SCENE 3 - LE MUSEE DE L'ONCLE ANATOLE
Décor : Le musée de l'Oncle Anatole est vaste et sombre : les personnages y progressent dans une forte obscurité, les objets exposés autour d'eux s'illuminant au fur et à mesure, pour disparaître ensuite dans la pénombre de nouveau. Le décor est donc très vague, les personnages sont plutôt entourés d'une nébuleuse d'objets insolites tour à tour éclairés et voilés d'ombre.
Au lever du rideau, on entend le murmure indistinct de nombreuses voix de visiteurs, quelque part non loin de la scène. Puis, parmi ces voix, on entend le rire de trois adultes, d'abord ténu, puis de plus en plus ample jusqu'à leur arrivée sur scène.
LE PERE, LA MERE et L'ONCLE ANATOLE : HAHAHAHAHAHAHAHAHAHA !!
(ils entrent, accompagnés d'HUGO qui regarde par terre)
LE PERE : Ahah, sacré vieil Anatole !
LA MERE : Tu n'en loupes pas une !
(ils rient encore un peu ; l'ONCLE ANATOLE est un énorme boute-en-train débordant de moustaches, qui se déplace avec une canne qu'il utilise plus souvent pour pointer des objets ou exercer les muscles de ses mains que pour garder l'équilibre ; on voit bien à son allure qu'il en connaît un rayon sur la vie, mais on se demande s'il n'en fait pas tout de même un peu trop)
Mais alors, si on t'écoute, il y a vraiment de tout dans ce musée !
ONCLE ANATOLE : Héhéhé ! Et vous n'avez pas encore vu le rayon lingerie et dentelles !
TOUS TROIS: HAHAHAHAHAHAHAHA !
LE PERE : Haha, diable d'Anatole ! Vous êtes toujours aussi impayable !
ONCLE ANATOLE : C'est ce que je me disais ce matin en me rasant. Trêve de plaisanteries, vous trouverez forcément votre bonheur dans ce musée, il rassemble tous les types de loisirs recensés depuis le dix-huitième siècle dans le pays, c'est qu'il y a de quoi s'amuser ! Si vous le voulez bien, je vous ferai faire la visite guidée. Nous commencerons par les loisirs de plein air, qui se trouvent dans le parc, là-bas derrière. Le temps est maussade, et il vaudrait mieux aller les voir avant que ça se dégrade. Nous passerons ensuite aux jeux d'intérieur, les jeux de société, les théâtres miniatures et les amusements solitaires entre autres.
LE PERE(pouffant) : Vous avez bien dit "solitaires", beau-frère ?
LA MERE : Horace !
ONCLE ANATOLE : Moui, oui, mais bon, même si ça vous tente, vous n'aurez pas le temps de tous les essayer !
(rires assez gras de tous trois)
LE PERE : Ha ha ha! Gredin d'Anatole !
ONCLE ANATOLE : Hé hé, eh oui. Et mon bonhomme Hugo alors, qu'est-ce qu'il devient ? Tu sais que ça doit faire quatre ans que je ne t'ai pas vu, toi ?
HUGO : Oh, oui, vous m'avez manqué, Oncle Anatole !
ONCLE ANATOLE : Ha ha, petit chenapan, c'est qu'il me flatterait presque pour avoir un cadeau, hein ? Quel âge ça te fait, maintenant ?
HUGO : Sept ans, c'est l'âge de raison, il paraît.
ONCLE ANATOLE : Oui, sûr, moi aussi j'ai eu sept ans, il paraît. C'était avant que je fasse tomber ma nourrice dans le tonneau de lessive et avant que je me déguise en ours pour aller dans une grotte faire peur aux campeurs du coin ! Et qu'est-ce que tu aurais envie de voir dans mon musée ? Oh, si tu n'as pas changé, je connais un petit quelque chose qui devrait te plaire. Tu aimes toujours les balançoires ?
LA MERE : Anatole...
ONCLE ANATOLE : Eh bien, mon garçon, je te conseille d'aller explorer ce couloir-là quelques minutes, tu devrais en avoir pour ton argent. Quant à nous, mesdames, messieurs, cher public, nous allons derechef passer au jardin, où nous attendent monts et merveilles des temps jadis ! A tout à l'heure, bonhomme !
HUGO : A tout à l'heure !
LA MERE : Sois prudent, mon poussin.
HUGO : D'accord, Maman.
