Chapitre 24
Le déjeuner a été à la fois rapide et interminable. Dans la pièce, le silence régnait, donnant l'impression que le temps était suspendu. À l'extérieur, l'agitation des allées et venues et des voix contrastait avec l'ambiance pesante du réfectoire. À un moment nous avons même entendu une voiture arriver dans la cour. Et puis, au bout d'un moment, il n'y a plus eu aucun bruit, le silence était revenu et une des surveillantes est venue nous dire qu'il était temps de faire nos corvées.
Le ventre vide, nous nous sommes levés et chacun est parti à sa tâche.
Du dos de la main j'essuie l'eau qui inondait mes yeux et m'empêchait de voir clair, avant d'attraper la pile d'assiette devant moi que j'ai préalablement mis en tas. Être de corvée de vaisselle et nettoyage du réfectoire n'est pourtant pas quelque chose de difficile, pourtant ça me semble insurmontable. Je n'arrive pas à bouger les jambes, elles sont comme ancrées dans le sol, c'est déjà un miracle qu'elles supportent mon poids. Partout autour de moi, le visage de Thérèse se reflète. Je ferme alors les yeux fortement faisant couler mes larmes sur mes joues.
Quand je les ouvrirais, je serais dans mon lit et tout ça ne sera qu'un vilain rêve, me répété-je.
Mais ce n'est pas le cas. Tout cela est bien réel, Thérèse est morte et c'est... de ma faute. Je n'ai pas su l'aider... Je n'ai pas su la protéger. J'ai... Je suis la pire amie qui existe au monde... Je suis...
Le cliquetis des assiettes qui s'entrechoquent à cause des tremblements me ramène à la réalité et je sers davantage mon étreinte pour ne pas tout renverser. Je ferme mes yeux de toutes mes forces pour chasser l'eau salée qui s'accumule et secoue la tête pour chasser ces pensées. Je dois faire mes corvées, c'est tout ce qui compte pour le moment.
Lorsque je sens un autre enfant les bras chargés d'assiettes et de couverts passer derrière moi, mes jambes se décident enfin à se décoller du sol et à le suivre.
Une fois mon paquet déposé dans une grande bassine, je balaie la salle du regard. Les autres enfants de mon groupe ont déjà pas mal avancer ; il ne reste déjà plus rien sur la table et certains sont déjà en train de ramener des seaux et des brosses pour laver le sol. Tout est exactement comme d'habitude, je semble être la seule affectée par ce qu'il vient de se passer il y a un peu plus d'une heure seulement. Est-ce que c'est le cas ? Est-ce que tout le monde s'en fiche que Thérèse soit morte ? Est-ce qu'ils font semblant de peur d'être rabroués s'ils montrent leurs peines ? De toute façon, nous devons continuer à travailler, c'est tout ce qui compte, pas de pose n'ai permis, peu importe la situation.
— Élia ?
Je me tourne vers la petite fille qui m'appelle à côté de moi. Elle tient une des anses de la bassine et sans un mot, je comprends qu'elle veut que je l'aide à la descendre en cuisine pour faire la vaisselle. J'attrape alors la poignée avant de nous diriger vers la porte qui mène en bas. Arriver en haut des escaliers, nous posons la lourde bassine au sol afin de reprendre notre souffle ; quand nous sommes interpellées par deux filles plus âgées.
— Vous deux, commence l'une d'elles, allez plutôt remplir des seaux pour laver le sol, on s'occupe de la vaisselle, nous.
On hoche la tête et on part chercher des seaux sans demander notre reste. À vrai dire, je suis soulagé de ne pas à avoir eu à porter la bassine jusqu'aux cuisines, elle était vraiment trop lourde et ou aurait eu du mal dans les escaliers.
Pendant que l'autre fille se dirige vers un des placards pour prendre un balai, moi j'attrape un seau et sors du bâtiment.
Alors que je contourne la bâtisse pour me diriger vers le robinet extérieur, j'entends quelqu'un pleurer. Intrigué, je me rapproche doucement. En découvrant Denise en larme recroquevillée dans un coin et Louise à ses côtés en train de la consoler, mon cœur se fend. Pour ne pas les déranger, je me cache derrière un coin du bâtiment, pouvant ainsi les entendre sans être vue.
