Chapitre 27

Sur le seuil de la porte, la sorcière se tient droite, sans bouger, son regard dure braqué sur nous. Je lâche la boule-de-neige que je tenais dans ma main gelée. Un froid glacial me saisit les entrailles. Un frisson traverse mon dos, mes épaules se crispent, mon corps se met à trembler, ma respiration s'accélère, mon cœur palpite, j'ai envie d'éclater en sanglots et de me cacher loin d'ici. Pendant un instant, j'ai tout oublié, la faim, la douleur, la fatigue... Mais j'ai surtout oublié ou je me trouvais...

Elle descend lentement les quelques marches, se rapprochant de nous. Ses petits yeux noirs perfides nous dévisagent un par un. Lorsqu'ils rencontrent le mien, j'ai le souffle coupé. J'aimerais partir en courant, mais je n'y arrive pas, mes jambes semblent figées dans la glace. Autour de moi, certains enfants éclatent en sanglots et poussent des petits cris plaintifs, terrifiés.

— Qu'est-ce qu'il se passe ici ?

Son regard se braque sur Charles, le plus vieux des garçons. Décontenancé, il s'écrie paniqué :

— C'est Gaétan et Julien ! C'est de leur faute, ce sont eux qui ont commencé.

La sorcière se tourne vers les deux garçons. Julien baisse la tête, Gaétan déglutit en bombant le torse et soutenant son regard.

— On n'a rien fait de mal.

La directrice se rapproche d'un pas.

— On... On n'a rien fait de mal...

Encore un pas.

— On-on... On ne voulait rien faire de mal...

Encore un pas.

— Je suis désolé ! s'écrie-t-il d'une voix tremblante, au bord des larmes. C'est de ma faute, mais je suis désolé !

— Non, intervient Julien, c'est moi qui ai déclaré la guerre, c'est de ma faute à moi, je voulais juste rire !

— Une guerre ? Croyez-vous qu'une guerre soit amusante ?

— N-non... On voulait juste...

— On voulait se battre comme son père, enchaîne Gaétan, être des héros de guerre comme lui.

— Un héros ? rit la sorcière de manière méprisante. Qui t'a dit une pareille sottise ? Ton père n'était qu'un lâche, claque-t-elle d'une voix glaçante.

— Non... Mon père était-

— Ton père a été exécuté pour couardise !

Julien écarquille les yeux de stupeur, la bouche ouverte, choqué.

— Ce n'était qu'un lâche qui a abandonné ses camarades à une mort certaine !

— Non, c'est faux...

— Oh, que tu peux être stupide, mon garçon... Ton-

— Vous mentez ! s'écrie Gaétan. Vous n'êtes qu'une sale menteuse ! Julien se souvient très bien de son papa, il sait qui il était ! S'il dit que c'est un héros, alors c'est un héros ! Vous n'êtes qu'une ment-

La directrice fait taire Gaétan d'une gifle qui le fait tomber au sol. Des gouttes de sang tachent la neige immaculée. Imperturbable, le garçon fixe la sorcière de manière féroce.

— Des souvenirs ? Il n'avait que deux ans quand son père est parti au front, quels souvenirs crois-tu qu'il en a ? Une image inventée de toutes pièces dont il s'est convaincu pour mieux dormir la nuit. Mais ça ne m'étonne pas de toi, Gaétan, croire ses contes de fées te permet sûrement d'oublier que tes propres parents ne t'aimaient pas.

— C'est faux ! Mes parents sont morts dans un accident de voiture, ils ne m'ont pas abandonné !

— Oh, si, ils l'ont fait. Ils ont préféré aller en soirée plutôt que de s'occuper de toi. Et tu penses qu'ils t'aimaient vraiment ? Tu n'étais qu'un poids pour eux. Ils auraient préféré que tu n'existes pas, tu n'es qu'une erreur, ils auraient été tellement plus heureux sans toi.

Gaétan ferme les yeux, comme s'il voulait oublier ce que la directrice vient de dire.

— La vérité fait mal, mon garçon ? Tout comme la vérité sur ton père le "héros", n'est-ce pas, Julien ?

Julien la regarde tétanisée. Il secoue la tête lentement, refusant d'y croire.

— C'est Annie qui a décidé de te raconter ses histoires. Quand tu es arrivé ici, tu n'étais qu'un sale gamin pleurnichard inconsolable, donc elle a décidé d'inventer cette fable. Pourquoi crois-tu que personne n'a voulu de toi ? Tes tantes ? Tes oncles ? Car personne ne veut d'un fils de lâche dans sa famille. C'est pour ça que personne ne voudra jamais t'adopter. Tu es comme de la nourriture avariée. Personne ne t'aimera jamais.