(les adultes sortent par la droite : la voix de l'ONCLE ANATOLE entame de copieuses explications sur ce qu'ils vont voir, et s'estompe peu à peu une fois qu'ils ont quitté la scène ; HUGO avance un peu vers la droite dans le noir; sur le mur du fond apparaît une vieille photo sépia, agrandie et placée dans un cadre, représentant une balançoire qui ressemble vaguement à celle de la scène 1 : HUGO s'arrête et la contemple. Soudain, à sa droite, apparaît un autre petit garçon jusque-là caché dans l'ombre)
LE PETIT GARCON : Tu as envie de monter dessus, hein ?
HUGO : Oh oui, je rêve d'avoir une balançoire comme celle-là depuis que je suis tout petit. Mais mes parents trouvent que c'est une perte de temps et que c'est trop cher pour ce que c'est. Toi aussi, tu la trouves jolie ?
LE PETIT GARCON : Bof. Moi, les balançoires, c'est pas trop mon truc. C'est amusant quelques secondes, mais on s'en lasse vite et ça m'énerve. Par contre, j'aime bien tes chaussures. Elles sont en quelle matière ?
HUGO : C'est du daim imperméabilisé. Je crois que c'est un genre de daim qui habite dans les forêts tropicales, parce qu'il résiste aux intempéries. Mais une balançoire en métal inoxydable, c'est beaucoup plus résistant.
LE PETIT GARCON : Bah ! C'est sûr, si on ne s'en sert que cinq minutes par jour ! Les chaussures, par contre, on les porte toute la journée, on les use plus vite, mais c'est parce qu'on s'en sert beaucoup plus souvent et plus longtemps. D'ailleurs, je pense que ce sont les chaussures qu'on devrait faire en acier inoxydable, ça serait beaucoup plus pratique, on ne serait pas obligé d'en racheter tous les ans !
HUGO : Mais ça ferait mal aux pieds !
(petit silence)
On ne s'est pas déjà vus à l'école ?
LE PETIT GARCON : Si, je crois aussi.
HUGO : Comment tu t'appelles ?
LE PETIT GARCON: Denis. Et toi ?
HUGO : Hugo. Alors tu n'aimes pas les balançoires ?
DENIS (se remet à marcher ): Si, ça va, c'est juste que c'est bien de temps en temps, pour les vacances. Les chaussures sont quand même plus utiles, pour aller à l'école, au théâtre, au cinéma, faire les courses, visiter les musées...
(HUGO le suit: tandis qu'ils marchent, le tableau disparaît. Un peu plus loin à droite apparaît une balançoire miniature sur laquelle est assise une petite poupée vêtue à l'ancienne, devant laquelle les deux garçons s'arrêtent)
... c'est vrai, tu ne nous imagines pas courir dans la cour de récréation pieds nus, et puis s'il n'y avait pas de chaussures, nos parents ne pourraient plus aller au travail, gagner de l'argent pour qu'on puisse manger, et on mourrait de faim ! C'est vraiment indispensable, les chaussures, tandis que ça (il montre la balançoire miniature), c'est peut-être mignon, mais ça ne sert à rien !
HUGO : C'est vrai que ce n'est pas toujours très utile. Mais imagine, si on n'avait pas de balançoires ! Ca serait comme si, comme si... le monde serait...
DENIS : A peu près pareil.
HUGO : Oui. Enfin, non ! Ca serait plus...enfin, moins...euh...
(DENIS attend, l'air dubitatif)
Regarde.
(HUGO s'approche de la balançoire miniature et tourne une petit manivelle qui se trouve sur le côté ; puis il revient près de DENIS, et la balançoire, dont le mécanisme est remonté, se met à fonctionner. Les deux garçons regardent la petite poupée se balancer en silence, tandis qu'une petite musique accompagne son mouvement)
C'est beau, non ?
DENIS : Mmh, oui, bon. Ca ne sert pas à grand-chose.
HUGO : Naturellement, la musique est un peu bête, et puis ce n'est pas une vraie, ce n'est qu'un automate ! C'est seulement quand on est assis dessus qu'on se rend compte... qu'on ressent le... enfin, tu vois...
DENIS : Non. De toute façon, il n'y a pas de vraie balançoire. Les balançoires, c'est comme les automates, c'est toujours faux, c'est des choses qu'on invente pour passer le temps, et pendant qu'on joue avec, on oublie qu'on pourrait être en train de faire quelque chose d'utile, comme inventer l'électricité, ou le vélo, ou les chaussures !