— Je m'en veux tellement, pleurs Denise, j'ai jamais fait attention à elle et elle... Elle...
— O-on ne pouvait pas savoir, la rassure Louise d'une voix tremblante comme si elle se retenait de pleurer.
— Si, je l'ai déjà vue avec ma mère... Je connais les signes... Mais j'ai rien vue...
En les entendant mon cœur se sert, mes larmes se remettent à couler et un sentiment de colère et de honte m'envahit. Je ne supporte pas les entendre se sentir mal à cause de ça alors qu'elles y sont pour rien. Alors sans réfléchir, j'apparais devant elles et dis d'une voix tremblante :
— L-Louise a raison, vous ne pouviez pas savoir. Moi si. Ce n'est pas ta faute, c'est la mienne.
En partant je ravale difficilement un sanglot bloqué dans ma gorge et me dirige à vitesse vers le robinet pour remplir ce stupide seau.
— Élia !
La voix de Louise qui m'appelle résonne derrière moi mais je fais mine de ne rien entendre. Je place mon seau sous le robinet et l'allume. Au même moment Louise m'attrape l'épaule et me force à me retourner. Je détourne alors le regard et fixe l'eau froide qui s'écoule.
— Ma puce, murmure Louise en posant deux doigts sous mon menton pour m'obliger à la regarder dans les yeux.
En voyant ses yeux rouges et les traces séchés sur son visage, je ne peux m'empêcher de fondre à nouveau en larme. C'est moi qui dois me sentir coupable, pas elle.
— Pourquoi tu as dit ça ? Ce n'est pas ta f-
— Si ! J-je savais... Je savais que Thérèse n'allait pas bien... Elle a déjà voulu... Je l'ai vue ! Mais... J'ai... Je pensais que j'avais arrangé les choses... que j'avais tout arrangées... Je-je... Je pensais... Je croyais... C'est ma faute ! C'est ma faute. J'ai rien fait. J'ai vu, mais j'ai rien fait... Je suis horrible... Je suis... Je suis... Et puis... Puis... Je... Je...
Je suis submergée par les sanglots, j'ai l'impression de me noyer dans un océan de larmes qui m'engloutissent tout au fond et m'empêche de crier au secours. Ma respiration devient frénétique et incontrôlable, mon cœur s'emballe à m'en faire mal et soudain mes jambes me lâchent. Je m'écroule au sol en cherchant à reprendre ma respiration désespérément.
Tout à coup, je sens une grande chaleur m'envahir lorsque deux bras m'encerclent et me serrent de toutes leurs forces.
— Chhhut, ma puce, je suis là, calme toi...
Les mots de Louise sonnent comme une mélodie apaisante à mes oreilles. Enfouissant ma tête dans son cou, je calque ma respiration sur la sienne faisant ainsi ralentir mon cœur et arrêter petit à petit mes tremblements.
— C'est bien, ma puce, très bien...
Une fois calmé, je me détache d'elle. D'une main douce, elle essuie les larmes sur mes joues, me caresse doucement le dos et les bras en me souriant tendrement.
— Raconte-moi, murmure-t-elle d'une voix douce.
Je prends une grande inspiration et dis d'une voix tremblante :
— Eh bien, y-y a pas d'autre chose à dire... Je savais qu'elle était malheureuse, elle avait déjà voulu sauter. Mais... Mais je pensais avoir tout réglé toute seule... Qu'elle allait mieux...
— Oh, ma Élia, murmure-t-elle en me prenant à nouveau dans ses bras. C'est pas ta faute, non, je te le promets... chuchote-t-elle en me caressant le dos lentement.
Je me décolle rapidement d'elle en fronçant les sourcils.
— Si ! C'est ma faute je te dis ! Je savais et j'ai-
— Ça ne l'est pas, dit-elle fermement. Ne crois pas ça, parce que c'est faux.
Je secoue la tête.