Julien continue de secouer la tête, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés, le regard vide, comme s'il était ailleurs.

— Mais crois ce qui peut t'aider à dormir la nuit, mon garçon, même si ce ne sont que des mensonges.

Voyant des larmes couler sur les joues de Julien, la directrice s'éloigne avec un sourire satisfait avant de reprendre d'une voix forte :

— Croyez tous ce qui peut vous aider à dormir la nuit. Préférez oublier que vos parents ne vous aimaient pas, si ça peut vous faire plaisir.

— Non, commence Sidonie d'une petite voix, nos parents nous aimaient, maman est morte pour nous protéger et papa-

Renée plaque sa main sur la bouche de sa petite sœur. Étonnée, la sorcière esquisse néanmoins un sourire mesquin et s'approche d'elles.

— Si votre mère vous aimait réellement, elle ne serait pas restée dans votre maison alors que la ville était bombardée. Une vraie mère n'aurait pas confronté ses enfants à un tel danger.

Ne contrôlant plus sa colère, Renée fusille la directrice du regard et grogne d'une voix grave :

— Non, on est resté, car elle était enceinte de Sidonie.

— Ah, dans ce cas, c'est de ta faute Sidonie si ta mère est morte, tu as tué ta mère, tout comme Adeline, d'ailleurs, vous aurez plein de choses à vous raconter.

Adeline sursaute en entendant son nom et Sidonie éclate en sanglots dans les bras de sa grande sœur qui lui murmure quelque chose à l'oreille en frottant doucement son dos.

— Mais vous n'êtes pas les seules. N'est-ce pas Marie, André, Lucien, et les autres ? Vous êtes tous responsable de la mort de vos chères mamans.

Son regard passe sur chacun d'entre nous, elle sourit satisfaite en voyant nos visages se décomposer.

— Est-ce que quelqu'un d'autre à envie de nous parler de ses parents formidables ? Non ? Bien, au moins vous aurez compris qu'aucun de vos parents n'avait de l'affection pour vous. Alors que moi, je vous ai recueilli, protéger. Je vous ai nourri et loger à mes frais. Je vous ai tout donné. Et voilà comme vous me remercier ? Vous me désobéissez alors que j'ai toujours été juste avec vous ! Vous devriez me remercier et être reconnaissant envers moi, j'ai fait ce dont même vos propres parents n'ont pas voulu faire pour vous. Il est temps que vous arrêtiez de vous bercer d'illusion dérisoire sur l'amour que ces gens que vous appelez "papa" et "maman" avait pour vous, il n'y a que moi qui ai réellement tout fait pour vous.

Elle nous lance un dernier regard méprisant avant de se diriger vers le bâtiment.

— Ah ! Et j'allais oublier, comme punition, après avoir fini votre travail, vous resterez dehors au milieu de la neige que vous aimez tant, les mains sur la tête jusqu'au coucher. Vous serez aussi privé de nourriture aujourd'hui.

Avant de passer la porte, elle se retourne et dit d'une voix forte :

— Et bien sûr, l'histoire de ce soir est annulée.

En entendant ces derniers mots, j'ai l'impression que le ciel me tombe sur la tête. Plusieurs enfants éclatent en sanglots en criant, suppliant la directrice de ne pas nous enlever l'histoire de Noël. Je m'écroule au sol, des larmes chaudes ruisselant sur mon visage.

Non... Pas ça... J'aurais préféré me faire fouetter mille fois plutôt que d'être privé de l'histoire d'Annie... C'est le seul moment joyeux de l'année, le seul où on a le droit d'oublier qu'on est orphelin, d'oublier qu'on a faim, qu'on a froid, qu'on est seul au monde... Le seul moment où on a le droit d'être heureux... Elle ne peut pas nous enlever ça...

— Allez au travail ! Dépêchez-vous bande de fainéants ! crie une des surveillantes et sortant du bâtiment.