HUGO : Mais ça existe déjà, toutes ces choses !
DENIS : Bien sûr, ça existe, parce que ceux qui les ont inventées ne perdaient pas leur temps à se balancer dans le vide !
HUGO : Mais peut-être qu'ils y ont pensé en se balançant ! Il faut bien se reposer de temps en temps, et ça peut même donner des idées ! Il y a bien quelqu'un qui a inventé la balançoire, aussi ! Il n'a pas dû avoir l'idée en faisant ses lacets !
DENIS : Mais s'il n'avait pas fait ses lacets, il serait tombé par terre et se serait fracassé la tête, et il n'aurait jamais pu l'inventer, ta balançoire, après !
(silence : la musique cesse, l'automate s'arrête et sombre dans le noir. Les deux garçons font demi-tour et se remettent à marcher le long du corridor)
HUGO : Oui. C'est vrai, tu as raison. Qu'est-ce que tu feras, quand tu seras grand ?
DENIS : Cordonnier.
HUGO : Ca veut dire que tu vas fabriquer des cordons ?
DENIS : Non, ça veut dire que je fabriquerai des chaussures, pour aider les gens à aller au travail, au cinéma, au théâtre, et les enfants à l'école, au terrain de jeux, et partout où ils voudront. C'est ça, un cordonnier. Et toi ?
HUGO (soupir) : Eh bien, j'avais envie de fabriquer des balançoires, mais je crois que cordonnier, c'est plus utile. Je ferai pareil que toi !
DENIS : C'est génial, on pourra peut-être travailler ensemble, alors ! Ca serait chouette !
VOIX D'UNE MAMAN: Denis ! Denis, viens mon trésor, Maman a fini sa visite, on va s'en aller !
DENIS : Zut, je dois y aller ! On se voit à l'école, hein !
HUGO : D'accord, Denis ! A bientôt !
DENIS : Salut !
(il sort par la droite ; HUGO continue sa visite tout seul, songeur, l'air un peu déçu. Soudain, devant lui, apparaît un crâne sous un globe de verre, posé sur une console de marbre ; HUGO sursaute)
LE CRÂNE : N'aie pas peur ! Bienvenue, Hugo. Je t'attendais. Il fait sombre, ici, n'est-ce pas ? Approche, que je puisse te voir de plus près.
HUGO (recule de quelques pas) : Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous voulez ? Vous êtes mort ?
LE CRÂNE : Oui, oui, je suis mort il y a longtemps, mon garçon. Il faisait gris, ce jour-là, et j'avais un peu mal à la tête. La mort avait pris rendez-vous depuis longtemps, mais je ne l'ai pas vue venir. Mais rassure-toi, j'avais plus d'un tour dans mon sac ! Sinon, serais-je en train de te parler maintenant ?
HUGO : Vous... vous n'êtes pas en train de me parler. Vous êtes Oncle Anatole, hein, c'est ça ? Vous pouvez sortir, mon Oncle, c'était très impressionnant, j'ai vraiment eu très peur !
LE CRÂNE : Allons, mon garçon, je ne cherche pas à te faire peur. Au contraire, nous cherchons la même chose, toi et moi. Regarde bien ceci.
(sur le mur, au-dessus du CRÂNE, apparaît un tableau ancien, qui montre une balançoire tout à fait semblable à celle aperçue par la fenêtre de la Pièce Bleue)
HUGO : Oh, la Balançoire !
LE CRÂNE : Oui, c'est bien elle. Moi aussi, je l'ai vue, Hugo, longtemps avant toi. Et longtemps avant toi, j'ai essayé de la retrouver, de l'atteindre. J'ai parcouru la moitié du monde, j'ai cherché partout, sur toutes les terres, et comme je ne la trouvais pas, j'ai décidé de l'inventer. Mon travail a été long et difficile, tu sais, personne ne voulait de ce que j'avais à apporter, tous trouvaient cela inutile et fastidieux, ils pensaient que c'était une perte de temps, et personne n'a voulu m'aider. Mais je savais que je devais la construire, même si ce n'était que pour moi-même, je savais que je devais la mettre au monde. Et les plans sont toujours dans ma poche. Ne laisse pas les gens te décourager, Hugo, ils ne pensent qu'à ce qui est utile et pratique, ils croient que c'est la seule chose qui compte, et ils oublient que se balancer, de temps à autre, oui, se balancer, quitter le sol, quitter le temps et la vie, pour quelques secondes, est la chose la plus importante du monde, la seule chose qui permette ensuite d'avancer, d'apporter du nouveau. Mais avant de se balancer, avant de pouvoir s'envoler, il faut creuser, creuser pour retrouver le nécessaire. N'oublie pas mon conseil, Hugo !