— Tu ne comprends pas... je savais. Je savais que Thérèse était malheureuse. Et-et tout à l'heure, j'ai vu qu'elle montait toute seule, j'aurais dû la suivre mais j'ai rien fait ! Je l'ai laissé tomber et elle est morte ! Et... J'ai entendu quelque chose quand elle est montée... Enfin j'ai cru entendre, mais j'étais pas sûr alors j'ai rien fait... Elle est montée seule et j'ai rien fait... Je l'ai abandonnée... Tu ne peux pas comprendre... Toi, tout ce que tu fais c'est bien, tu aides toujours tout le monde... Moi je suis nulle et je sers à rien... C'est ma faute...
— J-je comprends...
Alors que je lève la tête pour lui dire qu'elle ne peut pas, ses yeux rouges et remplit de larmes m'arrête net.
— J-je... J'arrive pas à aider tout le monde, c'est faux...
Le regard dans le vide et des perles d'eau salé gouttant au bord de ses joues pour s'écraser sur sa robe, elle reste silencieuse. Au bout de longue seconde, elle murmure d'une voix blanche :
— Est-ce que tu sais pourquoi je veux devenir infirmière ?
— Parce qu'Annie était infirmière pendant la guerre ?
— Ça, c'est comme ça que j'ai appris ce qu'était ce métier, dit-elle en tournant son regard vers moi, mais est-ce que tu sais pourquoi est ce que je veux consacrer ma vie à aider les autres ? Pourquoi est-ce que je suis comme ça avec vous ?
Je secoue la tête.
— Parce que j'ai déjà vécu ça, il y a quelques années... Pendant la guerre, une petite fille est arrivée à l'orphelinat. Elle venait de perdre son père à Verdun et sa mère étant morte des années déjà, elle s'est retrouvée seule au monde. Vu qu'elle avait mon âge, je suis tout de suite allé voir pour qu'on devienne amie. Elle avait tout le temps l'air triste, elle ne parlait jamais et avait toujours ce regard...
— Vide et perdu ? deviné-je en repensant à Thérèse.
— Exactement, murmure Louise en hochant la tête. Mais je n'y faisais pas attention. Je pensais naïvement que si je lui souriais et que j'étais gentille avec elle, elle irait mieux. Mais ça n'a pas été le cas, au contraire, chaque jour elle se renfermait sur elle un peu plus. Elle n'était plus qu'une coquille vide, un fantôme... Alors... Je... Je...
Louise prend une grande inspiration en fermant ses yeux, avant d'expirer un souffle tremblotant.
— Je l'ai abandonnée... finit-elle par lâcher d'une petite voix, honteuse. J'ai arrêté de venir la voir, de lui parler et je l'ai juste laissée seule, comme elle le voulait... Comme je pensais qu'elle le voulait. Et un matin, alors qu'on devait tous descendre pour prendre le petit-déjeuner, elle est restée en retrait dans la salle d'eau. Je sentais bien que c'était bizarre, pas comme d'habitude, alors j'ai demandé : « ça va ? » elle m'a regardé longuement avant de sourire et répondre : « oui, ne t'inquiète pas, j'arrive. » Et moi j'ai... J'ai juste souri et dit : « ah d'accord, j'y vais alors » et je suis partie. J'ai tourné les talons et je suis partie. Je l'ai laissé là, alors que j'avais vu que quelque chose clochait !
La tête baissée, elle serre sa robe de toutes ses forces en se mordant les lèvres pour ne pas craquer. Je pose alors une main sur la sienne et la caresse doucement avec mon pouce.
— E-elle s'est... commencé-je maladroitement. Comme Thérèse...
Louise relève les yeux débordant de larme vers moi en hochant la tête.
— C'est pour ça que je te comprends, Élia, dit-elle en essuyant l'eau salée qui coule sur ses joues rougies. Pendant très, très longtemps cette scène m'a hanté, je me sentais coupable de ce qui était arrivé. Je me disais que si j'avais insisté alors elle m'aurait suivie et ne serait pas morte ! Et je suis sûre que c'est ce que tu te dis aussi, non ?