Je sursaute. J'essuie mes larmes en me relevant en vitesse et commence à éparpiller une poignée de sel sur le sol gelé. Du coin de l'œil, j'observe Julien. Il n'a toujours pas bougé. Le regard dans le vide, il semble absent, sans âme. Malgré Gaétan qui lui parle, il ne réagit pas. Il me fait mal au cœur. La sorcière a été cruelle avec lui, je ne comprends pas pourquoi... Pourquoi lui dire toutes ces choses horribles sur son père ? Je suis sûre qu'elle ment en plus ! Et Gaétan, il fait comme si de rien était, mais il doit souffrir... Et Renée, Sidonie, Adeline et les autres... Des larmes glissent le long de mes joues en imaginant la douleur qu'ils ont dû ressentir. Renée et Sidonie sont dans un coin, la plus grande en train de consoler sa petite sœur qui pleure toujours. Adeline, elle, fait un signe de la main à Hortense qui s'approche d'elle, pour lui dire de la laisser seule. Petit à petit, tout le monde sèche ses larmes et se met au travail.

Je soupire, le cœur serré et les doigts gelés, je plonge ma main dans le seau et y prends une poignée de sel.

***

Je ne sais pas depuis combien de temps, nous sommes debout, les mains sur la tête, au milieu de la cour. Cela fait déjà un moment que je ne sens plus du tout mon visage, ni même mes doigts et mes orteils, je sais même plus s'ils sont toujours rattachés à mon corps. Mes jambes et mes bras me font souffrir, j'ai l'impression d'être piqué par des centaines de fourmis. Je lutte pour garder la position malgré la douleur et les tremblements. Je serre les dents. J'ai l'impression de me transformer en statue de glace, bientôt, je ne pourrais plus du tout bouger. Le froid me brûle et pénètre à l'intérieur de ma chair, gelant mes organes. La faim me tord l'estomac. Chaque respiration est un effort, mon cœur bat fort dans ma poitrine, à m'en faire mal. Je vais mourir ici. Je ne tiendrais jamais jusqu'au coucher. Je cherche du regard le soleil pour tenter de deviner combien de temps qu'il reste, mais il a décidé de jouer à cache-cache derrière de gros nuages gris qui nous menace.

Pour m'aider à tenir, je fixe une des briques du mur de l'orphelinat devant moi. À côté de moi, j'entends les autres pleurer et supplier en vain, personne ne viendra. De leur fenêtre, bien au chaud, les surveillantes nous regardent en discutant et riant comme si de rien était. Je ferme les yeux. Les voir ainsi me fait mal et me met en colère. Nous avons été idiots. Pourquoi on a fait ça ? On sait pourtant que c'est interdit ! J'aimerais retourner en arrière et nous arrêter avant qu'il ne soit trop tard. Le froid ravive mes cicatrices dans le dos, me rappelant que ce n'est pas la première fois que j'oublie cette règle... Je suis tellement stupide... J'éclate en sanglots, de douleur et m'en voulant d'être si bête.

— Je veux faire pipi, pleure une petite fille devant moi. Je veux faire pipi.

— Tais-toi ! grogne Charles.

— M-mais je-je-je veux faire pi-pipi...

— Alors fait toi pipi dessus, mais arrête de parler, on va encore être punis sinon.

— N-non... Je veux p-pas faire pipi sur moi...

La petite se met à pleurer plus fort encore. Agacée, Marie, une des grandes derrière elle lui donne un coup de pied dans le dos, la projetant par terre.

— La ferme ! Tu ne comprends pas le français ? Je ne veux pas être punie à cause de toi.

La fillette se relève difficilement en mettant une main sur sa bouche pour étouffer ses sanglots. Elle tourne la tête pour chercher de l'aide, lorsqu'elle croise mon regard, je me détourne. Si je bouge, je risque vais avoir des ennuis, alors même si ça me fait mal au cœur, je continue de fixer la pierre et l'ignore. Ses pleurs s'arrêtent et la neige à ses pieds devient jaune.

— Bah voilà, murmure Marie, c'était pas compliqué. Tu peux remercier Gaétan et Julien, si on subit ça, c'est de leurs fautes.

— Ouai, confirme Charles, à cause de ce sale menteur.

— C'est pas un menteur, s'énerve Gaétan.

— Comment tu peux encore le défendre ? C'est un fils de lâche, un menteur, une raclure, il le mérite.

— C'est faux !

— Taisez-vous ! hurle une surveillante à la fenêtre. Ou je viens vous faire tâter de la canne moi, vous allez voir !

Tout le monde se tut.

***

À côté de moi, un garçon s'écroule de tout son long sur le sol. C'est déjà le troisième, mais personne ne vient. Sa respiration est saccadée, ses yeux fermés et son corps tremble, s'il reste là, il va finir par mourir ! Je cherche du regard une aide quelconque, quand soudain, ouvrant la porte dans un fracas, notre sauveuse arrive. Annie. L'air paniqué, elle court vers les enfants au sol, suivie des surveillantes qui lui ordonnent de le laisser là où il est et de rentrer.

