Chapitre 19
Le lendemain après-midi, une fois nos corvées finies, nous avons décidé d'aller profiter du soleil printanier avec Adeline et Hortense. Une fois nos vieux manteaux enfilés, nous sortons pour nous diriger vers le gros arbre derrière la bâtisse. Alors que nous contournons l'orphelinat, je remarque Thérèse, seule, agenouillée près d'un banc, sans manteau. Vêtue d'une simple robe et d'un gilet en laine, elle tremble de froid et renifle, on dirait un petit animal blessé. Je m'arrête net et la fixe. Elle doit avoir si froid, songé-je, pourquoi ne met-elle rien ? Pas même une écharpe ou un bonnet ? Prostrée ainsi, elle me fait beaucoup de peine.
— On devrait lui dire de venir avec nous, proposé-je aux filles en m'arrêtant.
Les filles cessent d'avancer et me regardent perplexe.
— Qui ? demande Hortense.
— Thérèse. Elle est toute seule là-bas, elle aurait peut-être envie de venir avec nous...
— Même pas en rêve, souffle Adeline, elle va encore te dire avec des yeux de poisson mort qu'elle préfère être seule, tu perds ton temps !
— Mais peut-être pas ! Après ce qu'il s'est passé hier...
— Quoi ? s'enquiert-elle.
C'est vrai, elle ne sait pas ce qu'il s'est passé hier, vu qu'elle était dehors.
— Elle a fait tomber son seau d'eau salle dans les escaliers, explique Hortense, on a du tout renettoyé, Charles et les autres n'étaient vraiment pas contents...
— Mais elle n'a pas fait exprès, ajouté-je avant qu'Adeline ne puisse faire une remarque désobligeante. C'est pour ça qu'on devrait aller la voir, pour lui montrer qu'on ne lui en veut pas et qu'on la soutient... Ça lui ferait sûrement plaisir, vous ne pensez pas ?
Mes amies se regardent d'un air peu convaincu, avant qu'Adeline ne prenne la parole :
— Bah, oui, mais... On sait toutes qu'elle dira non, elle veut jamais de toute façon...
Hortense acquiesce en silence. Malgré leurs réticences, je décide quand même d'aller la voir. Même si elle a souvent répondu qu'elle préfère être seule, ce n'est pas pour autant qu'elle ne changera pas d'avis.
— Je vais quand même lui demander, dis-je en me dirigeant vers Thérèse.
J'entends mes amies soupirer avant de me suivre. Intérieurement, je ne peux m'empêcher de sourire, satisfaite qu'elles décident de venir avec moi.
— Thérèse... ? murmuré-je une fois arrivée à sa hauteur.
La petite fille relève la tête et me fixer avec ses grands yeux noisette vides de sentiment. Chacune notre tour elle nous dévisage, avant de se concentrer sur moi, attendant que je parle. Je prends une inspiration avant de continuer :
— Est-ce que ça va ? Qu'est-ce que tu fais là toute seule ?
Toujours accroupie, elle hausse les épaules, avant de baisser la tête vers le sol.
Je jette un coup d'œil vers les filles qui ne savent pas non plus comment réagir. Adeline finit par soupirer fortement, avant de demander :
— Eh ! Pourquoi t'as pas de manteau ? Tu vas attraper une pneumonie si tu restes comme ça !
— C'est Ch..., murmure Thérèse d'une petite voix rauque et à peine audible.
— On ne comprend rien, parle plus fort ! s'agace l'aîné.
Thérèse relève lentement la tête vers nous, en prenant une grande inspiration.
— C'est Charles, il m'oblige à rester dehors sans manteau pour me punir d'hier...
Énervée, je serre les poings. Il n'a pas à la punir, surtout qu'il l'a déjà fait hier ! C'est juste méchant et cruel. Elle pourrait tomber gravement malade à rester ainsi. Je dénoue mon écharpe et la tends à Thérèse.
— Tiens, prends-la, tu auras un peu moins froid avec...
Le regard de la petite fille passe de l'écharpe à moi, comme si elle ne comprenait pas ce que je faisais. Après quelques secondes, elle finit par se relever. Elle tremble comme une feuille, elle est frigorifiée, ça se voit. À cause de ses mains bleu violacé à cause du froid, elle n'arrive pas à attraper l'écharpe. Je lui souris et la passe moi-même autour de son cou. Sur ses lèvres, de la couleur de ses doigts, se forme un léger sourire pour me remercier, avant d'enfouir son petit nez rouge dans la maigre écharpe en laine. Hortense s'approche à son tour et passe la sienne autour des épaules de la fillette.
— M-merci, souffle Thérèse.
— Est-ce que tu veux venir avec nous ? demande Hortense en se reculant. On va près du gros ar-
— Non, merci, murmure la fillette avant de tourner les talons et de partir vers un autre banc, nous laissant pantoise.
— Et voilà, soupire Adeline, j'en étais sûr ! Elle ne veut pas être avec nous. On est gentilles avec elle et voilà, elle part sans rien dire !
