La Pianiste

     Deux mains. Dix doigts propres et fins, aux ongles ronds et polis, aux phalanges munies de bagues d'argent et de gemmes. Des doigts de femme.

     Et ils dansaient. Ils dansaient, ils dansaient, ils dansaient, effleurant de leurs pointes les touches bicolores du piano. Ils chantaient, ils chantaient, ils chantaient, car il s'en échappait une mélodie douce et délicate, mélancolique à n'en point douter, languide pour ceux qui ne savaient l'apprécier.

     Ils n'hésitaient jamais, ne se trompaient pas de touche. Ils visaient juste et ce à chaque fois, malgré l'absence de partition. C'était magnifique. Envoûtant. Un ballet dont le compositeur s'était tu et était retourné dans l'ombre afin de laisser aux danseurs toute la lumière et la gloire. Une danse lancinante et pleine d'émotions qui jaillissaient tour à tour, s'enchaînant avec grâce sans jamais se heurter ni se gêner.

     La nostalgie valsait de concert avec les remords et les regrets. La tristesse ondulait en arrière-plan, se fondant dans le rideau, presque invisible mais pourtant si présente. Ni la joie, ni le bonheur n'avaient été conviés. Ceux-ci dansaient, mais dans un ballet bien différent, celui des souvenirs révolus, où ils ne pourraient faire de l'ombre à celui qui tenait le premier rôle. L'amour.

     Il menait la danse, délicat dans ses pas, devant un océan d'oreilles subjuguées par tant de merveilles. Tête haute. Mouvements décidés. Grâce. Nouvel enchantement à chaque pas, nouvel envoûtement à chaque saut.

     Personne ne remarqua l'ombre qui s'élevait derrière la scène, encore plus sombre que les ténèbres y régnant déjà. Personne ne s'en inquiéta, sauf la pianiste. Elle accéléra le rythme, ses doigts et ses danseurs s'adaptant avec aisance au changement. Et on tournoyait, et on pivotait, et on sautait, et on recommençait ; une urgence, une fébrilité s'était emparée de tous. Le public frétillait et applaudissait à tout rompre, même si le ballet était loin d'être terminé. L'amour avait fermé les yeux et laissait son cœur porter ses pas, s'adapter à la mélodie et s'exprimer.

     Et l'ombre grandissait, grandissait, grandissait, s'étalait sur le parquet de la scène. La tristesse avait bondi pour l'éviter, reflétant désormais les mouvements agités de l'amour et observant de ses grands yeux noyés l'envahisseur. La nostalgie, les remords et les regrets dansaient, embourbés jusqu'à la taille dans les ténèbres. Celles-ci grandirent, s'élevèrent, avant de s'abattre sur le trio, les noyant et les réduisant définitivement à l'immobilité.

     Seuls restaient la tristesse et l'amour qui ne s'arrêtaient pas. Le public avait disparu, s'était évaporé dans les airs en volutes écarlates. Il n'y avait plus personne pour les voir ou les admirer, et pourtant le couple ne cessait de danser. Ils dansaient pour eux, ils dansaient pour éloigner les ténèbres, ils dansaient pour la pianiste dont les doigts si légers effleuraient à peine les touches.

     Cette pianiste si douée, si aimante, mais dont le cœur était plombé d'un ballet mélancolique constant, laissait ses doigts courir et virevolter sur le clavier. Ils savaient mieux exprimer ce qui plombait son âme qu'un poème vide de sens ou qu'un discours hypocrite.

     L'ombre s'étendait derrière elle à présent, si proche qu'elle faisait onduler son image. La tristesse et l'amour continuaient de virevolter en se tenant la main, ignorant le désastre, le deuil, la destruction et les désillusions qui les entouraient et les étouffaient. Pesant. L'air était pesant. Un poids dont la masse ne pouvant être semblable qu'à celle du ciel ou des péchés humains s'abattit. Il noya la scène, coupa la lumière, mais pas la musique. La tristesse et l'amour n'abandonnaient pas.

     La pianiste sombra également sous ce poids, ses épaules tombant et sa nuque ployant. Mais pas une seule fausse note ne s'en échappa. Le rythme, désormais endiablé, pouvait paraître n'avoir ni queue ni tête. Si l'on prenait la peine de l'écouter, on percevait cependant une harmonie absolue entre les notes, un enchaînement parfait.

     Quel malheur de ne plus avoir de public lorsque l'on atteignait son apothéose. Quel malheur...

     L'ombre leva le bras et l'étendit, surplombant l'épaule de la pianiste. Il se rapprocha lentement d'elle, ondulant comme le plus vil des serpents, avant de se poser sur sa poitrine, barrant son cœur.

     Une respiration. Un souffle d'air coulant sur son oreille. Un tissu de mensonges plus épais que le rideau de la scène. Un rire grinçant et abject, si peu accordé. Un sifflement de colère ; le serpent se dresse, menaçant et effrayant, menacé et effrayé. Il panique,balance, hésite, et plonge ses crocs dans le cœur si pur mais si fatigué.

     Une dernière respiration, un dernier battement, puis le silence.

     La tristesse et l'amour basculaient sans but à présent. Ils levèrent la tête, les joues baignées de larmes, vers le ciel, se lamentant à qui voulait l'entendre d'une perte sans pareille.

     Mais la musique ne s'arrêtait qu'à la toute dernière note, qui troubla le silence de façon encore plus odieuse que ne le faisaient les pleurs et les cris de la tristesse et de l'amour. Cette dernière note résonna un long moment, accompagnant le repli de cette ombre sournoise et malveillante. Cette dernière note sonna le glas du ballet, la fin du spectacle, le tomber de rideau.


     Cette dernière note fut jouée par la tête de la pianiste qui retomba sans vie sur le piano.

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