(on entend des voix se rapprocher)
HUGO : Attendez, attendez, qui êtes-vous ? Où est la Balançoire, celle qui est sur le tableau, elle existe ? Où est-ce que vous l'avez mise ?
LE CRÂNE : Nous reprendrons cette conversation en temps voulu, mon garçon. Avant cela, il te faudra creuser, creuser toujours plus profond. N'oublie pas ce que je viens de te dire. N'oublie pas la Balançoire.
HUGO : Non, attendez ! Est-ce qu'elle existe réellement ? Dites-moi où elle est ! Dites-moi où elle est !
(les PARENTS et l'ONCLE ANATOLE reviennent par la droite, s'esclaffant bruyamment)
LE PERE : Hah hah hah ! Sacripan d'Anatole, vous ne changerez jamais !
ONCLE ANATOLE : Ha ha ! C'est pas faute d'essayer ! Alors, jeune garçon, qu'avez-vous exploré aujourd'hui ? Avez-vous trouvé votre bonheur ?
HUGO : Dites, Oncle Anatole, d'où vient cette peinture ?
LA MERE : Et voilà, qu'est-ce que je t'avais dit, il a réussi à nous trouver une balançoire !
LE PERE : Oui, bon, forcément, si tu le laisses tout seul !
ONCLE ANATOLE : Ah, ça, c'est un vieux tableau du seizième, je crois, qui représente l'une des premières balançoires de luxe, enfin pas vraiment de luxe mais bon, jusque-là, les balançoires consistaient surtout en de petites planches de bois suspendues à une branche d'arbre. C'est la première représentation connue d'une balançoire dans l'Histoire des Arts.
HUGO : Et le crâne qui est là, c'était qui ?
ONCLE ANATOLE : Lui, parbleu, c'est l'Inventeur ! Eugène Primeur, un obscur bonhomme de ces temps-là dont on ne sait rien, si ce n'est qu'il aurait apparemment inventé et peint cette balançoire étonnamment moderne. Ce tableau et ce crâne sont d'ailleurs tout ce qu'on a pu retrouver de lui, toute trace de son métier, de son logement ou de sa famille ayant étrangement disparu. On ne sait même pas où est sa tombe. Aujourd'hui, il est en charge du coin "Epouvante et Frissons" de mon modeste musée.
LA MERE : Ha ha ha ! Décidément, Anatole !
LE PERE : Ha ha ! Quel vieux pirate !
ONCLE ANATOLE : Il ne t'a pas effrayé, au moins ?
HUGO : Oh non, pas du tout mon Oncle. Est-ce que je pourrais l'avoir pour chez moi ?
LA MERE (horrifiée ): Hugo, voyons !
LE PERE : Haha ! En voilà une autre !
ONCLE ANATOLE : Navré, mon petit Hugo, pour l'instant, il fait partie de la collection du musée. Un jour, peut-être, qui sait !
LA MERE : Oui, de toute façon, il va être temps d'aller dîner, n'est-ce pas, Oncle Anatole ?
ONCLE ANATOLE : Parfaitement, sœurette ! Mon cuisinier nous a concocté un brochet tout frais pêché dans mon étang privé, là-bas, derrière la colline...
(tous se dirigent vers la sortie à gauche, derrière le Crâne, HUGO reste quelques instants seul devant le Crâne, tandis que tout le reste, le tableau et les adultes, sombre dans le noir)
LA MERE : Allons, Hugo, tu viens !
ONCLE ANATOLE : Et nous n'avons même pas eu le temps de visiter la section "Pêche aux monstres marins" du musée ! Ca, c'était un loisir noble, et on y trouve des choses surprenantes, il y a même une photo du jour où celle que tout le monde pense être ma sœur m'a capturé au beau milieu de l'Océan Indien, il y a trente-trois ans...
LE PERE : Ha ha h a! Sacré vieux briscard d'Anatole, ha !
TOUS TROIS: HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA!!!!!!
(tandis que leurs rires résonnent dans le noir, les dernières lumières fixées sur HUGO et le Crâne s'éteignent)
FIN DE LA SCENE 3
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