Je baisse honteusement la tête en acquiesçant.
— Eh bien tu ne dois pas ! Car tu n'aurais rien pu faire, comme je n'aurais rien pu faire pour cette fille. C'est Annie qui me l'a fait comprendre, et même si j'ai mis du temps à l'accepter, elle a raison.
— Oui, raison pour toi, mais moi je-
— Non, pour toi aussi. Tu n'aurais rien pu faire, Thérèse allait vraiment très mal depuis bien trop longtemps... Tu n'aurais rien pu faire...
— Si ! Si j'étais allée avec elle-
— Non, tu aurais probablement retardé la chose, mais pas l'empêcher. T'as que neuf ans, tu n'es qu'une enfant, Élia, t'aurais rien pu faire.
— Alors pourquoi vous vous sentez coupable avec Denise ? Vous êtes des enfants aussi !
— On a quatorze ans, on est plus des enfants maintenant et si on se sent coupable c'est parce qu'on a échoué... J'ai voulu consacrer ma vie à aider les autres après ça, je ne voulais plus jamais qu'un autre enfant meurt... Sauf que je n'y arrive pas...
Sa voix se bise sur ce dernier mot. Rapidement elle détourne la tête en essuyant ses joues.
— Et tu y arrives, vous nous aidez tous les jours avec Denise, vous m'avez soigné quand la directrice m'a battu ! Vous nous consolez quand on est triste et vous nous soignez quand on est punis, sans vous on serait tous morts depuis longtemps !
— Élia, rit-elle nerveuse, tu es gentille mais tu surestimes nos actions... On essaie d'être là pour tout le monde, mais ceux qu'on arrive réellement à aider son rare... Quand on voit le nombre de fantômes, on se dit qu'on sert vraiment à rien...
— Non, ne dis pas ça, c'est faux...
Louise me sourit tristement avant de me prendre dans des bras.
— Tu es gentille, Élia, merci. Mais en tout cas, mets toi bien ça dans la tête : ce n'est pas ta faute, tu n'y es pour rien. D'accord ? insiste-t-elle en se détachant de moi pour me regarder droit dans les yeux.
Je hoche la tête pour lui faire plaisir, avant de me retourner pour couper l'eau qui coule toujours dans mon seau et qui déborde déjà depuis un moment vu la flaque d'eau qui s'est formé autour. Pendant que je vide le trop-plein d'eau, Louise m'attrape le bras pour me demander :
— Élia, crois-moi ce n'est pas ta faute, tu comprends bien ça hein ? S'il te plaît je ne veux pas que tu sois comme moi à te sentir coupable pendant des années...
— Oui, j'ai compris, ce n'est pas ma faute. Mais il faut que je retourne travailler où je vais être punie.
Elle me fait un signe de tête en me lâchant le bras. J'attrape les anses du lourd seau des deux mains et commence à me diriger vers le réfectoire.
Je m'arrête quelques secondes devant les marches de l'entrée pour reposer un peu mes bras et mon dos qui commence à me faire mal à cause du seau d'eau. Alors que j'essuie mes mains moites sur ma robe, je remarque Denise et Louise contourner le bâtiment. Nos regards se croisent avec cette dernière, mais je détourne rapidement les yeux. Je ne veux pas qu'elle vienne encore me dire que ce n'est pas ma faute, parce que c'est faux. Louise est vraiment gentille, mais elle ne sait pas de quoi elle parle. Je sais bien ce qui c'est passer et ce que je n'ai pas fait pour Thérèse. Je sais bien que c'est de ma faute et peu importe ce qu'elle en dit son histoire et la mienne ne sont pas pareille. J'étais l'aînée et son amie, c'était à moi de la protéger, mais je n'ai rien fait... En plus, je suis sûr qu'elle ment quand elle dit qu'elle ne se sent plus coupable, sinon pourquoi elle serait aussi triste en me disant cela ? C'est bien la preuve qu'elle raconte que des bêtises.
