Chapitre 8
Ça fait une heure que je déambule dans cette immense forêt. Je ne sais ni comment ni pourquoi je suis ici. J'ai beau appeler, personne ne me répond. Autour de moi, tout se ressemble, chaque arbre est identique aux précédents, les hululements des chouettes et les bruissements des feuillages sont étrangement réguliers, comme le tic-tac d'une horloge. Je frissonne. Dans cette pénombre je ne discerne pas grand-chose et j'ai l'impression de sentir la sorcière roder tout près de moi, attendant le meilleur moment pour me déchiqueter en lambeau et boire mon sang. Un vent froid me fouette le dos, je serre les poings et gonfle mes poumons pour me donner du courage et continuer à marcher. Il faut juste que je trouve la sortie.
Soudain, au milieu des arbres sans fin, deux silhouettes se détachent du reste du décor, éclairées par une lumière qui vient de derrière eux. Une femme aux longs cheveux bouclée se rapproche de moi au bras d'un homme en costume élégant. Je ne vois pas leurs visages, ce ne sont que des ombres, mais je sais au fond de moi que ce sont mes parents. Ils sont là, à quelques mètres. Ils sont revenus me chercher. Ils sont venus me sauver de cet endroit maudit.
— Papa ! Maman ! crié-je le sourire aux lèvres en commençant à courir vers eux.
Mais à peine j'ai fait un pas, qu'une plante sort de terre et m'attrape la cheville. Je trébuche, mais me relève aussitôt et continue d'avancer dans leur direction. Soudain, une deuxième liane surgit et enserre mon mollet. Une troisième remonte le long de ma jambe, s'enroule autour de mon ventre et me tire en arrière. Je ne laisserais pas ses plantes m'empêcher d'atteindre mes parents ! J'avance obstinément vers eux en tentant d'enlever mes entraves qui me ralentissent. Tout d'un coup, bien plus de liane sort de terre et m'attrape les cuisses et les bras, me faisant m'écrouler sur le sol humide. Rassemblant toutes les forces, je plante mes doigts dans la terre pour me hisser désespérément vers mon papa et ma maman.
Ils sont venus me chercher. Ils sont là, enfin. Après toutes ces années à espérer leur retour, ils sont devant moi.
Soudain, les lianes se transforment en ronces. Leurs épines se plantent dans ma peau me faisant hurler. Malgré la douleur, je n'abandonne pas et continue de ramper. Les plantes, de plus en plus nombreuses, s'enroulent autour de ma poitrine, mes épaules, mon cou et tous mes membres. Elles me bloquent, m'empêchant d'avancer, elles me tirent en arrière. Je pousse un cri pour me donner du courage et tire sur mes mains pour m'extirper. Les piques acérées s'enfoncent dans ma peau, déchirant mon dos jusqu'au sang. Je hurle de douleur. Des larmes coulent le long de mes joues. Malgré tous mes efforts, je suis incapable de faire un pas de plus.
— Papa ! Maman ! Aidez-moi ! crié-je en tendant la main vers eux.
Mais au lieu de venir vers moi, les silhouettes se tournent et commencent à partir.
— Non ! Ne me laissez pas ! Revenez !
Paniquée, j'attrape les troncs d'arbre autour de moi et me tire de toutes mes forces en hurlant. Les ronces se resserrent autour de mon corps, me lassèrent un peu plus la peau. La douleur m'irradie le corps tout entier. C'est insupportable, mais je ne peux pas abandonner. Je dois retrouver mon papa et ma maman.
Mes parents s'éloignent toujours, devenant des silhouettes floues dans cette lumière aveuglante. Seule la femme aux longs cheveux bouclés se tourne vers moi. Malgré son visage planté dans le noir, je suis sûre qu'elle me regarde.
— Maman, reviens maman ! Ne m'abonne pas ! Maman, je t'en supplie, reviens ! Maman !
Ça ne sert à rien, elle me fait dos et disparaît au bras de son mari dans la lumière. Je crie de désespoir en m'écroulant au sol, le corps douloureux et saignant.
Je me réveille en sursaut, en sueur et allaitante. Je pousse les draps humides qui collent à ma peau moite de sueur et m'assois. Je balaye du regard le dortoir. Tout le monde dort. Je me tourne à droite pour appeler Mathilde, mais en voyant une autre petite fille à sa place je me mords la lèvre en ravalant un sanglot. J'essuie mon visage couvert de larmes avant de m'allonger et de me mettre en boule. Je mets une main sur ma bouche pour étouffer les pleurs pour ne réveiller personne et tends l'autre vers l'ancien lit de mon ami. En fermant les yeux, j'imagine Mathilde me prendre la main. Ses doigts chauds me serrent et son pouce me caresse la paume doucement. Apaisée par se toucher, ma respiration se calme et je me rendors.
