimerais bien pouvoir t'accompagner, t'aider dans ce que tu fais. Je n'en suis pas capable.

(il sort de sa poche une petite pièce de monnaie)

Mais même si je ne peux pas toujours t'accompagner, je peux te donner quelque chose qui le fera pour moi.

HUGO (sourit) : Ta pièce porte-bonheur ? Allons, Denis, tu m'as déjà raconté comment elle t'a aidé à séduire ta femme !

DENIS : Oui, c'est dire à quel point elle est importante pour moi. Je sais que tu n'es pas superstitieux, Hugo, mais prends-la tout de même. Elle m'a suffisamment servi, et je ne désire rien de plus. Toi, par contre...

(DENIS lance la pièce à HUGO, mais elle tombe dans le pot de colorant)

Diable ! Droit dans le colorant !

HUGO (se précipite pour récupérer la pièce ): Oh misère!

(il la retire : la pièce et sa main sont bleu ciel)

Hum ! Vraiment navré, Denis.

DENIS (rit de bon cœur) : Ha ha ! Pas de problème, mon gaillard, elle est à toi, maintenant ! Puisse-t-elle te donner l'inspiration que je n'ai as eue pour t'aider !

HUGO (rit de même) : Oui, merci. Je pense que je vais arrêter pour ce soir. Tiens, tu veux éteindre la lumière, là-bas derrière ?

DENIS : Content de te l'entendre dire !

(DENIS sort par la gauche et une des lumières s'éteint. HUGO, resté seul quelques instants, contemple la pièce dans sa main bleue, puis DENIS revient)

Alors, on met les bouts ?

HUGO (agite sa main) : Oui, oui, je viens. Saleté de colorant !

DENIS : Ha ha ! Non, vraiment, je suis désolé, mon vieux. Va falloir laver ça vite fait, c'est un colorant tenace !

HUGO : Oui, je vais m'en occuper avant de sortir. Allons-y.

DENIS (à l'atelier vide) : Bonne nuit, la compagnie !

(tous deux sortent, les lumières s'éteignent)

FIN DE LA SCENE 4

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