Attrapant la seille devant moi, je gravis les escaliers et passe la large porte en bois le plus vite possible pour échapper à son regard pesant. Une fois dans l'entrée, je serpente entre les enfants qui s'affairent à leurs tâches pour rejoindre le réfectoire. À l'intérieur, je dépose mon seau sur le plancher et prends une des brosses posée sur un banc.
— Est-ce que je peux la prendre ? demandé-je à une fillette à côté de moi.
Elle ne me répond rien et continue à frotter le sol comme si je n'existais pas.
— Ne demande pas aux fantômes, ils ne vont pas te répondre, pouffe un des garçons en passant derrière moi.
— Mais, du coup, je peux la prendre ? murmuré-je en me tournant vers lui.
— Euh ouais, ouais, vas-y tu peux la prendre, dit-il avant de sortir de la pièce.
Je marmonne un "merci" avant de lancer un regard peiné à la fille et me dirige vers mon seau pour le soulever et l'emmener un peu plus loin. En m'agenouillant pour tremper ma brosse dans l'eau, je remarque qu'il n'y a plus que les fantômes autour de moi qui font leurs travailles de manière imperturbable et mécanique, les autres forment un petit attroupement au fond, près de la table réservée aux adultes. Intriguée, je me lève, prends ma seille et me dirige vers eux en faisant mine d'aller nettoyer. Une dizaine d'enfants en entour un autre, assis par terre, que je n'arrive pas à discerner.
— Ouais je te jure elle est morte, rit un des garçons.
— Mais elle l'a mérité, après ce qu'elle t'a fait ! dit une fille de manière hautaine.
Je m'arrête net et écarquille les yeux en les entendant. Est-ce qu'ils parlent de Thérèse ?
— Comment vous pouvez dire ça ? demande concerter et choquer une voix que je connais bien.
Albin... Mon cœur se soulève de joie en me rendant compte qu'il est sorti de l'isolement. Je me hisse sur la pointe des pieds pour l'apercevoir malgré les plus grands qui me bouche la vue.
— Bah quoi ? C'est vrai elle l'a bien mérité !
— Oui, elle servait à rien ici.
— Et puis elle n'avait pas qu'à être aussi maladroite et elle ne serait pas tombée, ce n'est pas de notre faute, hein.
— Et elle t'a fait punir en plus !
— Oh mais du coup tu ne vas pas pouvoir te venger du coup...
— Boah t'inquiète y en a qui se sont vengé pour toi, ils lui ont fait payer de t'avoir fait punir !
— Quoi ? s'insurge Albin en attrapant le garçon par le col pour le tirer vers lui. Pourquoi ? Vous avez fait quoi ?
— Ba-ah... bégaye ce dernier. O-on lui a fait comprendre qu'il ne faut pas te faire punir quoi...
Albin le regard droit dans les yeux dans l'incompréhension et les sourcils froncé, la bouche entre-ouverte, il est incapable de dire un mot.
— Mais elle l'a méritée, murmure timidement une fille, c'était vraiment elle la voleuse...
— Oui, tu as défendu une menteuse et une voleuse et tu as été puni pour rien du coup...
— Tu devrais être content, on t'a vengé et on a puni la voleuse !
Albin les regarde tous un par un consterné avant de lâcher le garçon. Les yeux grands ouverts, il baisse la tête semblant regardé dans le vague, muet.
— Je comprends que ça te choque, tu as risqué ta vie pour une sale voleuse et menteuse, mais ne t'inquiètes pas, maintenant elle est plus là, donc t'auras plus de problèmes avec elle.
— Oui, oublies-
— Qu'est-ce que c'est que ça ? hurle une surveillante à l'entrée du réfectoire, nous faisant tous sursauter. Allez, au travail ! Et que je ne vous reprenne plus à ne rien faire où vous serez puni !
Tous les enfants s'exécutent en courant récupérer les affaires pour se mettre aux travails. J'aimerais faire comme eux, mais mes jambes refusent d'obéir, je reste figé devant Albin, toujours prostré assis sur l'estrade. J'aimerais lui demander s'il va bien, mais je n'y arrive pas. Au bout de quelques secondes, il pousse un long soupire et relève enfin la tête. Lorsque ses yeux cernés et fatiguer croisent les miens son visage semble s'illuminer.