***
La caresse d'une main, douce et rassurante, sur mon épaule, me fait papillonner des yeux.
— Élia... Ma puce...
Un tendre murmure soufflé à mon oreille me fait inconsciemment sourire.
Maman ? C'est toi ?
— Ma puce, on est là... Tu es en sécurité maintenant.
Maman...
Je sens de longs doigts fins remettre délicatement une de mes mèches bouclées derrière mon oreille. Lorsque j'entrouvre les yeux, je suis aveuglée par la lumière du soleil, tout est flou, mais j'ai l'impression de discerner la silhouette d'une femme assise sur le lit qui me sourit. Elle a de très beaux cheveux châtain clair et ondulés, qui lui tombent délicatement sur les épaules, comme dans mon rêve. Ses yeux noisette me regardent avec amour et bienveillance et ses lèvres rouges murmurent des mots doux. Maman...
Derechef, sa main caresse doucement ma joue. Ce geste me fait sortir de mon état de somnolence. Je cligne plusieurs fois des paupières.
— Maman ? dis-je, presque inconsciemment dans un souffle, en essuyant mes yeux pour voir plus clair.
Allongée sur le ventre, je relève la tête. Lorsque j'essaie de me relever sur mes avant-bras, une vive douleur s'irradie la colonne vertébrale et je me laisse tomber sur le matelas dans un couinement de souffrance.
Une nouvelle fois, la main rassurante me caresse la joue, puis les cheveux.
— Shhh, Élia, reste allongé...
Je tourne la tête vers cette main si chaleureuse, m'attendant à voir la femme aux cheveux bouclés. Mais à la place, la première chose que je vois, ce sont de petites lunettes rondes, reposant sur un large nez, placé devant des yeux vert foncé qui me regardent l'air inquiet. Je n'arrive pas à discerner clairement qui se trouve en face de moi, mais ce n'est pas ma maman. Les larmes me montent aux yeux. Ce n'était qu'un rêve, évidemment...
Mon dos est endolori, il me brûle et me tire. Je tords mon bras, ignorant la douleur qui me lance, pour pouvoir passer la main dessus et chasser cette sensation. Mais lorsque je passe mes doigts, je sens les traces boursouflées. Je serre les dents à cause de la souffrance que ça me procure et enfouis ma tête dans l'oreiller alors que les larmes commencent à monter. Les événements de la veille me reviennent en tête violemment. Je revois la sorcière brandissant le martinet, puis tout s'enchaîne... Les coups, les cris, la peur, la douleur. Puis le trou noir. J'ai tellement mal. Pourquoi j'ai subi ça ? Ce n'est pas juste. Tout ce que j'ai fait, c'est jouer... Émile... Je n'aurais pas dû lui parler. Je n'aurais jamais dû lui faire un signe la première fois. J'aurais dû faire mon travail comme demandé ainsi rien de tout ça ne serait arrivé...
Une main douce vient essuyer une larme naissante sur ma joue en chuchotant :
— Tout va bien, ma puce, on est là, on va t'aider...
Cette voix, je la reconnais. Louise. Je suis sûre que c'est Louise. Et l'autre fille doit être Denise. Leurs voix résonnent comme un écho, je ne les avais pas reconnues, mais ce sont bien elles.
Avec des gestes très doux et lents, elle m'aide à me relever pour me mettre assise. Malgré les précautions, mon dos me fait souffrir, je serre les dents pour ne pas exploser en sanglot et retenir l'eau qui commence à déborder de mes yeux.
Une fois assise devant les deux filles, mon cœur se gonfle de joie en voyant leurs visages souriants. Je me penche en avant pour poser ma tête sur la poitrine de Louise, si je pouvais, je les prendrais dans mes bras et les serrais de toutes mes forces.
Les deux plus grandes se rapprochent, Louise attrape ma tête pour l'embrasser, tandis que Denise caresse mon bras tendrement.
Tout près d'elle, je me sens bien. Elles ont six ans de plus que moi, elles font partie des plus grandes de l'orphelinat. Même s'il y en a des plus âgées, ce sont elles qui nous veillent quand on est malade, nous consoles quand on fait des cauchemars ou qu'on est triste, nous soignes quand on a mal... Ce sont nos mamans à nous tous.
— Ma puce, ça va mieux ?
Sa voix résonne dans sa poitrine, c'est agréable à écouter. Je hoche la tête et me redresse. Je n'ai pas la force de parler.
