Chapitre 13

Alors que je suis à deux pas du dortoir, j'entends des pleurs provenant de l'intérieur.

Je m'arrête net, ne sachant pas si je dois quand même y rentrer ou la laisser seule. Je triture ma robe, mal à l'aise, perdue. Et si je la dérange ? Et si elle ne veut pas que je sois là ? Et si elle préfère rester seule ? Et si elle ne veut pas me parler ? Et si elle ne veut pas que je la voie comme ça ? Après tout, c'est la première fois qu'elle est dans cet état, en tout cas devant moi, je ne sais pas quoi dire, ou quoi faire... Et si je ne trouve pas les bons mots ? Et si elle se sent encore plus mal à cause de moi ? Je ne veux pas qu'elle soit triste par ma faute... Je devrais peut-être laisser Louise lui parler, elle saura quoi dire. Sauf que Louise ne risque pas de revenir avant longtemps si elle doit aider Annie avec les bébés...

Mais c'est Denise qui m'avait dit qu'il ne fallait pas laisser les personnes seules avec leurs tristesses, que c'est comme ça que ça empirait. Au contraire, il fallait se soutenir, être là pour les autres.

Timidement, je pousse la porte en bois. Un grincement retentit, faisant sursauter la jeune fille qui se trouve sur un des lits. Elle se tourne vers moi en sursaut, essuyant d'un geste vif l'eau qui coule sur ses joues et remet ses lunettes sur son nez. Quand elle me voit elle ravale un sanglot, avant de se forcer à sourire le plus naturellement possible.

— Élia ? Ça va ? Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?

Je sens bien qu'elle essaye de tout son être de se contrôler et de garder ses larmes au fond d'elle, mais qu'elle y arrive difficilement.

Doucement, je secoue la tête en m'approchant un peu plus d'elle.

— Comment va Gaétan ? me demande-t-elle précipitamment, levant ses sourcils, l'air inquiète.

— Il va bien, ne t'inquiète pas, dis-je alors que j'arrive à sa hauteur. Il l'a mérité de toute façon... Ce qu'il a dit était vraiment méchant.

Denise secoue la tête tristement.

— Non... Non, Élia, par pitié ne croit pas ça... Rien ne peut justifier qu'on frappe quelqu'un, peu importe ce qu'il dit ou fait... Je ne sais pas ce qu'il m'a pris... C'est impardonnable...

Je secoue la tête.

— Non, c'est faux-

— Élia... gémit-elle. Non, ne crois pas ça, il a parlé sans réfléchir, il ne mérite pas d'être frappé pour ça...

Même si je ne suis toujours pas convaincu, j'acquiesce, ça a l'air de lui faire tellement de mal d'avoir eu ce geste, que je ne veux pas empirer son mal-être.

— J-je suis désolée... dit-elle plus pour elle que pour moi, apparemment.

Sa voix se casse sur ce dernier mot, et sans qu'elle puisse se contrôler, des larmes jaillissent de ses yeux, comme un torrent dévalant une montagne. Rapidement, elle enlève ses lunettes pour essuyer ses yeux, détournant la tête pour éviter que je la voie dans cet état. Cela me brise le cœur, c'est la première fois que ça arrive, d'habitude, elle se montre toujours forte, c'est elle qui nous console et nous rassure. Je sens mes yeux me piquer, mais je secoue rapidement la tête pour éviter que ça arrive. Non, je n'ai pas le droit de pleurer, pas maintenant, aujourd'hui, c'est moi qui dois me montrer forte et rassurante pour Denise, elle en a besoin.

— Je suis désolée, Élia... Je ne devrais pas pleurer comme ça devant toi, ce n'est pas bien.

— Non, pourquoi tu dis ça ?

— C'est moi la grande sœur ici, et c'est mon rôle de vous protéger, pas l'inverse.

Une nouvelle fois, elle éclate en sanglot, incontrôlable, de nouvelle larme viennent noyer son visage.

Maladroitement, je décide de m'asseoir à côté d'elle. Je sais qu'il faudrait que je fasse quelque chose d'autre, mais quoi ? D'une main hésitante, je prends la sienne, espérant avec ce geste la calmer un tant soit peu.