— Élia ? Je ne t'avais pas vue.
Il grimace de douleur en tentant de se mettre debout en s'appuyant sur la table des adultes. Aussitôt, je vais l'aider à se mettre droit.
— Merci, dit-il en souriant, mais t'inquiète pas, ça va.
— Tu n'as pas l'air...
— Mais si, ce n'est rien ça, ce n'est pas quelques coups qui vont me faire mal !
Son rire sonne faux et ses yeux me disent le contraire pourtant. Discrètement, je me mets derrière lui pour observer son dos. Mes yeux s'écarquillent avec horreur quand je vois son vêtement zébré de tache rouge foncé.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demande-t-il les sourcils froncer.
— T-ton dos...
Il tourne la tête tout en tirant sur son haut pour pouvoir voir le dos.
— Merde, jure-t-il, c'est mon dernier haut...
— Tu l'avais déjà changé ?
— Oui, quand je suis sorti, on m'a autorisé à me changer et à me laver avant de venir faire mes corvées. 'Faudra que je me rappelle de remercier Annie, d'ailleurs.
— Elle t'a soigné ?
Il hoche la tête.
— Oui, c'est pour ça que ça a saigné un peu... T'inquiète pas, Élia, d'accord ? J'ai l'habitude, dans quelques jours ce sera comme si rien ne s'était passé !
Il me sourit avant de partir rejoindre les autres. Je ne bouge pas et me contente de l'observer. Il ment. Il a du mal à marcher et il a des grosses cennes sous les yeux et le teint pâle, il a mal j'en suis sûr. Il dit que dans quelques jours ce sera fini, mais je sais bien que ce n'est pas la vérité, ça va faire un an que la sorcière m'a fouetté et j'ai mis des mois à ne plus ressentir de douleur et que cela cicatrise. Pourtant, il est vrai que lorsqu'on le voit habituellement il a l'air d'aller bien, comme s'il n'avait jamais été puni... Comment fait-il ?
Je soupire tristement en imaginant la douleur qu'il doit ressentir avant d'attraper la brosse posée sur la table et la plonge dans mon seau d'eau pour me mettre au travail.
***
La nuit, alors que toutes mes camarades dorment à poings fermés, moi je n'arrive pas à trouver le sommeil. Je tourne et retourne dans mon lit, manquant de tomber plusieurs fois tellement il est étroit. Toute cette journée tourne en boucle dans ma tête. Le regard vide et fatigué de Thérèse, son dos couvert de sang, les moqueries des autres, leurs méchancetés. Je la vois partir pour mourir mais je ne fais rien, je reste là à la regarder, l'abandonner alors qu'elle avait besoin de moi. Le cri de la surveillante résonne dans mes oreilles. Je me vois sortir à bout de souffle, croiser le regard débordant de larme d'Annie, contourner le bâtiment et... La voir. Thérèse. Allongée. Face contre terre. Les yeux grands ouverts. Ses cheveux rouge vif. Le sang. Tout ce sang.
Dans le noir je vois son regard sans vie transpercer l'obscurité pour me fixer. Il me juge. Il sait ce que j'ai fait et le condamne. Il se moque de moi et de ma faiblesse. Il rigole de ma terreur. Ma vision se brouille de rouge, j'ai l'impression d'être englouti dans un océan de sang. Je perds pied. Je me noie. Et je sombre au fin fond des ténèbres.
Le cris d'effroi de la surveillante retentit. Aussitôt je rouvre les yeux et prends de grades inspirations. Ça ne s'arrête pas. Je couvre mes oreilles de mes mains et appuie de toutes mes forces. Ça ne fait rien. Rien du tout. Les hurlements continuent. Mêler aux bruits de la voiture qui a emmené Thérèse. Les pas des adultes allant et sortant du bâtiment. La voix de la sorcière nous expliquant qu'elle est tombée. Les rires des autres enfants. Les paroles à Albin. Les pleurs de Denise. L'histoire de Louise. La voix de Thérèse résonnant derrière moi. Tel un orchestre chaotique, tout se mélange dans ma tête. Les voix, les cris, les pleurs, les bruits. Tous s'entrechoquent et se répondent. Je n'arrive plus à me concentrer. Ça fait mal. Mon cœur s'accélère, accompagné par ma respiration saccadée. J'appuie davantage mes doigts dans mes oreilles et ferme les yeux de toutes mes forces.
