Chapitre 28
D'un geste mécanique, j'attrape l'assiette que la fille à ma gauche me tend, la rince dans le bac d'eau, puis la donne à celle à ma droite qui l'essuie. Ce même mouvement se répète depuis plus de deux heures. Je soupire en remontant les manches de mon gilet en laine qui ne cessent de glisser et plonge une énième assiette dans le bac d'eau devant moi. Un frémissement de dégoût traverse mon visage en voyant de petits bouts de pomme de terre vogué dans l'eau stagnante et percuter l'assiette que je rince. Je la retire rapidement et la tends à la fille à mes côtés. Par souci d'économie, la directrice n'autorise pas le gaspillage d'eau, donc nous devons rincer les couverts dans la même eau que pour les laver. J'ai l'impression que les derniers ressortent aussi sales qu'avant.
Je tends l'assiette à la fille à mes côtés, mais voyant qu'elle ne réagit pas, je me tourne vers elle. Son regard cerné est rivé sur la petite fenêtre au niveau du plafond. Je lui tapote l'épaule, mais effrayée, elle fait tomber une assiette dans l'évier. Nous nous figeons et nous tournons vers la cuisinière. Heureusement, la vieille femme dort toujours sur sa chaise dans un coin. Nous soupirons de soulagement et reprenons notre travail. Je redonne l'assiette, par chance intacte, à la fille rouge de honte et encore tendue.
— Ce n'est pas grave, murmuré-je pour la rassurer.
Dans son sommeil, la cuisinière bougonne un "chut" avant se remettre à ronfler. Je la fixe, espérant que la chaise cède sous son poids. Je la déteste, c'est juste une vieille sorcière qui ne fait rien d'autre que dormir et s'engraisser. Elle ne sert à rien, c'est nous qui préparons les repas, débarrassons et lavons les couverts, nettoyons aussi les tables, la cuisine, la salle à manger. C'est même Annie qui nous dit ce qu'on doit préparer. Non, vraiment, je ne comprends pas ce qu'elle fait là.
Alors que je m'apprête à rincer une énième assiette, une fille arrive avec une corbeille de fruits qu'elle dépose sur la table avant de s'en aller. Je la regarde avec envie. Mon estomac se tord et grogne, je rêve de pouvoir manger une de ces pommes qui ont l'air délicieuses. Mais je n'y ai pas le droit, elles sont réservées à Madame la directrice et aux surveillantes. Je me détourne de la tentation, fixant l'évier, et tente d'ignorer la sensation de faim qui me tenaille. Même le petit morceau de pomme de terre dérivant au milieu de l'eau sale me donne envie. Je retiens ma salive, luttant contre l'impulsion de le saisir et de le manger...
La fille à ma gauche me ramène à la réalité en me donnant un coup de coude dans les cotes.
— Arrête de rêver, chuchote-t-elle, on a du travail.
J'attrape l'assiette qu'elle me tend et la plonge dans l'évier. Lorsque je veux la donner à celle à ma droite, la fillette ne bouge pas, elle fixe toujours la petite lucarne.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? chuchote-elle en pointant du doigt la fenêtre.
À l'extérieur, nous voyons passer les jambes de nos camardes qui semblent contourner le bâtiment.
— J'aimerais bien savoir ce qu'il se passe, moi.
— Peut importe, on a du travail, réponds celle à ma gauche en haussant les épaules indifférentes.
On soupire tristement. Je regarde la dizaine d'assiettes et couverts qu'il nous reste à laver, à côté des grosses casseroles et poêles encore salle. Je lève les yeux vers la petite fenêtre où nous entendons l'excitation de nos camarades qui passe devant en courant.
— Allez-y, je finirais, dit Annie en arrivant derrière nous.
Nous la regardons surprise. Je marmonne :
— N-non, on ne peut pas faire ça...
— Mais si, si je vous le dis, je vois bien que vous avez envie d'aller voir, alors allez-y, je peux finir seule, il ne reste pas grand-chose.
— Mais... commencé-je en me tournant vers la cuisinière toujours endormie sur sa chaise.
— Elle ne se réveillera pas avant au moins trois heures, répond Annie en haussant les épaules. Personne ne saura. Allez, maintenant, déguerpissez de ma cuisine, gronde-t-elle avec un sourire en coin.