Elle lève son regard rougi par les pleurs vers moi et me sourit tristement. J'essaye de lui donner un sourire aussi rassurant que je peux, même si, au fond de moi, je ne sais absolument pas quoi faire ou quoi dire. Je veux juste lui montrer qu'elle peut compter sur moi et qu'elle n'est pas toute seule, mais j'ai peur d'être maladroite et de dire quelque chose qu'il ne faut pas. Comment font-elles, Louise et Denise, pour toujours trouver les mots justes ? À chaque fois, elles arrivent à nous consoler et à nous faire nous sentir mieux, moi, j'ai l'impression que tout ce que je pourrais dire sera mal venu et n'arrangera pas du tout les choses. Je ne veux pas que Denise soit triste, ça me rend malade de ne pas savoir quoi faire pour ça. Pourquoi moi ça ne vient pas naturellement, comme elle ?

Je pose mon regard sur ma main serrant un peu plus la sienne. Je remarque qu'elle tient quelques choses entre ses mains. Je fronce les sourcils, n'arrivant pas à discerner ce que c'est.

— C'est un soldat en bois...

Je relève la tête vers elle, intriguer. C'est la première fois que je la vois avec ce jouet.

Alors qu'elle essuie une larme qui perle au coin de son œil d'une main, de l'autre elle me tend la petite figurine pour que je puisse mieux la regarder.

C'est une petite statuette en bois, à peine plus grande que la paume de ma main. Malgré le fait qu'elle ne soit pas détaillée, avec des formes grossières, elle est très belle et on peut aisément reconnaître qu'elle représente un soldat français avec son haut bleu, son pantalon rouge et son képi sur la tête.

— C'est mon père qui l'a fait, murmure Denise en souriant tristement.

C'est la première fois que je l'entends parler de sa famille, jamais elle n'a abordé ce sujet. Sans que je sache pourquoi, je me sens aussitôt nerveuse. J'essaye de rester impassible, alors qu'elle ajoute, le regard vague :

— C'était pour Fél...

Le mot se bloque dans sa gorge. Elle ravale un sanglot, ferme fortement les yeux comme pour chasser un mauvais souvenir, prends une grande inspiration pour se donner du courage, avant d'expirer, le souffle tremblant.

— Pour Félix, finit-elle par dire.

Félix ? Je fronce légèrement les sourcils, ne sachant pas de qui elle parle. Voyant mon expression, elle me sourit tristement.

— C'était mon petit frère...

Elle avait un petit frère ? Comment cela, ce fait que depuis le temps que je la connais, je ne sache pas ça... Je me sens horriblement coupable, elle connaît tout de notre passé, j'aurais dû savoir aussi pour elle.

— Il avait trois ans de moins que moi, continue Denise d'une voix faible, il était tellement drôle, gentil, doux, toujours le sourire, à rire tout le temps, à courir partout - surtout après les cochons et les poules, rit-elle doucement. Mais il avait aussi un côté très timide et sensible quand il ne connaissait pas les gens...

Elle esquisse un léger sourire, l'air songeur, avant de fondre une nouvelle fois en larmes, serrant le petit soldat en bois de toutes ses forces contre sa poitrine.

Mon cœur se serre, je sens que mes yeux me brûlent, mais j'essaye de ne pas pleurer, il ne faut pas, je dois me montrer forte, pour elle. Doucement, je viens serrer sa main et lui offre un petit sourire pour tenter de la réconforter. Elle me fixe quelques secondes avant de retirer sa main de la mienne et de secouer la tête.

— Ce n'est pas à toi de faire ça, Élia... Tu... Retourne avec les autres, tu n'as pas à t'occuper de moi...

Son regard rouge et rempli d'eau me transperce le cœur, une boule douloureuse se forme dans mon ventre. Qu'est-ce que je dois faire ? Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal ? Je lui ai fait de la peine ? Je ne veux pas lui faire du mal moi... Est-ce que je dois l'écouter ? Je dois m'en aller ? Non, si elle avait été à ma place, elle ne serait pas partie, car on ne doit pas laisser quelqu'un qui va mal, on ne doit pas l'abandonner. Alors, moi non plus je ne la laisserais pas seule, pas dans cet état.