— Elle est vraiment trop bizarre, continue Hortense en s'asseyant sur le banc pour s'adosser contre de mur.
— Te préoccupe pas d'elle, Élia, dit Adeline pour me rassurer, c'est même pas notre copine de toute façon.
En regardant Thérèse s'éloigner, je soupire tristement. Les autres ne la considèrent peut-être pas comme une amie, mais moi, si. Je ne vois pas en quoi elle est bizarre, certes, elle ne parle pas beaucoup et aime être seule, mais moi aussi. Sauf que là, je ne la comprends vraiment pas, pourquoi elle est partie aussi rapidement ? Il faut que j'aille lui demander.
Sans dire un mot, je me dirige vers Thérèse qui s'était arrêté près d'un petit arbre.
— Eh ! Tu vas où Élia ? demande Adeline derrière moi.
Je ne réponds pas et me contente d'aller vers la fillette.
— Thérèse ! l'interpellé-je en m'approchant d'elle.
Elle relève la tête vers moi et fronce les sourcils ne comprenant pas ce que je fais là. Je lui souris et demande :
— Pourquoi t'es partie comme ça ? Tu ne veux pas venir avec nous, pour ne pas être seule ?
— Pourquoi ?
Son ton froid me déstabilise. Même si ça ne change pas de d'habitude, je pensais qu'en lui demandant gentiment elle me répondrait de la même manière.
— Bah, parce que tu es notre copine...
— Non.
— M-mais si, bredouillé-je mal à l'aise, je te l'ai déjà dit la dernière fois dans la chambre, tu ne te souviens pas ? On est amie toutes les deux...
— Non, répète-t-elle implacable et toujours sans aucune émotion dans la voix. Tu es gentille avec moi que quand tu vois que les autres sont méchants. Sinon tu t'en fiches de moi. Ce n'est pas ça, une copine, donc on ne l'est pas.
Sa réponse me fait l'effet d'un poignard l'estomac. Pourquoi dit-elle cela ? C'est faux ! Je l'aime bien et je la trouve gentille, je l'ai toujours considérée comme mon amie, alors pourquoi réagir comme ça ?
Déstabiliser, je mets plusieurs secondes avant de réagir, mais avant que je n'aie eu le temps de lui dire qu'elle se trompe, Thérèse tourne les talons pour partir.
— Laisse-moi, Élia, s'il te plaît, lâche-t-elle avant de se diriger vers un autre endroit de la cour.
Pendant une demi-seconde, j'hésite à la rattraper, mais je me révise, elle ne le veut pas et si je le fais, je vais juste l'ennuyer encore plus. Alors, tristement, je vais rejoindre Hortense et Adeline qui m'attendent toujours sur le banc.
— Qu'est-ce qu'elle t'a dit ? me demande Hortense à mon approche.
— Rien... Elle... Elle ne veut pas venir avec nous...
Adeline soupire fortement agacée.
— C'était sûr ! Elle est trop bizarre de toute façon, on est mieux que toutes les trois !
— Te prends pas la tête pour elle, Élia, dit Hortense en posant sa main sur mon épaule pour me consoler. On ne peut pas être amie avec tout le monde et on ne la changera pas de toute façon... Elle est mieux toute seule, y en a plein ici des enfants qui préfèrent être seuls, c'est pas grave !
Je soupire en hochant la tête. Elle a raison, et je sais bien que ce n'est pas grave si elle aime être seule, je suis pareille, mais ce qui me rend triste, c'est que moi, je la considérais comme une amie, sauf qu'elle, non.
— Bon, s'exclame Adeline, on fait quoi ? On reste ici ou on va sous l'arbre ?
— Uhm... commencé-je timidement, ça ne vous dérange pas si je monte, moi ? Je-j'ai plus envie d'être dehors en fin de compte...
— Bah non, dit Adeline en haussant les épaules.
— On se verra tout à l'heure alors, enchaîne Hortense.
Je les remercie avant de me diriger vers l'entrée du bâtiment. En déposant mon manteau sur une des patères accrochée au mur, la phrase de Thérèse tourne en boucle de ma tête. Et si elle avait raison ? C'est vrai, je ne vais jamais la voir d'habitude, je me contente de lui sourire, en me disant que ça suffit pour lui montrer que je suis son amie... Mais peut-être que je me trompe.
En montant les escaliers, je revois Thérèse se faire gronder par Charles et les autres lui dire des choses horribles. J'ai un pincement au cœur, elle ne mérite pas tant de méchanceté. Le pire, c'est que je n'ai rien fait, je suis restée là, à regarder la scène, mais je n'ai rien dit. Une amie aurait fait quelque chose... Mais quoi ? Ils ne m'auraient jamais écouté de toute façon...