Nous la remercions en la serrant dans nos bras avant de retirer nos tabliers et de sortir de la cuisine. Dehors, nous rejoignions les autres qui sont tous réunis devant la porte principale, en silence, attendant quelque chose.
— Qu'est-ce qu'il se passe, demandé-je à Adeline et à Hortense.
— Un papa vient d'arriver avec sa petite fille, répond Adeline.
— Pour adopter ?
Hortense hausse les épaules.
— On ne sait pas, on ne nous a rien dit, c'est pour ça qu'on attend. Mais je suis sûr que c'est ça ! J'ai tellement hâte de savoir qui il va choisir !
— Je suis sur ce sera un garçon, intervient Gaétan.
— N'importe quoi, ce sera une fille et elle aura beaucoup de chance, car elle aura une petite sœur trop mignonne.
— Justement, il a déjà une fille, il va pas encore en adopter une !
— Mais il n'y a pas de maman ? demandé-je.
— On a vu que le papa et la petite fille, elle a dû rester à la maison, répond Adeline.
— Peut-être qu'elle est enceinte ! s'exclame Hortense. Ça veut dire qu'elle aura deux petits frères ou sœurs !
— Ce sera un garçon-
— Chut ! Les voilà.
Un homme vêtu d'un vieux costume marron rapiécer et d'une casquette usée émerge du bâtiment, une lueur froide dans ses yeux. Accompagné de la directrice, il se dirige vers le portail sans nous adresser un regard. Derrière lui, une petite fille aux boucles dorées et emmêlé, tenant une poupée en porcelaine, le suit l'air perdu alors que Madame Morvan tente de la rattraper.
— Tu vas où, papa ? demande-t-elle en serrant sa poupée contre sa poitrine.
Le père ne répond pas, se contentant de la regarder avec une indifférence glaciale. Il s'éloigne sans un mot. La fillette commence à le suivre, mais son père l'arrête brutalement.
— Toi, tu restes ici.
— M-mais pourquoi ? sanglote-t-elle en se rapprochant.
L'homme soupire agacé et se retourne pour partir. La petite se jette sur lui, entourant ses jambes de ses bras maigres en pleurant.
— Non, part pas, papa ! Je veux rester avec toi !
Dénué de toute émotion, l'homme pivote brusquement et assène une gifle à la petite fille avant de s'éloigner sans cérémonie, la forçant ainsi à lâcher prise. Elle vacille et s'effondre, le choc résonnant à travers ses pleurs. Sa main frêle frotte sa joue rougie, ses boucles blondes, emmêlées se collent à ses joues mouillées de larmes.
Sans un regard en arrière, l'homme poursuit sa route vers le portail, insensible à la douleur qu'il lui a infligée. Il salue la directrice avant de quitter les lieux. La petite, abasourdie, le fixe, les yeux écarquillés d'incompréhension.
C'est seulement à ce moment-là, lorsqu'il passe le portail, que la fillette se redresse, laissant échapper un cri déchirant :
— Papa, reviens !
Sa voix aiguë, emplie de détresse, résonne à travers la cour de l'orphelinat, mais l'homme reste de marbre. Ignorant ses appels, il s'enfonce dans l'horizon grisâtre.
— Papa ! Ne me laisse pas ici ! Papa ! Papa, reviens ! Je veux pas être ici, papa ! Maman ! Papa ! Maman !
Je baisse la tête et détourne le regard. Il l'a abandonné. Ses cris de désespoir me transpercent le cœur, mes larmes se mettent à couler sur mes joues. Je serre les poings, une rage mêlée à de la tristesse se met à bouillonner en moi. C'est tellement injuste, pourquoi les parents abandonnent leurs enfants comme ça ? Est-ce que j'ai pleuré moi aussi quand ma maman m'a laissé ici ? Est-ce que j'ai ressenti la même chose ? J'étais trop petite pour m'en rappeler, mais c'est peut-être une bonne chose, vivre ça doit être horrible...
Soudain, ses cris deviennent plus aigus et stridents. La directrice l'a attrapée par le bras et la traîne vers Madame Morvan, mais la fillette se débat, hurlant comme un cochon qu'on égorge.
— Non, lâche-moi ! T'as pas le droit, je veux mon papa ! Je veux mon papa !