L'air déterminé, je lui reprends la main et la sers un peu plus. D'une voix qui se veut assurer, je lui dis en la regardant droit dans les yeux :

— Pourquoi ? Tu as dit toi-même qu'on devait se soutenir, qu'on ne devait jamais laisser quelqu'un seul quand il est triste, qu'on devait être là pour lui... Et bien, je suis là. Alors pourquoi ça ne s'appliquerait pas pour toi ?

D'abord décontenancée, ne s'entendant pas à ça que je lui désobéisse, elle finit par lâcher un long soupir résigné.

— Parce que... Parce qu'une grande sœur ne doit pas montrer qu'elle a peur ou qu'elle est triste devant les plus petits...

— Et pourquoi ça ? Qui a dit ça ? demandé-je en fronçant les sourcils.

— Ma mère... soupire la grande. Elle me répétait ça tout le temps...

Denise retire ses lunettes pour essuyer une nouvelle fois ses yeux remplis d'eau.

— Pendant la guerre, continue-t-elle rapidement, elle ne voulait pas que je montre que j'ai peur, pour ne pas effrayer Félix... Même si, moi, je l'étais complètement...

Une expression indescriptible traverse son regard emboué de larmes. Petit à petit, sa respiration se calme, ses yeux s'assèchent et son regard part dans le vide. Après un long silence, elle lâche d'une voix monocorde :

— On aurait jamais pu imaginer ça... Ce jour-là, on aurait jamais pu imaginer que nous vivions notre dernier jour paisible...

Mon souffle se coupe. De quoi parle-t-elle ? Je ne comprends pas, mais je n'ose pas poser la moindre question, elle semble être plongée dans ses souvenirs. Alors je ne fais aucun bruit et l'écoute attentivement.

— Avant, continue-t-elle, je vivais dans un petit village dans la Meuse, à Béthincourt. J'habitais une ferme avec mes parents et mon frère. À l'époque, je ne me rendais pas compte de la chance que nous avions de vivre tous les quatre, en paix, dans une ferme, entouré de pleins d'animaux et d'amis toujours là pour nous aider en cas de problème... On était vraiment heureux. Et puis..., sa voix se brise légèrement, il y a eu le 2 août 1914... Je n'avais que six ans, mais je me souviens de tout comme si c'était hier. Ce jour-là, je me rappelle que je jouais avec mon frère, on voulait faire une cabane plus grande pour nos poules. Et soudain on a entendu le son du tocsin retentir du clocher. C'était inhabituel pour un dimanche, alors on y est tous allé et on a découvert un papier accroché à la porte de la mairie : c'était l'ordre de mobilisation générale. Tous les hommes de vingt à quarante-huit ans devaient se mettre en route vers les casernes de Verdun, immédiatement, sous peine d'être punis. Et...

Elle prend une inspiration en serrant fortement le petit soldat en bois, avant d'expirer lentement.

— Mon... Mon père a dû y aller. C'est là qu'il nous a donné ce petit soldat qu'il a fait lui-même, il disait que comme ça, il veillerait sur nous quand lui serait parti. On l'a accompagné jusqu'à la gare et..., elle sourit en riant légèrement, c'est étrange de dire ça, mais l'ambiance était assez joyeuse, personne n'avait peur, personne ne pleurait, au contraire, tous étaient fiers de partir, fier de défendre la France. Bien sûr, certains n'étaient pas contents, mais justes parce que ça tombait pile au moment des récoltes et qu'ils allaient prendre du retard dans leurs travaux.

Denise soupire fortement en secouant la tête, comme si c'était la chose la plus absurde qu'elle avait vue.

— S'ils avaient su ce qui les attendait... Mais en même temps, on était tous persuadés que la guerre ne durerait que quelques semaines, quelques mois tout au plus ! On était persuadé que ce serait bientôt fini et que tout le monde rentrerait tous chez-soi dans pas longtemps... C'est ce que m'avait dit mon père d'ailleurs : "ne t'inquiète pas, Denise, je serais bientôt de retour, la guerre sera courte, tu ne t'apercevras même pas de mon absence !" Mais c'était un mensonge... Si j'avais su que c'était la dernière fois que je le verrais, je l'aurais empêché de partir, j'aurais fait n'importe quoi pourvu qu'il ne monte pas dans ce train...