Stop. Stop ! STOP !
Les larmes s'écoulent sur les deux côtés de ma tête comme un torrent dévalant le flanc d'une montagne. Je me mords la lèvre pour me retenir de sangloter et réveiller les filles qui dorment à côté de moi.
Je suis désolée. Je suis tellement désolée. Pitié, arrêtez ça. Laissez-moi tranquille. Je suis désolée... Je suis désolée... Désolée...
Au bout d'un moment, le silence reprend sa place. Pesant et omniprésent, il engouffre tout sur son passage. Soulager de retrouver le calme, j'enlève mes mains de mes oreilles et les pose sur mon ventre pour sentir ma respiration reprendre un rythme normal. Les ronflements de certaines filles, le grincement des lits et le bruissement des draps à chaque fois que l'une d'entre elles bouge m'apaisent étrangement. Je me sens en sécurité.
Après quelques minutes à regarder le plafond sans bouger, je prends une grande inspiration avant de me mettre assise. J'ai besoin de me mettre de l'eau sur le visage pour essuyer toutes les larmes séchées sur mon visage, ainsi que la transpiration qui me fait coller aux draps J'inspire profondément pour me donner du courage et me relève doucement pour faire le moins de bruit possible. À pas de loup, je me faufile entre les lits en métal pour rejoindre la porte en bois. Très lentement pour ne pas la faire grincer, je l'entrouvre et me glisse à l'extérieur. Je regarde des deux côtés pour être sûr qu'il n'y ait pas d'adultes, même si à cette heure tout le monde doit dormir profondément, et une fois la voie sûre, je me dépêche d'aller à la salle d'eau et de la fermer derrière moi. Une fois à l'intérieur je soupire de soulagement avant de me diriger vers un des lavabos. Alors que j'étais sur le point d'ouvrir le robinet, un léger courant d'air me fait frissonner. Je soupire en constatant que la fenêtre est restée ouverte. En m'approchant pour la fermer, j'entends des bruits venant de dehors. Mon sang ne fait qu'un tour, je m'accroupis et me colle contre le mur pour ne pas être vue ni entendu.
En écoutant plus attentivement le bruit qui vient de dehors, je remarque que ce sont des pleurs. Timidement, je me relève pour me pencher par la fenêtre. Grâce à la lumière de la lune et qu'il y ait aucun nuage dans le ciel, j'arrive à distinguer la silhouette d'un garçon. Je me baisse davantage pour mieux voir. Mes yeux s'écarquillent quand je remarque que c'est Albin ! Je m'accroupis en vitesse pour ne pas être vue et reste abasourdi.
Albin... Pleure ? Pourquoi ? C'est impossible... Il est tellement fort... Non, c'est impossible... J'ai du mal entendre.
Mais le son très distinct de sanglot me ramène à la réalité. Albin, le garçon le plus courageux de l'orphelinat, pleure. Qu'est-ce que je dois faire ? Il sera peut-être mal s'il sait que je l'ai vue ? S'il est allé là c'est pour ne pas être entendu... Mais je devrais quand même aller le voir ? C'est mieux, il ferait ça pour moi lui...
Après quelques minutes à débattre mentalement, je décide de me lever pour le rejoindre. Sur la pointe des pieds, je longe le mur du couloir sans un bruit suivant le tic-tac de l'horloge de l'entrée qui résonne à travers les murs.