La sorcière se retourne et la gifle, elle s'écroule sous choc, mais loin d'être démonté comme la première fois, la fillette ouvre grand la bouche et se met à crier de toutes ses forces.
— Ton père ne veut plus de toi, il ne reviendra pas.
— Menteuse, menteuse ! Mon papa, il va revenir ! T'es qu'une vielle menteuse, moche et bête ! Je veux mon papa et ma maman ! Papa ! Maman !
Le visage de la sorcière devient rouge écarlate, ses yeux s'écarquillent de rage, elle carre la mâchoire, comme si elle allait exploser mais tente de se retenir. Elle attrape l'épaule de la petite qui essaye de fuir, mais cette dernière se débat de toutes ses forces, balançant ses jambes et son bras droit dans tous les sens, tout en gardant dans la gauche sa précieuse poupée en porcelaine. Lorsque la directrice lui prend le bras, la petite fille lui mord la main, la faisant s'esclaffer de douleur, et lui donne un coup de pied dans le ventre. La directrice se recule le souffle coupé. En moins d'une seconde, son expression choquée se transforme en un masque dur et froid. Lentement, elle se tourne et se dirige vers un arbre. Alors que la petite fille est toujours en train de pleurer et appeler ses parents en boule sur le gravier, la directrice ramasse un long bâton qu'elle fait claquer plusieurs fois dans les airs. Un frisson d'horreur dévale mon dos, ravivant mes anciennes cicatrices. À côté de moi, Hortense se cache les yeux et se blottit contre Adeline. Nous savons tout ce qui va arriver, mais cette petite fille n'en sait encore rien.
Il faudrait que quelqu'un l'aide, qu'on arrête la directrice. Je regarde partout autour de moi pour voir Annie, mais elle est toujours à la cuisine, là où elle ne peut pas nous entendre. Si elle était là elle ferait quelque chose, elle la sauverait elle au moins... Les surveillantes ne feront rien. Et les grands non plus, même Louise, Denise et Albin ne bouge pas. J'aimerais être courageuse, mais je suis comme pétrifié, je tremble sans pouvoir bouger. Et j'ai peur, y aller, c'est être puni aussi comme lorsqu'Albin a défendu Thérèse, je ne veux pas être punie...
La sorcière brandit la branche au-dessus de sa tête avant de l'abattre sur le dos de l'enfant qui hurle de douleur. La sorcière lui assène six coups sur tout le corps. Lorsqu'elle a fini elle nous lance un regard d'avertissement, nous faisant comprendre ce qu'il arrive lorsque nous nous rebellons. D'un geste, elle appelle Madame Morvan qui soulève la petite, qui tient toujours sa poupée dans sa main gauche, pour la mettre sous son bras et commence à se diriger vers le bâtiment. À ce moment-là, Annie arrive de derrière le bâtiment prête à les arrêter. En la voyant, la directrice esquisse un léger sourire mesquin et s'écrie d'une voix forte.
— Attendez.
Elle arrache des mains la poupée.
— Tu n'as plus besoin de ça.
Elle la jette par terre avant d'écraser sa tête avec son pied sous le cri d'effroi de fillette.
— Maintenant, emmenez-la.
Sous le choc, nous regardons cette petite fille disparaître dans l'obscurité. Avant qu'Annie n'ouvre la bouche, la sorcière dit d'une voix glaciale en haussant un sourcil :
— Un problème, Annie ?
Annie serre la mâchoire en fusillant la directrice du regard, mais ce contente de baisser la tête en murmurer :
— Non, Madame la Directrice
***
Depuis hier, toutes les conversations tournent autour de la petite fille abandonnée par son père et d'Annie qui n'a pas levé le petit doigt pour l'aider alors qu'on la traînait jusqu'au cachot où elle a passé la nuit. Ce n'est que ce matin, après le petit-déjeuner, qu'elle a été libérée. Mais à peine sortie, elle s'est précipitée vers la grille en appelant ses parents. Personne ne l'a arrêté. Ça fait plusieurs heures maintenant qu'elle attend là, immobile, ses pleurs ont laissé place à un silence pesant, elle fixe désespérément le chemin qui s'enfonce dans le bois.