— Vous n'êtes pas bien ? Vous ne pouvez pas laisser ses enfants dehors par ce froid ! Ils vont tous mourir si ça continue !

— C'est un ordre de Madame la Directrice. Ils sont punis.

— Punis ? Ce n'est pas une punition, c'est de la torture ! Qu'est-ce qu'ils ont bien pu faire pour mériter ça ? demande-t-elle pendant qu'elle met son châle sur le dos du petit garçon et le soulève.

— Ils ont désobéi.

— Quoi ? C'est tout ?

Annie soupire exaspérée en se dirigeant vers le bâtiment.

— Louise, Denise, prenez les deux autres et emmener les dans leurs lits, je leur apporterais de la soupe. Et tous les autres, vous rentrer aussi, cette stupide punition à assez durer.

Madame Morvan, la surveillante des garçons, s'interpose et l'empêche de passer.

— Ce n'est pas toi qui décides ici. Et vous là, retournez à votre place ! Madame la Directrice a dit jusqu'au coucher, il reste encore plusieurs heures à faire !

— Non, les enfants, vous rentrez. Et vous, dit-elle en regardant la surveillante dans les yeux, si vous ne les laissez pas rentrer, ils en mourront et ce sera vous qui les aurez tuées.

— Q-quoi ? Mais non !

— Si, Madame. Et ce sera à toutes de votre faute, car vous les aurez laissés mourir sous vos yeux, sans rien faire !

Abasourdies, Madame Morvan et les autres surveillantes reculèrent et laissent passer Annie.

Sans attendre, tous les enfants se dépêchent de la suivre et s'engouffrent sans un mot à l'intérieur du bâtiment.

Il me faut plusieurs secondes avant de réussir à bouger mes jambes, engourdies à cause du froid. Alors que je m'apprête à rejoindre les autres, je remarque Gaétan et Julien immobile au milieu de la cour. Julien à la tête baissé, les poings serrés et tremble légèrement. Je me sens triste pour lui, ne sachant pas quoi faire, je m'approche d'eux.

— Julien... Ça va ? demandé-je, hésitante.

Il redresse la tête, ses yeux bleus sont rougis et débordent de larmes, ses joues sont marquées par les traces de pleurs répétés. Malgré cela, un sourire forcé se dessine sur son visage et il murmure :

— Oui, ça va.

Il renifle et essuie son visage du revers de la main. Tout en tentant de dissimuler la douleur que je ressens en le voyant dans cet état, je saisis un mouchoir dans la poche de mon tablier pour lui donner.

— Merci, Élia, chuchote-t-il en détournant les yeux. T-tu sais, m-mon père était vraiment un héros...

Je hoche la tête.

— J'en suis sûr, personne n'a cru ce qu'elle a dit...

— Si...

— N'écoute pas les autres, dit Gaétan en posant sa main sur son épaule. Ce ne sont que des idiots !

Julien baisse la tête et soupire.

— M-

— Élia, Gaétan, Julien, rentrez vite à l'intérieur ! crie Annie en courant vers nous.

Lorsqu'elle arrive à côté de nous, elle fronce les sourcils en remarquant Julien.

— Tu as mal quelque part, Julien ?

Il secoue la tête.

— Qu'est-ce qu'il y a alors ?

Il ne dit rien.

— C'est à cause de la directrice, grogne Gaétan, elle raconte que des mensonges.

— Quoi ? Qu'est-ce qu'elle a dit ?

— Elle a dit que son père a été exécuté pour couardise et que ce n'était pas un héros, répondé-je.

Annie ferme les yeux et baisse la tête en soupirant exaspéré :

— Oh non, j'étais sûr qu'elle dirait tout un jour...

— Q-quoi ?

La voix de Julien se brise dans un sanglot. Se rendant compte de ce qu'elle vient de dire, Annie relève la tête, les yeux écarquillés en mettant une main devant sa bouche, choquée. Elle secoue la tête en s'écriant précipitamment :

— Non, non, c'est faux, elle a menti bien sûr ! Gaétan à raison, c'est une menteuse, ton père était un héros, un vrai héros, d'accord ? Le plus grand héros de la Grande Guerre même ! Je te jure que c'est vrai, ton père était un homme courageux, et fort, et brave et... et... courageux... Et... Et... Et puis après de toute façon ce n'est pas une honte de fuir, hein ! C'est normal, tout le monde à peur face à des hommes qui veulent vous tuer, hein ! Et puis... Et puis je pense que plein d'hommes auraient voulu faire comme lui pour ne pas mouri-

— A-alors, c'est vrai ? coupe Julien d'une voix tremblante et les yeux écarquillés se remplissant de nouveau de larmes.