Arrivé en haut des escaliers, je reste pétrifié à l'idée de descendre. La dernière fois que je suis descendu au beau milieu de la nuit, c'était avec Mathilde et ça ne s'était pas bien terminé. Mes membres commencent à trembler en pensant aux conséquences si on me trouvait debout à cette heure. Malgré la peur, je ne peux reculer, je dois aller voir Albin. Secouant la tête pour chasser ma crainte, je prends une grande inspiration pour me donner du courage et mets le pied sur la première marche. Plus je descends et plus mon cœur bas vite, je m'arrête à chaque grincement n'osant même plus respirer. Une fois en bas, je soupire enfin de soulagement et mes muscles se détendent. Je traverse la vaste entrée en courant sur la pointe des pieds, appuie sur la poignée de la grande porte et sors sans un bruit. Une fois dehors, je prends une grande inspiration d'air frais, soulagée d'être enfin à l'extérieur. La nuit est belle, c'est à la fois calme et apaisant. Le vent dans les arbres, les animaux nocturnes qui chassent à travers le bois, les oiseaux s'envolant dans le ciel et tous les insectes qui "chantent" sous la lune, c'est reposant. Ce n'est pas le même monde qu'en plein jour où seuls le bruit des corvées, des pleurs ou des murmures se font entendre...
Le froid de la pierre sous mes pieds nus me fait frissonner et me ramène au temps présent. Faisant attention de ne pas marcher sur un gros caillou, je longe le mur pour rejoindre Albin. Arrivée au coin du bâtiment, en entendant les pleurs d'Albin je m'arrête, ne voulant pas le rendre mal à l'aise si j'arrivais soudainement et le voyais dans cet état. Je crois que les garçons n'aiment pas trop montrer quand ils pleurent, même si moi je trouve ça idiot. Je fais alors exprès d'écraser les cailloux à mes pieds pour faire du bruit tout en toussotant légèrement pour prévenir que j'arrive. Je prends une grande inspiration et contourne le bâtiment. Albin semble pétrifié, les yeux écarquillés de terreur et les larmes sur ses joues partiellement essuyées.
— C'est Élia, murmuré-je précipitamment en me rendant compte qu'il avait dû penser que j'étais une adulte.
Il soupire de soulagement.
— Tu m'as fait peur ! chuchote-t-il en s'approchant de moi. Qu'est-ce que tu fais là ?
Je hausse les épaules.
— Je n'arrive pas à dormir.
Il sourit avant de se tourner vers la lune presque pleine. Sa lumière se reflète dans ses yeux humides et fait briller les larmes séchées sur son visage.
— Toi aussi ?
Il hoche la tête tout en continuant à fixer le ciel, comme s'il ne voulait pas croiser mon regard.
— J'ai... il avale sa salive pour s'éclaircir la voix, j'ai mal au dos c'est pour ça...
— Ah... soufflé-je, pas convaincue de son excuse.
Après plusieurs très longues secondes de silence à regarder la lune, je lui prends la main et murmure :
— Merci d'avoir aidé Thérèse... Merci pour elle... J-je suis sûr que c'est ce qu'elle voulait te dire...
— Quoi ? demande-t-il d'une voix étrangler.
Même s'il est de profils, je vois que ses yeux sont prêts à déborder. Mon cœur se serre mais j'essaye de ne pas le montrer.
— Elle te cherchait quand elle est sortie du cachot... Je pen... Je suis sûr qu'elle voulait te dire merci de l'avoir défendu... Tu-tu es le seul qui l'a aidé...
Il secoue la tête en fermant fortement les yeux et en pinçant ses lèvres. Il a l'air d'avoir tellement mal en dedans, il doit ce sentir coupable et s'en vouloir d'avoir engendré la colère des autres enfants envers elle. Pourtant il ne devrait pas ressentir ça...
— C'est pas de ta faute, Albin. C'est pas de ta faute.
À peine j'ai prononcé son prénom qu'il s'écroule en larmes. La tête dans ses genoux, il pleure et sanglote sans pouvoir s'arrêter. En le voyant aussi vulnérable et mal, je ne peux retenir l'eau salée qui s'écoule le long de mes joues. Je m'agenouille à côté de lui et l'encercle de mes bras frêles pour tenter de le réconforter. Il pose une de ses mains sur mon bras qui passe sur ses jambes, colle sa tête contre la mienne et murmure entre deux sanglots :
— Toi non plus...
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