Mon cœur se serre dans ma poitrine, mais j'essaie de garder une expression neutre, il ne faut pas que je craque. Je dois rester forte, et écouter ce qu'a à dire Denise, comme elle, elle le fait pour nous. Denise, toujours le regard dans le vide, essuie rapidement une larme qui coule sur sa joue, avant de continuer :

— Au moins le quart du village est parti, du coup, c'était aux femmes, aux enfants et aux vieillards de s'occuper des travaux, des soins aux bêtes et des champs. Ma mère me disait que cela se passerait comme en 1870, que ce serait de courte durée, et que tout redeviendrait dans l'ordre. Sauf qu'en réalité ça a été le début de la fin. Un mois après la mobilisation générale, beaucoup de personnes ont commencé à fuir, ils avaient peur des Allemands qui se reprochaient.

» Et puis un jour, ma mère est venue nous chercher avec mon frère, elle avait l'air paniqué et nous a dit que l'ennemi était là : on devait fuir. Partout, on entendait le bruit des armes à feu, des gens crier et pleurer, plusieurs épaisses fumées noires apparaissaient dans le ciel, signe qu'ils brûlaient les maisons sur leur passage, tout le monde courait dans tous les sens, personne ne savait quoi faire.

» Ma mère a réuni dans une valise quelques vêtements, de la nourriture et de l'argent. Je me souviens qu'elle avait supplié nos voisins de partir avec nous, mais rien n'y a fait, ils ne voulaient pas quitter leurs fermes, alors nous sommes partis sans eux.

» Au début on a essayé de prendre un train vers le Midi, apparemment c'était un coing sur, les soldats n'étaient pas encore arrivés jusque-là. Sauf que les trains étaient surchargés, tout le monde voulait fuir et il n'y avait pas assez de place pour tous. Sans compter l'armée qui réquisitionnait les trains pour les soldats, nous les civiles, on n'était pas prioritaire... Au final, après presque deux semaines à attendre sans réussir à prendre un train, ma mère a décidé de retourner dans notre ferme. Apparemment, les Allemands n'avaient pas pris possession du village et les bombardements s'étaient arrêté. Nous étions tous persuadés qu'on y serait le plus en sécurité, qu'ils ne reviendraient pas.

Elle secoue la tête en riant doucement comme si en y repensant, elle trouvait cette décision stupide. Après avoir retrouvé une expression neutre, elle continue son histoire:

— Mais, peu de temps après, il y a eu de nouveaux bombardements. Et un matin, les Allemands sont arrivés, ils ont pris le maire en otage, et ils ont ordonné à tout le monde de sortir de chez eux. On a été rassemblé sur la place du coq. Je ne comprenais rien à ce qu'il se passait, ma mère nous avait collé contre elle avec mon frère, elle essayer de nous rassurer, elle répétait sens cesse que ça allait, que c'était rien, qu'il allait rien nous arriver... Sauf que je voyais bien que personne n'était rassuré.

Denise fait une pause pour essuyer une nouvelle fois son visage et ses yeux des larmes qui s'y accumulent. Je vois bien que c'est dur pour elle de raconter, j'aimerais lui dire quelque chose de rassurant, mais rien ne sort de ma bouche, je suis comme paralysé, je ne sais pas quoi faire. Avant que j'aie le temps d'y réfléchir, Denise reprend d'une voix tremblante :