— Ma puce, murmure Louise en fronçant les sourcils, l'air désolé, je m'excuse déjà pour ce qui va se passer, mais... On doit soigner ton dos, d'accord ? On voulait venir plus tôt, mais les surveillantes nous ont interdit de t'approcher et aujourd'hui, on devait d'abord finir nos corvées... Mais on va te soigner maintenant, ce n'est pas grave.
Je la regarde dans les yeux, inquiète. Elle me sourit gentiment avant de continuer :
— Ce ne sera pas long, t'inquiète pas, mais nous devons vraiment le faire !
Denise rapproche un seau d'eau avec un linge posé sur le rebord près du lit. Je les regarde avec de grands yeux interrogatifs.
— On va nettoyer ton dos, m'explique Louise, tu ne peux pas rester comme ça. Et on doit voir l'étendue de tes plaies. Normalement, on devrait désinfecter, comme l'aurait fait Annie, mais il faudrait de l'alcool et on ne peut pas en prendre...
— Et si ! s'écrie Denise en sortant une bouteille en verre de sous son tablier.
Elle ressemble à une bouteille remplie d'eau classique, mais elle contient une poire à l'intérieur.
— Où en as-tu trouvé ? demande Louise à son amie en fronçant les sourcils.
— Bah, à la cuisine, pardi ! Où voulais-tu que j'en trouve ailleurs ? Au village ? Ou dans la réserve personnelle de madame la directrice peut-être ? C'est vrai qu'elle m'en aurait donné bien volontiers, répond ironiquement Denise, tout en posant la bouteille sur le lit d'à côté.
— Arrête de prendre ce ton, c'est tout sauf drôle. Et si la cuisinière t'avait vue ? Ou la directrice ? Ou les surveillantes ? Ou même les autres enfants et qu'ils t'avaient dénoncé ? C'est Annie qui le fait, quand elle n'est pas là, on fait sans, tu le sais très bien !
— Oui, je sais, coupe-t-elle en levant les yeux au ciel. Mais Élia en a vraiment besoin, tu le sais aussi, c'est ce qu'Annie dirait !
Louise soupire mécontente, mais résignée.
Mon cœur se serre un peu en entendant le nom d'Annie, c'est l'aide aux cuisines et la seule adulte gentille ici. Tout le monde l'aime, mais elle a dû partir l'année dernière chez sa sœur qui avait besoin d'aide. C'est elle qui a tout appris à Louise et Denise. Elle nous manque à tous beaucoup, sans elle et son sourire communicatif, la vie ici est bien plus difficile.
Louise et Denise m'aident à m'enlever la robe et à me mettre sur le dos, les bras le long du corps.
— Élia, m'interpelle Louise d'une voix douce en passant ses doigts froids sur mon épaule, ma puce, ce que je vais faire ne va pas être agréable, mais il faut que tu sois forte, d'accord ? Je sais que tu peux le faire.
Je hoche la tête, sans vraiment comprendre ce qu'elle compte faire. Avec des gestes lents et précautionneux, elle trempe le tissu dans l'eau, l'essor et commence à tapoter mon dos. Je frissonne à cause du froid. Elle s'occupe d'abord des côtés, là où ça ne fait pas trop mal, puis lorsqu'elle passe aux endroits où le fouet a claqué, la douleur commence à apparaître. Je me contracte des pieds à la tête et serre les draps de toutes mes forces et essayant de contrôler ma respiration.
— Shhh, c'est pour ton bien, ma puce, murmure Louise pendant que Denise me caresse les cheveux.
L'aîné continue d'enlever le sang en tapotant chaque zone de mon dos. Lorsqu'elle retire enfin le tissu, je soupire de soulagement. Ça n'a pas été si terrible au final.
Je l'entends s'excuser alors qu'elle imbibe le tissu avec le contenu de la bouteille. Les deux filles ont un air désolé et Denise pose ses mains sur mes épaules comme pour me retenir. Je leur lance un regard alarmé sans réussir à parler.
Tout à coup, Denise appuie sur mon dos me plaquant contre le lit. Mon cœur s'accélère, je commence à respirer fort et je sens les larmes me submerger.
— Je suis tellement désolée, ma puce, mais ça va faire mal.
Soudain, je sens un liquide me brûler le dos. Je me mets à hurler de douleur. J'enfouis ma tête dans mon oreiller pour étouffer mon cri. La souffrance est pire que celle des coups de fouet, j'ai l'impression que ma peau s'enflamme. Je me débats, mais la prise de Denise s'accentue et Louise bloque mes jambes et les bras par son corps.