Nos corvées finies, Adeline, Hortense et moi allons nous asseoir sous une des fenêtres en face du portail. En observant le soleil disparaître derrière les arbres, mon regard tombe sur la petite fille accrochée à la grille. Mon cœur se serre en la voyant aussi seule, triste et grelottante de froid.
— On devrait aller la voir, murmuré-je en me levant.
— Hors de question, contre Adeline, t'as pas vu hier ? C'est sur la directrice la déteste maintenant, moi, je veux pas être punie à cause d'elle !
— Mais elle a été abandonnée par son papa, c'est normal qu'elle soit triste.
— Oui, ben, on ne sait pas, elle a peut-être mérité si elle est toujours comme ça.
— Ne dis pas ça, c'est pas gentil, gronde Hortense.
Adeline hausse les épaules en levant les yeux au ciel.
— Si, c'est méchant, Adeline, personne ne mérite d'être abandonné, dis-je en fronçant les sourcils.
Au même moment, Louise et Denise s'approchent de la fillette, mais elle commence à hurler et à s'agripper encore plus fort, entourant les barreaux de ses petits bras. Après plusieurs tentatives vaines, les deux grandes font demi-tour l'air dépité. Lorsqu'elles passent à côté de nous, Adeline s'esclaffe :
— Alors, même vous, elle vous a tapé alors que vous ne lui avez rien fait ? J'en étais sûr, ils l'ont abandonné parce que c'est une sauvage.
— Non, il l'a abandonné parce que sa maman est morte et qu'il ne peut pas s'en occuper, dit Louise d'une voix claquante en se rapprochant de nous.
Surprise et décontenancer, Adeline bégaie :
— Quoi ? C-comment vous savez d'abord ?
— On a entendu des surveillantes en parler ce matin, répond Denise en replaçant correctement ses petites lunettes sur son nez. Elle est morte il y a trois jours et il ne pouvait pas s'occuper d'Alice tout seul...
— Trois jours, marmonne Adeline, il n'a même pas essayé... J'suis sûr, si ça avait été un garçon, il l'aurait gardé...
— Pourquoi ? demande Hortense.
— Les papas, ils n'aiment pas leurs filles, surtout quand y a plus de maman.
— Mon papa, il m'aimait, s'offusque Hortense en baissant la tête.
— Pardon, oui à part le tien, mais les autres non, tout ce qu'ils veulent c'est des garçons...
D'un geste vif, elle essuie les larmes qui coulent le long de ses joues, mais ses yeux rouges et humide ne trompent personne. Tout le monde sait qu'elle a été abandonnée, car sa mère est morte en accouchant d'elle et que son père à préférer s'en débarrasser. Attristée, Louise passe sa main dans le dos d'Adeline en murmurant :
— J'ai été abandonné pour cette raison moi aussi il y a dix ans, mes parents avaient trop de bouches à nourrir et c'est tombé sur moi... Mais ça ne veut pas dire que tous les parents sont comme ça. En plus ici, beaucoup ont eu des papas formidables comme Hortense ou Denise, donc ne dis pas ce genre de chose.
Adeline hoche la tête en se décalant sur le côté pour échapper à sa main et part un peu plus loin, suivie par Hortense.
— J-je suis désolé pour toi Louise, murmuré-je. J-je ne savais pas...
Louise me sourit tendrement.
— Je ne suis plus triste pour ça, alors ne le soit pas.
— Et puis c'est eux qui devraient être désolés pour toi en plus, intervient Denise avec un sourir en coin.
— C'est vrai. Par contre, on devrait se dépêcher, on doit aller aider pour faire le change et le repas des bébés.
Denise hoche la tête. Au même moment, Annie sort d'un pas décidé du bâtiment jusqu'à Alice. Elle s'agenouille près de la petite fille et lui parle tout bas. Au bout de quelques secondes, Alice enlève ses bras des grilles et les enroule autour du cou d'Annie qui la soulève et l'emmène vers l'orphelinat. Sur le pas de la porte, la directrice lui lance un regard noir, mais ne l'arrête pas lorsqu'elle la dépasse et s'engouffre dans l'entrée.
— Au moins, elle ne dormira pas dehors cette nuit, murmure Louise avant de rentrer à son tour accompagner de Denise.
Une fois seule, je vais rejoindre Adeline et Hortense qui ont déjà changé de sujet.
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