— Ils nous ont interdit de prendre la moindre affaire, on ne devait rien emporter et si on n'obéissant pas, on serait fusillé. Mais j'ai réussi à cacher le soldat en bois dans ma poche, et je priais silencieusement qu'ils ne le trouvent pas. Une fois réuni sur la place, tremper et geler à cause de la pluie, ils nous on fouillé et pris le moindre objet de valeur. Les malheureux qui ont essayé de leur résister étaient frappés sans ménagement. J'avais peur qu'il trouve le soldat et qu'il me tue pour ça. Et... Et à... À un moment, ils ont attrapé ma mère, ainsi que d'autres femmes pour les sortir du rang. Félix a commencé à pleurer, alors je l'ai attrapé et je l'ai serrée fort contre moi pour le protéger. Ma mère... Elle a essayé de leur échapper et de revenir vers nous, mais ils étaient trop forts. Personne n'osait bouger, de peur de se faire tuer. Je ne comprenais ce qu'ils voulaient, je pensais... Je pensais que c'était pour qu'elle leur fasse à manger, ou quelque chose comme ça... Alors je leur ai crié : « lâchez ma maman, elle ne sait pas faire bien manger de toute façon ! » C'était un mensonge, mais je croyais qu'en leur disant ça, ils la lâcheraient, sauf qu'ils ont juste continué à rire, alors qu'elle se débattait dans leurs bras. Je n'oublierais jamais la terreur que j'ai vue dans les yeux de ma mère à ce moment-là...

Un frisson d'horreur me parcourt. S'ils voulaient des femmes, c'était sûrement pour qu'elles leur fassent la cuisine, le ménage et la lessive, les hommes sont incapable de le faire seul en même temps. Mais ça, ils n'ont pas le droit de forcer des femmes comme ça, ce n'est pas gentil, ils ont qu'à se débrouiller tout seul ! Moi aussi, je résisterais.

— Mais un homme, qui devait être le chef, à dit quelque chose en allemand, malgré leurs airs mécontents et furieux, ils les ont lâchés. Je crois bien ne jamais avoir vu pareil soulagement sur le visage de ma mère. Elle a couru vers nous et a pris mon frère dans ses bras en nous disant que ça allait, que c'était fini maintenant... En fait, je crois qu'elle cherchait plus à se rassurer elle, plutôt que nous.

» Après avoir vérifié qu'on n'avait plus rien sur nous, ils nous ont du village en nous obligeant à aller Verdun. Personne ne savait quoi faire, beaucoup ont suivi les ordres de peur d'avoir des représailles. Mais ma mère disait qu'elle avait un frère en Normandie, elle ne savait pas où exactement, mais elle était persuadée qu'on le retrouverait et qu'il pourrait nous héberger. Alors on est partie en direction de la Normandie, sans un sou en poche. On a marché pendant des semaines, des mois, c'était long et fatigant. Avec ma mère, on devait se relayer pour porter Félix, car il était vite fatigué. Honnêtement, j'aurais bien aimé qu'on me porte moi aussi, j'avais souvent mal partout, mal aux jambes, au dos, au bras et mal au ventre à cause de la faim... Mais je n'avais pas le droit de me plaindre, je ne pouvais pas, pour Félix, je devais me montrer forte, être une bonne grande sœur et le protéger... C'est... C'est ce que ma mère me répétait sans cesse... Et j'ai tenu le coup ! Je l'ai fait pour lui.

» Sur notre chemin, on croisait souvent des camions remplis de soldat qui allait vers l'est. À chaque camion, Félix faisait des grands signes pour saluer les hommes, ils pensaient que notre père était dedans. Au début, ça me faisait rire, mais après ça me rendait juste triste. Ça me rappelait que cela faisait des mois qu'on n'avait pas eu de nouvelle et qu'on ne savait même pas s'il était encore en vie... Mais on n'avait pas le temps de penser à ça, on devait continuer à avancer quoi qu'il arrive. Mais c'était de plus en plus dur, on n'avait pas d'argent, alors on mendiait pour avoir de quoi s'acheter un morceau de pain, et parfois certains habitants nous ouvraient leurs portes pour nous permettre de dormir au chaud et d'avoir un vrai repas. Pour les remercier, Félix leur faisait à chaque fois de petits bouquets de fleurs, ça faisait souvent rire les villageois et lui était tellement heureux de voir les autres avec le sourire.