Annie ouvre des grands yeux en comprenant qu'elle en a trop dit. Encore une fois, elle a laissé ses émotions prendre le dessus et à parler sans réfléchir... Elle bredouille quelques mots pour se rattraper avant de se taire et de regarder Julien dans les yeux. Pendant de longues secondes, elle le fixe, l'air à la fois perdu et désolé pour lui, comme si elle réfléchissait à ce qu'elle doit faire. Au bout d'un moment, elle prend une grande inspiration avant d'expirer lentement. D'une main douce, elle caresse la joue du garçon en murmurant d'une voix pleine de regret :

— Oui, c'est vrai.

Julien éclate en sanglots, prit de spasme incontrôlable, il s'effondre sur le sol. Aussitôt, Annie se baisse, elle le prend dans ses bras pour l'aider à se calmer. Après quelques instants, elle se redresse et lui relève la tête du bout des doigts, pour le forcer à la regarder.

— C'est vrai, ton père a été exécuté, car il a fui...

Julien émet un son plaintif et douloureux. Annie passe sa main sur son visage pour essuyer ses larmes.

— Shhhh, écoute-moi, s'il te plaît. C'est vrai, je t'ai menti. Quand tu es arrivé ici, tu étais tellement malheureux et tu t'étais déjà forgé cette image de ton papa fort et brave, j'ai préféré ne rien te dire. Tu étais si petit, si fragile, je ne voulais pas, te faire davantage souffrir... Et puis quand je te voyais raconter à tes camarades les aventures de ton papa, ce grand héros de guerre, tu avais l'air si heureux... J'aurai préféré que tu n'apprennes jamais la vérité. Je suis tellement désolée si tu savais...

— Alors, mon père est vraiment un... Un... Un... L-lâche...

Les pleurs de Julien redoublèrent.

— Mon grand, écoute-moi, j'ai été infirmière de guerre, j'ai été au front, j'ai vu ces hommes se battre et revenir avec des blessures pires que la mort. J'ai vu tellement d'horreur, tellement de malheurs que je t'assure qu'on ne peut pas lui reprocher de s'être enfui. Beaucoup l'auraient fait s'ils avaient pu... Là-bas, c'était... C'était une boucherie... Seuls ceux qui n'ont jamais connu l'horreur de la guerre en face peuvent oser dire que c'était un lâche. Ce n'est pas le cas. Ton père était un héros. Tous les hommes sans exception qui sont allés se battre sont des héros. Ne doute jamais de ça, compris ? Mais surtout, ce qu'il a fait ne doit pas te définir, ne laisse personne te convaincre du contraire. Tu es un petit garçon fort, gentil et courageux, ne laisse pas les erreurs passer te changer, d'accord ?

Il hoche la tête, mais son regard est vide. Annie le prend dans ses bras avant de l'aider à se relever.

— Eh, tu sais quoi, ce soir j'avais prévu de vous raconter l'histoire de Peau d'Âne, mais j'ai envie de te faire plaisir, alors que dirais-tu si je vous racontais l'histoire du Petit Lord ? Tu l'avais bien apprécié la dernière fois, non ?

Nous baissons la tête sans répondre.

— Bah quoi ? Vous ne voulez pas ?

Je secoue la tête en essayant de retenir mes larmes.

— C-c'est pas ça, bégayé-je d'une voix tremblante, mais on n'a pas le droit à une histoire ce soir... On est punis...

— Je croyais que la punition, c'était de rester dehors ? Vous avez deux punitions ? Pourquoi ?

— On a vraiment fait une très grosse bêtise, avoue Gaétan penaud.

— Quoi ?

— On... On a fait une bataille de boule-de-neige avec tout le monde.

— Quoi ? s'exclame Annie. Tout ça, juste pour un stupide jeu d'enfants ?

— On n'a pas fait nos corvées et on a désobéi... murmuré-je, gêner.

— Ce n'est clairement pas une raison ! Bon, vous trois allez vous réchauffer à l'intérieur, moi, je vais m'occuper de ça !