Une fois près de l'ancien dortoir des filles, je jette plusieurs coups d'œil a droite et à gauche pour m'assurer qu'il n'y a personne. Une fois certaine, je me glisse rapidement à l'intérieur de la pièce et referme aussitôt la porte. Un frisson me parcourut le dos, le changement de température entre le couloir et cette pièce est flagrante, il fait presque aussi froid que dehors. Mais je m'en fiche. Je prends une grande inspiration, avant de soupirer de soulagement. J'aime tellement cet endroit, son odeur poussiéreuse et de bois humide, les vieux lits en fer rassemblés n'importe comment au fond de la pièce, la grosse armoire en bois, l'ancienne horloge et toutes les piles d'objets en tout genre oubliés ici, me rassure. Je me sens en sécurité, comme si toutes ces choses qu'on avait fini par oublier peuvent me protéger et font une barrière impénétrable contre toutes les horribles sorcières de cet endroit.
Je vais ouvrir un des battants de la fenêtre pour pouvoir apporter un peu d'air pur et laisse entrer le soleil dans cette pièce froide. Un courant d'air s'engouffre dans la pièce faisant voler mes cheveux en arrière, gelant le bout de mon nez et mes oreilles. Je prends une grande inspiration en posant les coudes sur le rebord de la fenêtre. Je soupire de bien-être en laissant retomber ma tête contre la paume de ma main gauche. Doucement, je passe mes doigts sur le bois usé et rongé par l'humidité qui s'effrite sous mon toucher. Cet endroit va finir par s'écrouler...
Hauts dans le ciel, une nuée d'oiseaux virevolte ensemble, semblant danser au milieu des nuages gris. Réunis ainsi, ils semblent ne faire qu'un. Aucun n'est seul et isolé, ils volent ensemble, comme un groupe soudé et unis. Ils ont tellement chance...
À quelques mètres de moi, j'aperçois un petit oiseau. Avec les plumes rouges au niveau de son cou, on ne peut pas le confondre, c'est un magnifique rouge-gorge. Seul, loin des autres, il plane au-dessus de ma tête, avant de se poser sur le rebord extérieur de la fenêtre. Il me regarde droit dans les yeux, comme s'il cherchait à me dire quelque chose.
— Toi aussi tu es tout seul ? demandé-je. Tu vas vite trouver ta place ici alors...
Soudain, l'oiseau se met à voler et rentre dans la pièce.
— Eh ! rigolé-je en le suivant. Tu fais quoi là ? Toi aussi, tu veux être adoptée ?
Il se met alors à chanter et a volé partout dans la pièce.
— Mais tu ne peux pas rester ici, tu sais ? Tu n'aimerais pas être en cage, fais-moi confiance, aller, part maintenant.
Je ris en faisant de grands gestes en le suivant à la trace, essayant tant bien que mal de le faire partir d'ici. Mais en voulant quitter la pièce, il se cogne contre les vitres, les murs et les meubles.
— Mais t'es vraiment bête, soupiré-je, la fenêtre est là ! Pourquoi tu fonçais contre le mur ? Tu vois bien qu'il n'y a pas d'ouverture, quand même ?
Mais ce petit intrus n'est pas décidé à m'écouter, au contraire, il paille plus fort et volant frénétiquement pour trouver une sortie.
Il fait beaucoup trop de bruit ! On va l'entendre !
— Arrête, petit oiseau, supplié-je tout bas en essayant de l'attraper, on va t'entendre ! S'il te plaît, sort, je n'ai pas le droit d'être ici et toi non plus !
Mais le rouge-gorge ne m'écoute pas et continue son boucan.
— Chut, s'il te plaît, plaidé-je paniquer. Je t'en supplie, laisse-moi t'attraper, je vais t'aider.
Pour tenter de le capturer, je monte sur un lit et tends mes bras pour le prendre. Mais soudain, je perds l'équilibre. Essayant de me rattraper, j'agrippe la première chaise d'une grande pile qui tient en équilibre juste à côté de moi. Malheureusement, la tour cède et est entraînée avec moi dans ma chute. Les vieilles chaises en bois retombent sur le sol dans un grand fracas. Je me relève difficilement, en tenant mon bras gauche qui me fait mal. Je n'ai pas le temps de regarder si j'ai quelque chose de cassé, qu'une pensée me foudroie : avec ce bruit, la directrice va sûrement venir d'une minute à l'autre ! Si elle me trouve dans cette pièce interdite, je n'ose imaginer ce qu'elle me ferait. Je jette un coup d'œil à la porte. Est-ce que j'ai le temps de sortir maintenant ? Non, il doit sûrement avoir des enfants derrière qui attendent la directrice pour entrer et voir ce qu'il se passe. Je dois trouver une cachette ici rapidement. Dans l'urgence et sans vraiment réfléchir, je cours à l'autre bout de la pièce et me jette sous un lit. Je profite des quelques secondes qui me restent pour faire tomber un vieil édredon par terre, pour me cacher un peu plus.
Soudain, la porte s'ouvre.
Je retiens ma respiration, mon cœur s'emballe, et mes membres se raidissent. Je ne les lâche pas du regard, priant silencieusement qu'on ne me trouve pas.
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