» Une fois enfin arrivée en Normandie, on est allé de village en village à la recherche de mon oncle, mais sans succès. Il fallait se rendre à l'évidence, il était sûrement parti lui aussi à la guerre et était mort là-bas. Peut-être même qu'il n'a jamais habité ici... Mais ma mère ne voulait pas l'accepter et pendant des semaines, on a arpenté les mairies pour le retrouver son frère. Elle était tellement obnubilée par ça, qu'elle n'a pas vu que Félix était de plus en plus maigre, à bout d'un moment, il n'avait même plus la force de sourire, il ne faisait plus de signe aux camions de soldats, il ne parlait plus... Il... On était obligé de le porter, car il ne tenait presque plus debout tout seul... Et... Et un jour... Il est tombé malade, il n'arrêtait pas de vomir, tout ce qu'il avalait ressortait aussitôt... Un médecin a dit qu'il était atteint de dysenterie et que vue son état... Il... Il...

Denise est incapable de terminer sa phrase, ses épaules sont secoué par des tremblements incontrôlables et serre fortement ses yeux et sa mâchoire comme pour retenir un flot de larmes qui menace de jaillir. Puis, tout d'un coup, elle finit par dire rapidement, comme si c'est elle retenait ça depuis des années et qu'enfin ça sortait :

— Il est mort !

Désormais, elle ne retenait plus ses larmes, elle s'effondre complètement, se recroquevillant sur elle-même, déchirée par une expression douloureuse sur son visage.

Je sens moi aussi l'eau dévaler mes joues. C'est trop dur, ça me fait trop mal. Je ne peux pas imaginer la douleur qu'elle a dû ressentir. Je n'aurais pas dû lui demander de me raconter, à cause moi, elle est encore plus malheureuse qu'avant, à cause de moi, elle s'est remémoré des choses horribles qu'elle aurait sûrement préféré oublier. Mon Dieu, je suis horrible, je n'aurais pas dû lui dire de parler. Elle est là, effondrée devant moi, et c'est de ma faute. Je ne sais pas quoi faire, ni quoi dire... De nouvelles larmes jaillissent de mes yeux, je suis triste pour Denise, pour son frère, pour sa mère et je m'en veux de lui faire ressentir autant de tristesse... Qu'est-ce que je dois faire ?

Denise finit par se relever doucement, les yeux fermer dans une expression douloureuse, elle ravale plusieurs sanglots avant de continuer d'une voix tremblante :

— Ça... Ça a détruit ma mère, je pense qu'elle s'en voulait de ne pas avoir vu avant que son fils n'allait pas bien... Après ça, c'était comme si elle était morte de l'intérieur... Elle ne faisait plus rien, elle ne parlait plus, ne mangeait plus, ne se changeait plus, elle restait juste assise par terre devant l'église. J... J'ai essayé de l'aider. J'ai essayé de lui donner à manger, de la soupe, car elle n'ouvrait pas assez la bouche pour du pain. Je la faisais manger, je la lavais, je lui bossais les cheveux, je lui parlais, je l'encourageais, je la réconfortais... J'ai vraiment essayé de l'aider... Je-je voulais qu'elle aille mieux. Je voulais qu'elle redevienne ma maman... Mais, un jour, on a entendu deux hommes parler d'un régiment qui a été complètement décimé, plus de mille hommes morts en quelques heures, aucun survivant, un vrai carnage... Je ne me rappelle plus le nom du régiment, mais quand elle a entendu de quel régiment ils parlaient, ma mère s'est mise à hurler de douleur en se tenant la poitrine. Au début, j'étais perdue, mais j'ai fini par comprendre que ce régiment décimé était celui de mon père... Maintenant, c'était sûr, mon père était bien mort à la guerre... Il ne rentrera plus jamais à la maison, c'est fini...

Au fur et à mesure de ses paroles, mon cœur se serre, j'essaye de rester calme, de juste l'écouter, comme elle le ferait pour moi, mais c'est dur, et j'ai énormément de mal à ne pas exploser moi aussi en sanglot.

— Je... Je pense, continue Denise d'une voix de plus en plus tremblante, que ça été la goutte de trop pour ma mère. Un matin, lorsque je me suis réveillé, ma mère n'était plus à sa place de d'habitude, j'ai commencé à la chercher dans l'église, mais personne. Je suis allée dehors et j'ai fait le tour et là... son souffle se coupe et sa respiration devient de plus devient plus saccadée. Je l'ai vue, ma mère p... Pen.. Pendu... À un arbre... Elle avait préféré en finir plutôt que de vivre sans son fils et son mari... Sauf... Sauf qu'elle devait oublier qu'il lui restait une fille... Et qu'elle m'a abandonné...