Contrariée, elle s'éloigne d'un pas déterminé. Nous la suivons, surpris de la voir si énervée, elle qui d'ordinaire est si douce et gentille. Une fois nos manteaux rangés dans le placard sous l'escalier, les surveillantes nous ordonnent d'aller dans nos dortoirs et d'attendre le couvre-feu. En haut des escaliers, je lance un dernier signe aux garçons avant de tourner à gauche en direction du dortoir des filles.

Chacune est déjà assise sur son lit, face à la porte, dans un silence de plomb. Je m'installe de même. Je souffle sur mes mains qui me brûlent. J'essaie de plier mes doigts rigides et rougis par le froid, mais la douleur persiste. Pour les réchauffer, je les glisse sous mes cuisses. Progressivement, je les sens se détendre. Une sensation de bonheur indescriptible m'envahit. Je soupire en regardant par la fenêtre. À l'extérieur, des flocons de neige recommencent déjà à tourbillonner dans le ciel orageux.

Le gros nuage gris de tout à l'heure est finalement arrivé jusqu'à nous, songé-je. Demain, il faudra tout recommencer...

***

J'observe le soleil disparaître pour laisser place à la lune. La neige a recouvert toutes trace de notre journée de labeur. La faim me tiraille estomac, je rêve d'avaler quelque chose, même cette soupe à l'eau qu'on nous sert tous les jours. L'après-midi a été longue, beaucoup se sont endormis, moi, j'attends juste que les heures passent, imaginant que Mathilde vient me chercher pour m'emmener dans sa belle voiture avec son riche papa...

Soudain, des éclats de voix nous font sursauter.

— Annie, s'écrie une surveillante, tu ne peux pas rentrer là, elles sont punies jusqu'à demain ! Retourne dans ta cuisine !

— Laissez-moi passé. C'est un ordre de la directrice.

— Annie !

La porte s'ouvre dans un fracas, dévoilant Annie trépignant et la surveillante juste derrière, énervée.

— Les filles, déclare Annie avec un large sourire, prenez vos oreillers et descendez, ce soir, c'est Noël !

— M-mais on est punis, il n'y a pas d'histoire cette année... dit Adeline tristement.

— Si ! J'ai parlé avec la directrice, et elle a convenu que finalement, vous méritiez votre histoire, c'est quand même Noël !

Nous nous regardons toutes surprises et choquées. Comment a-t-elle fait pour convaincre la directrice ? C'est une magicienne !

Sans avoir besoin de nous le redire, nous prenons nos oreillers et descendons.

Passer la porte de la salle de classe, c'est comme passer un portail magique qui nous emmène dans un autre monde chaleureux. La cheminée a été allumée et toutes les tables et les chaises ont été poussées. Les garçons sont déjà tous installés. Je m'arrête choqué en découvrant Albin en train de discuter avec Gaétan et Julien. Mon visage s'illumine. Il avait été mis au cachot il y a quelques jours pour avoir manqué de respect à Madame Morvan et ne devait pas sortir avant le nouvel an.

— Albin, l'appelé-je en m'approchant.

— Élia ! Je suis content de te revoir, viens.

Je pose mon oreiller à côté de lui et m'assois dessus. Son visage est pâle, son regard démarqué par les cernes et il a un bleu sur la joue, mais il me sourit comme si de rien était.

— Ça va ? demande-t-il. Gaétan et Julien m'ont expliqué pour ce matin.

Je hoche la tête.

— Et toi ? Je suis contente que la directrice ait accepté que tu écoutes l'histoire aussi.

— C'est Annie qui m'a sortie de là.

— C'est notre sauveuse à tous, dit Hortense en s'asseyant à ma droite et Adeline à côté d'elle.

Je lui souris. Je prends la main d'Albin et Hortense la mienne. Dans un coin, Sidonie est tout contre sa sœur qui lui caresse le bras. Derrière, Louise et Denise câline des petits installés entre leurs jambes. Tout le monde sourit et a trouvé quelqu'un avec qui allé. Même la fillette qui pleurait pour faire pipi tout à l'heure est assise sur les genoux de celle qui lui a donné un coup de pied. C'est la magie des histoires d'Annie. Pendant une soirée, une seule soirée dans l'année, on oublie les disputes, les cris et les punitions. Pendant l'espace d'une soirée, nous devenons une grande famille, solidaire et heureuse.

Annie s'installe sur une chaise devant nous. Elle s'éclaircit la voix et commence :

— Je vais vous raconter l'histoire d'un petit garçon appelé Cédric...

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