Pourquoi me font-elles ça ? Qu'est-ce que j'ai fait de mal ? Des larmes reviennent inonder mes joues, le feu sur mon dos me consume petit à petit. Je me remets à crier dans l'oreiller lorsque Louise se met à appuyer dans mes blessures encore fraîches. Mon cœur rate un battement, mon souffle se coince dans ma gorge, j'ai l'impression de me noyer dans mes larmes, d'étouffer. Je serre de toutes mes forces les draps dans mes doigts et mes orteils, tout mon corps se crispe. Je pleure de manière incontrôlable en priant pour que cette torture se termine enfin.
Au bout de quelques minutes qui me semblent une éternité, Louise retire le linge et Denise me lâche. Bien qu'elles aient retiré leurs mains de moi, j'ai toujours l'impression de les sentir. Mon dos me brûle et le pique. C'est comme si quelqu'un m'appuyait en continu sur les marques et grattait mes chairs jusqu'aux os. Lentement, malgré la douleur, je ramène mes jambes sous mon ventre, replis les bras contre moi et ramène ma tête contre mes genoux, comme une tortue.
— Élia, commence Denise en s'asseyant sur mon lit, on devait le faire, tu sais, on ne voulait pas te faire mal, on voulait-
— Non, coupé-je, c'est faux, pourquoi vous avez fait ça ? Je ne vous ai rien fait moi, pourquoi vous me punissez ?
— Ce n'est pas une punition, nous voulons te soigner...
— Vous mentez ! Soigner, ça doit faire du bien, vous, vous me faites du mal. Je croyais que vous étiez gentilles. Je croyais que vous m'aimiez bien...
— Oh, ma puce, mais on t'aime, voyons... Mais on n'avait pas le choix... Tes blessures se seraient infectées et tu aurais pu mourir ! dit Denise d'une voix assurée.
— Q-q-q... bégayé-je, sans comprendre.
— Denise exagère, ma puce, répond la brune en lançant un regard noir à son amie. Mais c'est vrai qu'il faut toujours soigner une coupure ouverte, sinon ça peut s'infecter : des saletés entrent dans ton corps et te rendent très malade, c'est Annie que nous l'a appris. Ça peut être vraiment très dangereux...
— C'est exactement ce que je viens de dire, je te signale, coupe Denise, vexée.
Louise lève les yeux au ciel, avant de continuer :
— Enfin bref, tu comprends pourquoi on a dû faire ça, maintenant ? C'était pour ton bien, ma puce, pas pour te faire du mal... Je te le jure...
— Tu ne crois quand même pas qu'on te ferait du mal hein ? Denise en remontant ses lunettes, trop petites pour son visage, sur son nez.
Je secoue la tête.
— Bah voilà, alors fait nous confiance !
Louise acquiesce. Je soupire en leur faisant un petit sourire. Je leur fais confiance. Je leur ferais toujours confiance. Elles sont plus grandes et savent beaucoup de choses, elles doivent avoir raison. En plus, Louise veut devenir infirmière, comme l'a été Annie pendant la guerre, donc elle sait quoi faire. Mais ça n'empêche pas que ça fait mal.
Je me redresse en faisant une grimace de douleur, aidé par les filles. Après m'avoir mis des vêtements propres, Louise murmure :
— Ma puce, il est bientôt dix-neuf heures, on va devoir descendre nous.
— J-je ne veux pas descendre, m'écrié-je paniqué.
— Je ne pense pas que tu puisses te lever de toute façon...
— Oui, et puis la directrice a interdit que tu sortes du dortoir, t'es encore punie, dit Denise en haussant les épaules.
— Nous, on doit y aller par contre, enchaîne Louise en se relevant.
En le voyant partir mon cœur rate un battement, ma respiration s'accélère. J'écarquille les yeux de terreur et lui attrape le bras en sanglotant :
— Non non, partez pas, pitié ! Je veux pas être seule ! Ne m'abandonne pas, pitié, ne m'abandonnez pas...
Voyant ma détresse, Louise se rassoit sur le lit en me chuchotant des mots réconfortants. Denise, l'attrape par les épaules pour me placer à califourchon sur ses genoux. Je pose ma tête sur son épaule et de ses bras, elle encercle le bas de mon dos pour pas que je glisse. Là, elle commence à fredonner une chanson qu'elle nous chante depuis toujours. Ainsi positionné, je ressens l'air de ce chant qui résonne dans sa poitrine en un son apaisant. Cela m'apaise, je me sens en sécurité dans ses bras. Je renifle plusieurs fois, essuie mon visage avec ma manche et me blottis un peu plus contre son cou lorsqu'elle commence à fredonner une mélodie d'une voix douce en se balançant lentement de droite à gauche. Petit à petit, bercé par cette chanson, je ferme les yeux et laisse le sommeil m'envahir.
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