Une nouvelle fois, Denise fond en larmes les mains sur les yeux et la statuette serrée dans l'une d'elles. C'en est trop, il faut que je fasse quelque chose, que je la console, que je la rassure, mais comment faire ? Timidement, je pose ma main sur son épaule. À mon contact, Denise sursaute violemment en se retournant vers moi le souffle court. Une expression d'horreur déforme son visage, avant de prendre sa tête dans ses mains et la secouer.

Je ne m'attendais pas du tout à une telle réaction, je suis complètement perdue. Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal ? Je n'aurais peut-être pas dû faire ça ? Qu'est-ce que je dois faire maintenant ? Je ne voulais pas la rendre mal moi !

— J-je suis désolé, m'excusé-je dans un murmure, je ne vou-

— Non, me coupe Denise en se tournant vers moi, c'est moi qui suis désolé Élia. Je n'aurais jamais dû te dire tout ça, je suis désolée... Je m'en veux de l'être laisser-aller et de t'avoir dit tout ça, ce n'est pas ton rôle de me consoler, tu n'avais pas à entendre tout ça... Je suis tellement, tellement désolé...

— Non. Je suis contente que tu m'aies raconté tout ça, au contraire, affirmé-je même si au fond ce n'était pas tout à fait vrai.

— Mais tu es trop jeune pour écouter ça...

— Tu étais plus jeune que moi quand tu l'as vécu.

— Mais ce n'est pas la même chose !

Elle essuie les larmes qui continuent de dévaler sur ses joues en secouant la tête, comme si elle s'en voulait vraiment de m'avoir raconté tout ça.

— C'est moi qui ai voulu que tu me racontes, tu ne m'as pas forcé à écouter, dis-je pour éviter qu'elle s'en veille.

Mais ça n'a pas l'air de la soulager pour autant. Alors pour lui montrer que je voulais vraiment l'écouter, je décide de moi-même lui poser une question pour continuer la conversation.

— Et c'est comme ça que tu es arrivée ici, pas vrai?

Surprise, elle le dévisage pendant quelques longues secondes, avant de hocher la tête.

— Oui, c'est ça, comme je n'avais pas d'autre famille connue, ils m'ont mis dans l'orphelinat le plus proche, donc celui-ci.

— Et comment... Comment tu as fait pour... Enfin...

Je n'arrive pas à terminer ma question, je veux lui demandé comment elle a fait pour survivre à tout ça, comment elle peut aujourd'hui avoir le sourire alors que ce qu'elle a vécu est horrible, mais j'ai parlé sans réfléchir et je ne suis pas sûre que se soit quelques choses à demander maintenant. Alors, mal à l'aise, je baisse la tête penaude.

— Pour survivre à ça ? rit-elle nerveusement, comme si elle avait lu dans mes pensées.

Je hoche la tête en levant les yeux vers elle, je m'attends à la voir pleurer, mais à la place, elle me sourit gentiment.

— Louise ! finit-elle par dire comme si c'était une évidence.

Son regard dévie vers la fenêtre, l'air songeur, en se remémorant cette partie de sa vie.

— C'est Louise qui m'a sauvé, si elle n'avait pas été là... En fait, lorsque je suis arrivée ici, j'étais au plus mal, c'était comme si j'étais vide à l'intérieur, comme si toute forme de joie et de bonheur m'avait quitté... Je ne dormais plus la nuit à cause de cauchemar et la journée, je restais seule, à guetter le portail de peur de voir débarquer les Allemands et nous mettre dehors, ou pire, nous fusiller ! J'étais devenu tellement maigre, que j'avais du mal à tenir debout... Tout ce que je désirais, c'était de rester seule... Et puis j'ai rencontré Louise, elle m'intriguait beaucoup, je dois dire. Cette fille passait tout son temps à s'occuper des plus petits, à les consoler, les rassurer, leur raconter des histoires... Elle avait le même âge que moi, pourtant, on aurait dit une petite maman... Elle était avec ces enfants comme je l'étais avec mon frère. Et je ne sais pas pourquoi, mais ça m'énervait de la voir agir ainsi. Un jour, elle est venue me voir pour me demander si je voulais venir avec eux, mais je ne lui ai rien répondu, j'ai juste tourné la tête pour lui faire comprendre que je voulais rester seule, mais au lieu de partir comme je m'y attendais, elle s'est contentée de s'asseoir avec moi, sans un mot. C'est étrange, mais le fait qu'elle soit à côté de moi me faisait beaucoup de bien...

» Les jours suivant, on s'asseyait toujours ensemble, sur un banc, l'une à côté de l'autre, sans parler... Je crois qu'elle voulait me laisser le temps d'aller mieux, tout en me montrant qu'elle était là pour moi, que je n'étais pas seule. Et je crois que c'est ça qui m'a aidé... C'est... C'est compliqué à expliquer, même moi, je ne comprends pas, mais... Oui, c'est ce qu'il me fallait, sentir que quelqu'un était là pour moi... Toutes les nuits, elle venait me consoler quand mes cauchemars me hantaient, elle s'allongeait à côté de moi, me serrant fort dans ses bras et jamais elle ne m'a demandé de raconter. Je lui en remercie pour ça.

Après une courte pause ou elle se contente de sourire en regardant par la fenêtre, elle se retourne vers moi et me serre la main en murmurant :

— Mais il y a aune autre chose qui m'a fait tenir et remonter la pente : vous, Élia, les plus petits... Comme je te l'ai dit, Louise s'occupait déjà des plus les jeunes et un matin, elle m'a proposé de venir l'aider à habiller les filles. Je n'étais pas très partante au début, mais finalement, j'ai adoré, vous m'avez fait penser à mon frère et je crois que mon instinct de grande sœur a pris le dessus, m'occuper de vous me réchauffait le cœur, vous m'avez redonné le sourire. Mes cauchemars ont commencé à disparaître et je me suis, forcer a mangé et à aller de l'avant pour vous, car il fallait bien vous protéger, vous étier si petit, le monde était si dur et les adultes si indifférant... Et-

Denise est coupée par le grincement du parquet. Je sursaute violemment, mon sang ne fait qu'un tour, en une fraction de seconde, je me retourne, le visage livide, persuader de découvrir la sorcière sur le pas de la porte.

En voyant que ce n'est que Louise, je reprends une respiration normale et me détends.

— Je ne voulais pas vous faire peur, chuchote cette dernière, visiblement gêner.

— Ce n'est pas grave, réponds-je en secouant la tête.

Louise me sourit, avant de regarder gravement vers Denise. Toutes les deux se fixent les pendants quelques secondes, avant que Denise hoche lentement la tête. Louise semble instantanément soulagée, ses lèvres s'élargissent en un large sourire.

Je reste à les regarder sans dire un mot, ne comprenant pas ce qu'il vient de se passer. On aurait dit qu'elles avaient une conversation sans même dire un mot ? Comment c'est possible, elles arrivent à lire dans les pensées l'une de l'autre ?

Voyant mon regard troublé, Denise se met à rire et à me chuchoter à l'oreille :

— Avec Louise, on se connaît tellement bien, qu'on n'a pas besoin de mots pour se comprendre.

Je souris à mon tour en songeant à Mathilde, c'était pareil, on n'avait pas besoin de se parler pour se comprendre...

— Du coup... commence Louise, me sortant de mes pensées. Je venais vous chercher, tout le monde est à table, on attend plus que vous.

Quoi ? Oh non, pas encore ! Si nous sommes en retard, on va être punies ! Aussitôt, je me lève, imitée par Denise qui fourre en même temps le petit soldat en bois sous son oreiller, avant de rejoindre Louise déjà rendue dans le couloir. Avant de franchir la porte, Denise me rattrape et me chuchote :

— Par contre, Élia, est-ce que...

— Je ne dirais rien, promis.

— Merci, répond-elle reconnaissante.

Nous nous dépêchons de descendre dans la salle à manger pour rejoindre les autres qui sont tous déjà installer, mais heureusement pour nous, la directrice est, pour la première fois, en retard. 

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